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C) « L’avant-garde oubliée du prolétariat »

CHAPITRE 5 : LES GRÈVES DE LA MÉTALLURGIE ET L’AVÈNEMENT DE LA FIGURE DU MÉTALLO

C) Le métallo et les autres

Léon Jouhaux énonce dans La Bataille le 5 juin que « le mouvement a gagné d’autres corporations que celle des métaux, parce que la revendication qui fait agir les métallurgistes est celle de tous ; parce que la situation d’incertitude et de difficulté de vivre pèse sur l’ensemble du monde ouvrier »30. Il semble oublier les pareilles revendications de l’habillement dont la grève,

commencée plus d’un mois plus tôt est sur le point de s’arrêter. Mais il est vrai que les métallos font une action vers les autres secteurs, dépassent leur corporation. C’est pourquoi nous reprenons le titre de Jean-Louis Robert du « métallo et les autres » : toutes les grèves de 1919 sont toujours regardées depuis le point de vue de la grève du métal. C’est pourquoi, dans la partie précédente, ce sont les grèves du métal que l’on a interrogé par rapport à celles de l’Habillement. Une des caractéristiques de ces grèves est leur hostilité envers les « fonctionnaires syndicaux », en premier lieu Jouhaux. Or celui-ci a été fortement hué lors d’un meeting du Vêtement à Paris en décembre 1918, et forcé d’évacuer la salle31. A nouveau des similitudes apparaissent entre deux secteurs dont

l’intensité militante est comparable.

Plusieurs types de relations du métal avec les autres secteurs sont décrites par Jean-Louis Robert. D’abord, la totale opposition avec le mouvement des métallos (Bâtiment, Cheminots), dans des secteurs plutôt masculins. Nous ne les avons pas étudié en détail cette année. Deuxièmement, les grévistes « sous influence », en particulier dans le secteur élargi de la chimie, où les métallos font des opérations de débauchage, interviennent dans les réunions, dictent le mode d’action et les ordres du jour. On trouve aussi ce phénomène dans des secteurs particulièrement féminins, comme

27 APP BA 1407, rapport du commissaire spécial au préfet de police de Paris, 13 juin 1919. 28 Ibid, rapport quotidien sur l’état d’esprit parisien, 11/06/1919.

29 APP BA 1386 : réunion des grévistes des établissements Citroën, 06/06/1919. 30 La Bataille, 05/06/1919.

la blanchisserie (18 000 grévistes en 1919 d’après Jean-Louis Robert) : les employées sont débauchées à Boulogne le 4 juin par des groupes de grévistes venant surtout des usines de métaux32,

idem à Puteaux le 18 juin33. On peut observer ce phénomène dans un autre secteur féminin, la

parfumerie : le 5 juin, le Petit Parisien rapporte : « dans l’après-midi, une nouvelle industrie, la parfumerie, qui dans la banlieue Ouest occupe des milliers d’ouvrières, a été touchée par le mouvement. Plusieurs maisons de Bécon-les-Bruyères, Colombes etc., ont vu leur personnel débauché par des grévistes des autres corporations. N’osant résister, un certain nombre d’ouvrières ont déjà abandonné le travail, mais elles déclarent qu’elles ne savent pas pourquoi... »34. La

parfumerie entre dans la catégorie des secteurs avec une tradition syndicale peu développée, les revendications restent donc strictement corporatives35.

On comprend bien que les métallos cherchent à exercer une réelle influence sur le mouvement social, et même plus : ils veulent en dicter le tempo, y compris avec les femmes dont on estime qu’elles ne sont naturellement pas enclines à se mobiliser. C’est pourquoi le débauchage d’usines féminines semble aussi fréquent. Comme dans la parfumerie ou l’incompréhension règne, cela peut faire régner une atmosphère hostile pour les ouvrières. Ainsi Montagne, le leader syndical métallo de Levallois dont on a déjà entendu les discours très violents, déclare à des ouvrières de la cartonnerie débauchées par le syndicat : « Au cas où vous reprendriez le travail malgré l’ordre donné par le syndicat, nous vous débaucherions à nouveau, mais peut-être moins pacifiquement que cette fois »36. Une pression importante est exercée sur les femmes : ce discours permet de

comprendre que celles-ci n’ont pas vraiment d’autre choix que de suivre les directives syndicales, et que leur degré de consentement n’est pas mesurable qu’à leur participation chiffrée. Cela ne se produit pas dans l’Habillement car à Paris la grève du vêtement précède celle du métal. Toutefois, ce sont les métallos qui apportent la tonalité politique, révolutionnaire : le 5 mai, lors d’une grande réunion des grévistes de l’Habillement avec de nombreux orateurs, c’est la prise de parole d’un métallo qui, seule, évoque le grand soir à venir : « Pécher, du syndicat de la Voiture-Aviation, vient et dit « J’espère que le Gouvernement actuel s’écroulera lorsqu’il apprendra que nous sommes décidés à agir contre sa politique anti-prolétarienne et à protester contre l’attentat infâme du 1er Mai. En terminant, il déclare que l’heure est venue de remplacer le Gouvernement actuel par un

32 APP BA 1386, rapport quotidien du commissaire au préfet, 5 juin 1919, cité par Jean-Louis Robert, Les

Ouvriers… op cit., p.390.

33 APP BA 1407, rapport sur les grèves du 17e arrondissement, 18 juin 1919. 34 Le Petit Parisien, 5 juin 1919.

35 Jean-Louis Robert, Les Ouvriers, la Patrie… op. cit., p.393.

36 AN F7 13632, réunion des corporations en grève à Levallois-Perret, 5 juin 1919. Cité par Jean-Louis Robert, Les

régime communiste »37. La figure du métallo semble bel et bien être le modèle du gréviste

révolutionnaire. Cet « avènement de la figure du métallo » ne signifie bien sûr pas qu’il n’y a pas d’exceptions, et que les femmes sont bâillonnées : là encore dans le détail des évènements, rien ne se passe comme dans les discours. Le 13 juin, dans la grève de la grande maison de produits chimiques Pathé, une femme est arrêtée pour avoir dit aux ouvriers restés à leur poste que « s’ils continuaient à travailler, on leur lancerait des grenades »38.

Mais il existe des secteurs où l’influence ne se fait pas du tout ressentir. Le dernier type relevé par Jean-Louis Robert est celui des grèves intenses en mai-juin mais assez hermétiques à l’influence des métallos. C’est le cas en particulier des transports, mais également des raffineries de sucre, « massivement féminines »39. Ce secteur est proche de la CGT, qui organise des discussions

avec Clemenceau, qui reste l’homme fort pour eux et elles. Les grévistes des trois raffineries Say, Lebaudy et Sommier ont droit à un édito en ouverture de la Bataille le 26 mai : « Quelle force a fait naître chez toutes ces malheureuses femmes gagnant des salaires de famine le courage de se révolter ? Le besoin! »40. On retrouve l’idée de grèves de misères dans les secteurs féminins. Face à

la détermination patronale (qui emploie des jaunes et menace de licenciement les grévistes), la maison Sommier voit ses ouvrières reprendre le 3 juin. Le personnel fait appel à Pierre Laval le 4 juin pour interpeller le ministre du ravitaillement41. Les maisons Lebaudy et Say tiennent bon. La

grève dure au total 45 jours ! Du 9 mai au 23 juin, le comité de grève multiplie les appels au gouvernement, les entrevues avec patrons et ministres… Avec le soutien du syndicat, et même celui de la fédération de l’Habillement qui aide à alimenter la caisse de grève42. On ne retrouve pas

beaucoup de trace, ni dans la presse ni dans les archives policières, des réunions quotidiennes de la corporation en grève. La reprise se fait avec des avancées : journée de 8 heures, incorporation de l’indemnité de vie chère, augmentation de 0,75fs par jour pour ouvrier et ouvrières. Mais les grévistes « maintiennent leurs revendications dans leur intégralité »43. Ce qui marque avec la grève

des raffineries de sucre est qu’elle n’a pas du tout les caractéristiques d’une grève féminine : longue, organisée par le syndicat, pas festive, strictement corporative. A vrai dire, si ce n’est la mention que Jean-Louis Robert en fait en parlant d’un secteur « massivement féminin », rien ne permet de dire, dans les sources, que c’est le cas. Alors que pour la parfumerie, encore moins médiatisée, on insiste

37 F22 174, réunion des grévistes de l’Habillement, 05/05/1919.

38 APP BA 1407, rapport du commissaire spécial au préfet de police de Paris, 13 juin 1919. 39 Ibid, p.388.

40 La Bataille, 26/05/1919. 41 Ibid, 04/06/1919. 42 La Bataille, 27/05/1919. 43 Ibid, 22/06/1919.

sur la féminité et la fragilité des ouvrières, sur leur subordination aux métallos… Si une grève est présentée comme féminine, cela passe par le prisme des préjugés féminins et leur dépendance aux hommes pour leur organisation, tandis que l’un des seuls secteurs très féminisé où la syndicalisation des femmes est forte, constante et indépendante n’est jamais mis en avant, et la présence des femmes pas relevée. On retrouve le même mécanisme dans les secteurs de l’Habillement ne concernant pas la couture et l’image romantisée qui est faite des midinettes : le tissage, la filature, où les femmes sont plus nombreuses qu’avant la guerre et souvent en majorité, ne sont pas vus comme tels : traditionnellement masculins, leur syndicat va de pair ; travail d’usine physique, il ne correspond pas aux critères « naturels » du travail féminin.

Pour conclure, de ces observations apparaît une absence : contrairement aux grévistes de l’Habillement qui invoque à plusieurs reprises les grèves des midinettes de mai-juin 1917, aucune référence n’est faite à la grève des munitionnettes de cette période, pourtant la dernière grève retentissante de la métallurgie, très politique qui plus est. Le problème est bel et bien que c’était une grève des munitionnettes et pas des métallos. Cela montre bien que la domination de ce modèle masculin compte s’affranchir de la mémoire de cet évènement, repris par les féministes (notamment dans la « tribune féministe » de L’Humanité à plusieurs reprises), mais pas par les militants métallurgistes. En 1917, la grève des midinettes avait créé un « moment favorable », (selon les dires de plusieurs dirigeants du syndicat du Bâtiment), pour que les Métaux s’y engouffrent44. Bien sûr,

l’écho très fort de la grève du métal de 1919 tient à son caractère massif et révolutionnaire. Mais il convient de se demander pourquoi il n’est même pas envisagé pour l’Habillement une telle grève politique : les assignations de genre fonctionnent ici à plein, et il n’est pas envisageable que ces grèves féminines soient révolutionnaires, de même qu’une grève révolutionnaire, politique, ne peut pas être composée de femmes, d’où l’absence des munitionnettes. Nous pensons qu’il y a bien là une volonté de supplanter la mémoire des grèves de 1917 et de modifier l’idée qu’on s’est faite pendant la guerre des grévistes.

A l’étude de la chronologie et des intensités respectives des grèves du vêtement et du métal, on aurait pu penser que le scénario de 1917 se perpétue, les midinettes déclenchant leur mouvement important avant la métallurgie, et brisant le relatif calme dans les grèves qui régnait depuis l’armistice. Mais cette hypothèse ne se vérifie pas : le métallo veut se positionner à l’avant-garde, créer son propre moment et en être maître. Mais en 1917 cette « structure d’opportunité politique »

s’était créée spontanément45. En 1919, cette volonté de tout maîtriser et le manque de vraie entente

entre les secteurs et prévoir peut expliquer l’échec de la grève révolutionnaire du métal. Dans cette organisation inorganique de la grève, les femmes ne sont pas exclues, mais mises de côté avec la volonté de contrôler leur action.

45 Charles Tilly, Sidney Tarrow, Politique(s) du conflit. De la grève à la révolution, Presses de Sciences Po, Paris, 2015, p.341.

CHAPITRE 6 : LE « REFUS DE L’AUTONOMISATION » : LE

CONTRÔLE SYNDICAL DES CATÉGORIES SPÉCIFIQUES

DE MAIN-D'ŒUVRE

A) Tenir les minorités à distance dans la construction de la classe