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Lorsque Michelle Perrot explique la raison pour laquelle elle choisit, dans les années 1960, d’écrire une thèse sur les grèves en France, c’est parce qu’elle est intéressée par « sa double fonction de moyen de pression (globalement efficace) et de mode d’expression, briseur de silences, libérateur de gestes ; la dimension conflictuelle qui montrait les travailleurs aux prises avec leurs patrons, l’État, l’opinion, eux-mêmes, tant l’unité d’un groupe est difficile à réaliser et à préserver »1. C’est exactement ce que nous interrogerons : les liens entre les acteurs et les actrices

des grèves, en tant que groupes sociaux distincts, particulièrement les catégories spécifiques par rapport au modèle « normal » de l’ouvrier blanc. Mais la première raison évoquée par Michelle Perrot lui ayant fait « élire cet objet » sont les « aspects quantitatifs et sériels d’un fait qui se reproduit et dont tous les critères se laissent mesurer »2. Si nous ne partageons pas ce goût naturel

pour les statistiques, il est bel et bien incontournable pour les historien.ne.s de la grève et des mouvements sociaux d’utiliser des méthodes quantitatives. Dans sa thèse sur les grèves de 1871 à 1890, elle consacre un chapitre aux difficultés à mesurer les grèves3. Elle étudie le temps de la

« jeunesse de la grève », qui consiste en la diffusion et l’institutionnalisation de cette pratique. Ce temps précède la reconnaissance de ce phénomène par les pouvoirs publics, avec la création en 1891 de l’Office du travail, qui met en place dès 1893 des statistiques annuelles des grèves. Isabelle Lespinet-Moret, a étudié l’Office dans sa thèse et évoque ces statistiques, qui s’étoffent au fil des ans pour contenir plus d’une trentaine de catégories d’informations dans les années 1900. Cet outil statistique a donc été beaucoup utilisé par les historien.ne.s car fourmillant d’informations. Michelle Perrot a ainsi pu compter les hommes et les femmes dans les grèves, les deux catégories étant distinctes. Malheureusement, la dernière version de ce document sous cette forme date de 1913. L’éclatement de la Grande Guerre provoque une réorganisation et un appauvrissement des ressources de l’Office du travail, dont certaines prérogatives sont transmises à d’autres institutions, notamment le Ministère de l’Armement du socialiste Albert Thomas qui gère une grande partie de la main-d’œuvre, générant une perte importante de données fournies. Ainsi, d’après nos recherches, cette statistique ne reparaît qu’après l’armistice en 1918, avec une étude rétrospective pour toute la durée de la guerre : les années 1914, 1915, 1916, 1917 et 1918 sont ainsi contenues dans un livre. En 1920 est publiée la statistique pour l’année 1919, qui nous intéresse ici. Elle est reproduite en annexe (annexe n°1, p.210). L’annexe n°2 (p.211) est le formulaire que nous avons créé pour récupérer le maximum d’informations et construire une base de données que l’on a interrogé sous de multiples formes. Des informations sur l’effectif des grèves, les métiers concernés, les localités et les temporalités, les revendications, les issues et les modes de résolution des conflits ont pu être

1 Michelle Perrot, Le Chemin des femmes… op. cit., p.27. 2 Ibidem.

glanées et comparées, croisées, afin de tenter de tirer des renseignements utiles quant à leur déroulement dans les problématiques qui nous intéressent.

L’interruption de la guerre a entraîné un vrai appauvrissement de la statistique : une grève occupe désormais une ligne sur une seule page au lieu de deux pages précédemment, et on ne compte plus que 12 catégories d’informations : professions des grévistes, localité et département de la grève, dates de début et de fin, nombre : d’établissements atteints, d’ouvriers occupés dans les établissements atteints, maximum des grévistes, de jours de chômage des grévistes ; causes principales des grèves ou réclamations, résultat (échec, transaction, réussite), mode de résolution du conflit. Une information manque donc : la composition des grèves par catégories, et donc par sexe. Mais cette source présente d’autres limites, dans sa construction même. En suivant Alain Desrosières, il faut commencer par se poser la question de la « ‘fiabilité’ des opérations statistiques par rapport au réel » : cherchent-elles à asseoir la réalité du paysage décrit, ou bien faut-il les prendre comme une convention, dont les usages sont inscrits dans l’histoire des sciences humaines4 ? Dans les deux cas la critique de la source est indispensable, mais on se demande alors

si le statisticien agit sur le réel ou non, si c’est lui qui construit des catégories et des faits sociaux ou non. Car si l’État se met en tête de mesurer les grèves, c’est qu’il craint leur débordement5.

L’enquêteur, qui n’est pas sur place, est extérieur à cette grève : il y a une part d’incompréhension de sa part et de celle de l’État, et le fait de la décrire par une enquête-type ne lui permet pas d’en percevoir tous les aspects. L’enquêteur aboutit ainsi à une mise en récit, et donc à une interprétation de cette grève6. Concrètement, certaines grèves peuvent être sur ou sous-évaluées selon

l’implication de l’enquêteur et la résonance de la grève, il peut avoir mal compris les revendications précises des ouvrier.ère.s, ne pas s’être assez renseigné sur la composition des grévistes… Il faut donc s’interroger comme le préconise Desrosières sur la construction de cette source à la fois du point de vue technique et de celui des institutions, le début du 20e siècle atteignant une forme de

maturité vis-à-vis des statistiques, méthode dont l’utilisation institutionnelle et performative se met en place au milieu du XXe siècle7. Il ne faut donc pas perdre de vue qu’à travers l’utilisation de cette

source, ce ne sont pas les grévistes, les ouvrières, leurs revendications et leur vision du mouvement social que nous y décelons, mais bien la vision qu’à l’État et ses observateurs sur ces grèves et ces grévistes.

4 Alain Desrosières, La politique des grands nombres, Histoire de la raison statistique, La Découverte, Paris, 2010, p.80.

5 Xavier Vigna, « 11. Les enquêtes de grèves », in Éric Geerkens, Isabelle Lespinet-Moret, Nicolas Hatzfeld, Xavier Vigna, Les enquêtes ouvrières dans l'Europe contemporaine, La Découverte, Paris, 2019, pp. 177-189.

6 Ibidem.

Ces précautions à prendre peuvent être une force : ma recherche ne s’intéresse pas seulement au comptage des femmes et à leur présence numérique ou non, mais aussi aux mécanismes de domination qu’elles subissent, mais également à leurs résistances, à leurs victoires, à leur agency. Si la source ne permet pas de compter précisément la présence féminine, nous pouvons déceler où elle se fait ressentir, où leur présence est attendue, observée avec plus d’intérêt. Le fait de parler « d’ouvrières » plus facilement pour certaines catégories de professions, ou de marquer en écriture inclusive « ouvriers et ouvrières » montre une présence des femmes tangible. L’attention à préciser les différences de revendications (notamment salariales) entre hommes et femmes est significative. Si les chiffres du nombre de grévistes peuvent parfois paraître trop ronds, et ne respectant pas forcément les évolutions des personnels en grève, ils donnent à voir quels événements les enquêteurs et l’État ont craint, selon la localité, la date, l’industrie… Ces éléments ne contredisent pas l’intérêt d’exploiter ces statistiques, ni le fait que les résultats quantitatifs obtenus seront extrêmement intéressants : il faut seulement garder en tête qu’ils s’inscrivent dans une dynamique institutionnelle particulière. C’est une forme de discours institutionnel et politique qu’il faudra comparer aux autres formes de discours étatiques (en particuliers policiers), et aux autres discours : syndicaux, ouvriers, patronaux, et évidemment aux (rares) discours des acteurs et des actrices directement concerné.e.s : les femmes et les coloniaux.

Il a fallu échantillonner les 2026 grèves ayant eu lieu en 1919. Nous ne pouvions pas faire un échantillonnage au hasard, car l’objectif était de comprendre la dynamique gréviste tout au long de l’année. Deux secteurs ont été choisis, par leur aspect significatif pour notre étude. Nous l’avons vu dans la partie précédente, les femmes sont rentrées dans la métallurgie pendant la guerre puis y ont été mises de côté, à la fois par le patronat qui en a fait une main-d'œuvre spécifique peu qualifiée, et ont été traitées de manière spécifique par le syndicat. Nous nous intéressons donc au rôle que les ouvrières peuvent avoir dans des grèves davantage quotidiennes, non liées à leur propre situation. Le secteur de l’Habillement est traditionnellement féminin, et beaucoup de femmes sortant des usines y sont renvoyées. Laure Machu explique que ces deux secteurs sont concernés par un mode de résolution de conflit commun, utilisé de manière différente mais comparable : la convention collective8. De surcroît, ces deux secteurs sont ceux des femmes ayant produit des

mouvements sociaux majeurs pendant le conflit : à Paris avec les couturières en mai 1917 puis septembre 1918, les munitionnettes en juin 1917 et au printemps 19189. La métallurgie est le théâtre

d’une grève mythique en 1919. Le monde du vêtement, lui aussi, même si cela est bien moins

8 Laure Machu, « Genre, conventions collectives et qualifications dans l’industrie française du premier XXe siècle », in Clio. Femmes, Genre, Histoire, n°38, 2013, p.42.

connu, se mobilise fortement cette année-là. Ce choix correspond donc aussi à une abondance des sources journalistiques, policières, syndicales, sur ces grèves-là. Mouvements uniquement féminins, place des femmes dans les grèves mixtes, absence ou invisibilisation des femmes : d’innombrables questions se posent. Confronter les discours syndicaux et politiques aux chiffres que l’on a pu glaner dans les compte-rendus de l’Office du travail pourrait nous permettre d’accéder à l’agency déployée par les ouvrières en 1919, dans un contexte de bouleversements et de volonté de retour à l’ordre ancien, de crise de misère et d’espoir de révolution, de victoires certaines pour la classe ouvrière mais aussi d’échec dans la création d’un mouvement uni et solidaire.

Notre analyse des grèves en tant que lieu d’expression ou non pour les femmes s’appuiera sur une analyse chiffrée et statistique de ces grèves, en tentant de voir au-delà de l’invisibilité apparente de ces femmes. Des dynamiques genrées très anciennes au sein du syndicat et des mobilisations dans la sphère publique interviennent, ces dynamiques étant modifié par l’expérience de la guerre et le contexte de la fin du conflit marquée très fortement par une volonté de retour à l’ordre ancien étendue à l’ensemble de la société10. C’est l’application de cette volonté dans le mouvement social

que nous tentons d’interroger.

CHAPITRE 4 : LES GRÈVES DE L’HABILLEMENT :

« L’AVANT-GARDE OUBLIÉE DU PROLÉTARIAT » ?

Notre choix d’analyser en profondeur les grèves de l’Habillement en 1919 s’explique avant tout par la présence massive de femmes dans ce secteur, numériquement mais aussi dans les représentations (ce qui n’est pas le cas d’autres secteurs comme l’Alimentation ou le Tabac, dont on n’imagine pas une « ouvrière-type » contrairement à de nombreux métiers du vêtement). Mais une observation a poussé ce choix : l’analyse diachronique des grèves à partir du 11 novembre 1918 indique qu’avant l’explosion de juin, la courbe de la croissance du mouvement gréviste infléchit fin avril, c’est-à-dire au moment du déclenchement de la grève générale parisienne du Vêtement. A l’observation du graphique des grèves parisiennes de 1914 à 1919 de Jean-Louis Robert, on observe une véritable trêve à partir de l’armistice, avec « cinq mois de calme quelque peu inattendu qui précèdent, à compter de la mi-avril 1919, une explosion sociale massive »1. La période entre l’arrêt

du conflit et le printemps 1919 n’est pas analysée en longueur dans la version publiée de la thèse de Jean-Louis Robert. Mais il explique qu’on ne peut dresser de cette période sans grève qu’un tableau flou, un moment de latence, avec la décomposition de la main-d'œuvre et des oppositions brutales entre tendances2. Un moment où les manifestations remplacent la grève (celles des licenciées en

partie, pensons-nous), dessinant les contours du mouvement social prêt à éclater. L’analyse des grèves de l’Habillement à partir de janvier 1919 pourra nous aider à comprendre si les mouvements sociaux de ce secteur sont décalés ou bien suivent l’élan parisien. On tentera de se décentrer des évènements de la capitale, qui captent si fortement l’attention (tout comme en 1917) et nous interrogerons sur les conflits à l’échelle de la métropole, pour savoir si une dynamique territoriale se dégage. Si ces grèves ne semblent pas porter le même imaginaire et la même « idéologie »3 que la

grève de la métallurgie de juin, avec des revendications plus strictement corporatives, nous tenterons d’en voir les traits saillants, ainsi que leur place dans l’ensemble du mouvement social de 1919. Bien sûr l’interrogation centrale est celle du rôle des femmes et de leur agency au sein de ces grèves.

1 Jean-Louis Robert, Les Ouvriers, la Patrie, la Révolution… op. cit., p.13. 2 Ibid., p.292.

A) « Le retour des grèves quotidiennes » : des caractéristiques