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C) « L’avant-garde oubliée du prolétariat »

CHAPITRE 5 : LES GRÈVES DE LA MÉTALLURGIE ET L’AVÈNEMENT DE LA FIGURE DU MÉTALLO

A) Une présence féminine imperceptible ?

La grève de la métallurgie de 1919 est très célèbre. Surtout parisienne, elle entre, pour Gérard Noiriel, dans « l’extraordinaire ébranlement qu’a connu l’Europe » en 19191. Moment de

basculement révolutionnaire, elle a fait craindre à Clemenceau un vrai mouvement révolutionnaire. Jean-Louis Robert explique qu’elle conduit à l’avènement de la figure du métallo comme avant- garde du mouvement social, capable de mobiliser un nombre considérable d’hommes et d’entraîner d’autres travailleurs avec eux. Son bilan est mitigé, n’aboutissant qu’à de maigres avancées sur le plan corporatif, et rien du point de vue politique.

Mais sortie du mouvement parisien, quelle envergue a le mouvement ? Il n’y a que 40 grèves de plus que dans l’Habillement dans toute la France. Elle touche plus de régions :

FIGURE n°12 : Carte de la répartition des grèves de la Métallurgie en 1919.

On décèle la domination du Nord, de la Seine et la Seine-et-Oise (représentée ici par les Yvelines). Mais sur les 377 grèves, on compte 167 transactions, 100 victoires et 111 échecs, soit une proportion bien plus grande d’échecs : environ 30 % d’échecs, et la carte de France des revendications refusées montre que de nombreuses localités n’ont vu aucune victoire leur être accordée (annexe n°26, p.230). Pour ce qui est des autres caractéristiques de la grève, nous ne nous intéresserons qu’à certaines nous paraissant pertinentes pour interroger la présence des femmes dans le mouvement. On pourra retrouver en annexe des informations supplémentaires.

Mais il est encore plus difficile de voir apparaître les femmes de la métallurgie dans notre source principale puisque qu’aucune usine ne compte que des ouvrières. Il n’y a donc pas de ces grèves de femmes qui créent l’évènement, dont la publicité est assurée par l’exceptionnalité. Pourtant, ça avait été le cas en 1917 : les munitionnettes étaient sorties, avec les drapeaux rouges et les chants révolutionnaires, réclamant la fin du conflit et le retour de « leurs poilus »2.

Où sont-elles ? Si on ne peut les voir clairement dans les sources, on sait à l’étude des revendications que leur présence est attestée et considérée dans un grand nombre d’usines : on en compte 56 où la réclamation d’augmentation de salaire distingue une demande pour les hommes et une pour les femmes. On remarque (cf. tableau des professions en annexe n°19, p.224) une répartition très diverse dans les métiers. Les grèves mixtes les plus nombreuses sont dans le domaine des mécaniciens-constructeurs (14 grèves) et dans la fonderie (5) : cela semble logique car ce sont les domaines qui connaissent le plus de grèves au total. Mais leur présence dans la fonderie peut s’avérer inhabituelle, elle tient probablement des nouveaux métiers féminins liés à l’Organisation scientifique du travail mise en place pendant la guerre : peut-être les anciennes munitionnettes sont-elles présentes ici. De plus 3 grèves sur 5 dans la fonderie de cuivre font mention de femmes, ce qui conforte cette idée. Dans l’électro-métallurgie, 3 grèves sur 6 demandent une augmentation pour les femmes. Ce secteur était féminisé, on peut penser notamment à la téléphonie comme l’entreprise Thomson-Houston particulièrement féminisée : leur grève de juin comporte 230 femmes et 70 hommes3. Des résultats sont en revanche plus étonnants, comme

l’absence de mention des femmes dans les 5 grèves d’Arsenaux. 27 professions différentes sont représentées sur 81, les ouvrières sont donc bien présentes dans toutes sortes d’industrie métallurgiques.

2 Évelyne Morin-Rotureau, Combats de femmes, op. cit., p.16.

L’observation des métiers nous donnent 9 occurrences de professions dont la grammaire marque le féminin : ferblantières à Alger, mécaniciennes à Bezons, chaudronnières à Lyon, chaînistes dans une usine de bijouterie à Marseille, raccommodeuses de toile à Gardanne dans les Bouches-du-Rhône, soudeuses à Rouen, polisseuses à Conflandey (Haute-Saône), ouvrières en fabrique de capsules métalliques à Sens, et tailleuses à Béziers. Les deux seules comportant plus de 100 grévistes sont celles des Bouches-du-Rhône (450 grévistes dans la bijouterie marseillaise avec 100 % de participation, 269 à Gardanne, pour 38 % de participation). Elles se déroulent en mai, et seule celle de Marseille obtient une augmentation de salaire et la journée de 8h. A part Gardanne (qui ne demande que la journée de 8 heures), les 8 grèves demandent une augmentation de salaire et l’obtiennent. On le comprend bien, rien de notable dans ces grèves, qui ne font pas partie de l’exceptionnelle poussée de juin.

Il faut donc trouver d’autres types de source. Le ministère du travail regroupe des fiches plus complètes sur des grèves (aux Archives Nationales). Celles-ci contiennent bien plus d’informations, mais, remplies à la main, elles sont souvent lacunaires. De plus leur conservation n’a pas du tout été linéaire. Mais ces informations ponctuelles peuvent donner le nombre d’hommes et de femmes dans une grève : Les métallos de Nice4 ne comportent que des hommes, le formulaire est là bien rempli et

clair. Ajusteurs, tourneurs, forgerons… On a là les métiers typiquement masculins. Une bonne part des « travaux des métaux ordinaires » compte ce genre de métier. A Marseille, on a 300 femmes grévistes pour 12 000 hommes, soit 2,5%5. Dans les Ardennes6, on trouve 500 femmes sur 5475

grévistes, soit 9,1%. A Cherbourg7, 89 femmes pour 930 hommes, soit 9,6% ; à Bordeaux : 1000

femmes sur 10 000 grévistes, 10%. Elles assistent aux réunions : entre 200 et 300 pour 1000 participant.e.s à Bordeaux, montrant leur implication. On retrouve, comme à Paris, la revendication « à travail égal salaire égal »8. A Paris, la police parle de 300 femmes sur les 2700 grévistes de

Panhard-Levassor, soit 11,1 % de femmes9. Nous verrons dans les chapitres suivants l’évolution

d’effectifs de grandes usines métallurgiques comme celle-ci, ayant participé très activement à l’effort de guerre, se rapprochant de l’État pour organiser sa production10. Mais on comprend ici que

les femmes existent dans les grèves, lorsque mention est faite d’elles on les trouve en général autour de 10 % du total des grévistes. Or le recensement de 1921 donne pour l’ensemble de la France 8 %

4 AN F/22 171, formulaire de la grève de la métallurgie de Nice. 5 Ibid, formulaire de la grève de la métallurgie de Marseille.

6 Ibid, formulaire de la grève des usines de Métal des Ardennes.

7 AN F/22 173, Ibid, formulaire de la grève de la métallurgie de Cherbourg. 8 Ibid, formulaire et réunions des grévistes de la métallurgie de Bordeaux.

9 APP BA 1386, rapport quotidien du commissaire divisionnaire de la 9e circonscription de Paris.

de femmes parmi les métallurgistes11. Lorsqu’on s’intéresse à elles, on remarque donc bien qu’elles

sont présentes et participent pleinement aux grèves. Tout le problème est donc là : on ne s’intéresse pas à elles. Si ce n’est une demande de réintégration d’une ouvrière congédiée, l’Office du travail ne rapporte aucune grève évoquant spécifiquement une « ouvrière ». Ce sont donc bien les études monographiques qui nous en apprennent plus. Au Havre par exemple, John Barzman a insisté sur la présence des ouvrières et des associations féminines dans les mouvements sociaux de la fin de 1918, du premier trimestre de 1919 et leur rôle important dans le 1er Mai. Pourtant lors des

mouvements de l’été, elles sont bien moins présentes dans ses sources (notons que Le Havre n’est pas particulièrement actif dans la grève de la métallurgie de juin). Ce que les monographies peuvent apporter, et qui est absolument absent des sources statistiques, c’est la possibilité de la présence d’étrangers ou des travailleurs coloniaux qui sont encore sur le territoire. Nos sources statistiques provenant du ministère, celles syndicales ou même journalistiques, n’en font jamais mention. Quelques rapports policiers peuvent toutefois les évoquer subrepticement. Nous nous y pencherons plus en avant dans le chapitre suivant, mais il faut détourner le regard pour retrouver d’infimes traces de leur présence.

Les femmes étant invisibilisées et les étrangers apparemment même pas concernés, la grève parisienne mythique de Juin 1919 consacre l’avènement de la nouvelle figure-type de l’ouvrier mâle blanc : le métallo. Comment, dans un contexte de croissance mais en même temps de renouvellement de la main-d’œuvre dû au licenciement massif des femmes (cf. chapitre 3 du mémoire), le métallo se construit comme pointe du mouvement social12, et surtout comment les

femmes en sont exclues ? Sont-elles aussi absentes qu’il y paraît ? Excepté la revendication « à travail égal, salaire égal » (demande dès le 7 mai, refusé par les patrons le 4-9 juin, le 21 juin de nouveau)13, répétée dans les revendications du comité de grève, et que nous étudierons dans un

chapitre suivant, Jean-Louis Robert n’a pas rencontré de femmes dans son récit de la grève parisienne de juin, si ce n’est lorsqu’elles sont menacées ou molestées par les grévistes. Cette grève, dans la source de l’Office du travail, est caractérisée comme une grève de « l’automobile », dont la profession représentée est « mécanicien-constructeur ». Elle fait pourtant partie des grèves où mention est faite d’un salaire pour les femmes : celles-ci obtiennent 23 % d’augmentation en moyenne quand les hommes en obtiennent 30,4 %. On rencontre dans les sources du ministère du

11 Laura Lee Downs, L’inégalité à la chaîne… op.cit., p.332.

12 Jean-Louis Robert, « La construction d’une avant-garde : le métallo parisien », in Jean-Louis Robert, Le

syndicalisme à l’épreuve… op. cit., p.197.

Travail une allusion à un cahier de revendications dédiés aux ouvrières parisiennes14 .

Malheureusement, nous n’avons retrouvé ce cahier dans aucun fond d’archive. Il nous aurait éclairé sur le statut des revendications proprement féminines. Mais nous pouvons chercher d’autres explications quant à leur absence apparente de cette grève mythique.