• Aucun résultat trouvé

A) « Il nous faut chercher activement les moyens de notre triomphe » : s’organiser en non-mixité, avec ou sans le syndicat

C) L’émancipation et la classe ouvrière

« La guerre a-t-elle émancipé les femmes ? » est une question qui se pose dès le lendemain de l’armistice, où les images de garçonne, de jeunes filles sans mari prenant les rues, qui ont brouillé les représentations de genre pendant le conflit, sont critiquées57. Ce mémoire a montré

l’ampleur de la réaction face à ces changements, reflétant, en d’autres termes, la peur d’une émancipation des femmes. Comment définir cette émancipation ? Pour les hommes de 1918, c’est une prise de liberté, une indépendance, un éloignement de la cellule familiale. Les romans, les discours politiques et médiatiques, les discussions tournent autour de ce qui est vu comme une subversion de l’ordre moral, une décadence58. En fait, cette « nouvelle appréhension des femmes »

correspond à « la nouvelle image dévirilisée et dévalorisée que le poilu a de lui-même, déconstruction de celle du héros »59. Les femmes, ainsi, « seraient devenues plus libres avec la

guerre, elles auraient été émancipées de la tutelle masculine et se seraient grisées d'indépendance, et en particulier de l'indépendance financière conquise par la perception de l'allocation de mobilisation et par le remplacement des hommes dans le monde du travail. Cette mutation du genre féminin est sans doute bien erronée, elle n'est d'ailleurs pas fabriquée par les femmes elles-mêmes mais prospère sur les fantasmes des hommes en souffrance »60. Cela explique la lutte contre

l’indépendance des femmes au sein du mouvement social. Pourtant la CGT ne veut pas voir cela : à son congrès de 1918, la confédération rappelle que « fidèle à sa conception de l’émancipation, elle considère que la place de la femme est au foyer ». Cela dit tout du l’aveuglement volontaire du syndicat, de son refus de voir les droits et les pouvoirs que réclament les femmes. Celles-ci savent déjà que d’émancipation, terme révolutionnaire fréquemment utilisé dans les meetings ouvriers espérant le grand soir et la libération de ses chaînes du prolétariat, elles n’obtiendront que ce que les hommes veulent leur accorder. Et au lieu d’émancipation elles voient venir l’exclusion. Hélène Brion semble pessimiste lorsqu’elle qualifie « d’indésirables » ses paires dans un article de L’Action

féministe :

« INDÉSIRABLE : C’est fini ! Ils ne se battent plus ! Ils vont revenir. Ils vont se trouver, au retour, en face d’une besogne formidable. L’existence qu’ils ont mené pendant 4 ans a fait d’eux des hommes nouveaux qui s’accommoderont mal, ou plutôt ne s’accorderont pas du tout des conditions d’avant-guerre. A quelles difficultés vont-ils se heurter ? Quelle méthode de travail adopteront-ils ? Au fait… Ils… n’allez pas me faire l’injure de croire que c’est d’eux que je parle dans le titre de cet article… les

57 Françoise Thébaud, Les femmes au temps de la guerre de 14… op. cit., p.419.

58 Françoise Thébaud, « Penser les guerres du XXe siècle à partir des femmes et du genre... », op. cit.

59 Jean-Yves Le Naour, « Le héros, la femme honnête et la putain : la Première Guerre mondiale et les mutations du genre », in Luc Capdevila, Sophie Cassagnes, Le genre face aux mutations, PUR, Rennes, 2003, p.317.

« Indésirables »… c’est nous. Nous, les femmes, ouvrières des usines de guerre, nous, les veuves de ceux qui tombèrent là-bas ; nous, les féministes, qui réclamons le bulletin de vote pour défendre toutes celles et tous ceux que le monstrueux égoïsme humain tente de spolier quand sonne l’heure des justes réparations, des équitables compensations.

Les femmes connaissent leur position sur le marché du travail, du mariage, dans le champ politique. Il est donc faux de dire qu’elles ont l’espoir que la guerre va les émanciper : elles sont conscientes qu’elles n’ont pas choisi leurs nouvelles prérogatives de la guerre, qui ne leur ont pas été accordées pour leur donner du pouvoir, bien au contraire. Séverine semble partager un semblable pessimisme :

« Elles s’abusent, celles qui prennent les mots pour des réalités, des promesses pour des actes. On les berne. Elles ont servi, pendant la guerre, à de toutes autres fins que le féminisme. Celui-ci n’a presque plus existé qu’à titre accessoire, raison sociale, tradition. Je n’aurai pas l’injustice d’alléguer qu’on n’a rien fait pour son service. Mais je persiste à croire, et à dire, qu’il n’existe plus qu’à l’état secondaire dans les préoccupations et les sollicitudes »61.

La guerre n’a donc en rien permis l’émancipation des femmes, bien au contraire. D’ailleurs, ce n’est pas à la lumière de leur engagement pour la patrie que les féministes demandent l’égalité et la liberté : elles refusent d’être considérées comme des héroïnes, elles ne sont pas battues pour cela. Marcelle Capy dénonçait cette hypocrisie en 1916 :

« Aujourd’hui, c’est la guerre. Les pitres de la littérature découvrent soudain la classe laborieuse féminine. Et les voilà qui ne tarissent plus sur l’héroïsme de la Française, son stoïcisme, son abnégation, sa grandeur d’âme. Les hommes sont partis en masse et cependant les récoltes ont été ramassées, les terres labourées, les administrations fonctionnent, les tramways marchent, le métro n’est pas interrompu. Tout va. C’est un « miracle » et c’est à la femme française qu’on le doit. Vivent les Françaises ! Leurs maris sont au front, elles veulent toutes travailler et elles sont tellement héroïques qu’elles donnent leur sueur au plus vil prix. Là est le sublime…

Que de misère il couvre ce beau mot d’héroïsme, et que sont méprisables ceux qui viennent souffleter les femmes avec des lambeaux d’apparats cornéliens ! Si, essuyant leurs larmes, elles sont allées prendre les places vidées par la mobilisation, c’est aussi parce qu’il leur fallait manger. Comment a été accueilli cet élan d’héroïsme, [ comme ils

disent ; cette poussée de famine, dirions-nous ? ] Par l’exploitation la plus grande, le

marchandage le plus éhonté que l’on ait jamais vu. [ En ce moment, on spécule sans

vergogne sur la faim de la Française ]. […]

[ La grandeur, la noblesse, le stoïcisme, l’âme cornélienne de la Française… tralala !

… ces imbécilités grandiloquentes ne dérobent pas la vérité. La foule des femmes de France est la proie de la plus vaste des exploitations et de la plus saignante des douleurs. Elles supportent ces terribles fardeaux, avec « héroïsme » dit-on. Hélas ! On est bien obligé d’être héroïque quand on ne peut faire autrement ] »62.

61 L’Humanité, 19/05/1919.

Les passages en italique et entre crochets ont été censurés pendant la guerre. Les ouvrières sont prises dans un dilemme. D’une part, la reconnaissance de leur travail pendant le conflit comme étant héroïque, exceptionnel : ce qui signifierait que c’est une parenthèse à refermer avec la fin de la guerre, une fois celles-ci félicitées. D’autre part, accepter d’entériner leur place prise dans le marché du travail, en particulier dans la division sexuelle des tâches, revient à valider cette exploitation particulière. Leur voix militante n’étant de toute façon pas écoutée, elles n’ont même pas ce choix à faire. Comme le figure Françoise Thébaud, « les femmes ont fait l’intérim, et rien que l’intérim »63.

La lutte n’est pour autant jamais abandonnée, et la victoire doit advenir d’un droit normal à l’égalité et non d’une quelconque récompense : « Elles méritent cette participation aux mêmes titres que l’homme, et les peines que la femme subit en régime capitaliste comme ouvrière et comme mère doivent lui dicter son devoir social »64, dit Annette Charreau dans L’Humanité. La rétribution

qu’elles cherchent n’est pas celle d’un sacrifice mais bien du travail qu’elles ont fourni et ont toujours fourni bien avant la guerre, sans que cela soit autant visible : c’est une rétribution en légitimité, en égalité des salaires notamment qui est souhaité, tout en ne se faisant pas d’illusion. Un homme, Alexandre Bracke, socialiste parlementaire, dont la notice dans le dictionnaire Maitron nous apprend qu’il a toujours mis en avant la participation des femmes à la vie politique et fut celui qui proposa de nouveau le droit de vote des femmes à l’Assemblée en 1930, se fend d’une analyse reprenant l’idéologie décrite jusque-là :

« Cette pression croissante du dehors se double d’une pression au-dedans, peut-on dire. C’est que les circonstances de la guerre ont fait éclater à tous les yeux ce que les myopes pouvaient encore se dispenser de discerner auparavant : le fait que la femme est devenue un individu capable de vouloir sa liberté, les chaînes qui l’attachaient indissolublement au « foyer » se relâchent de plus en plus. Quant aux femmes du prolétariat, c’est une espèce de dérision de les renvoyer à ce home que l’évolution capitaliste s’est appliquée à détruire en les appelant à concurrencer le mâle dans tous les métiers manuels. La transformation de l’outillage a fait de la femme un « ouvrier ». Et vite, en dépit des traditions dont la soif patronale de profits a trop su se servir, l’égalité de travail a suscité le mouvement non seulement vers l’égalité de salaire, mais vers l’égalité des droits.

Je n’aime pas beaucoup, pour ma part, qu’on ait l’air de faire des droits politiques une sorte de récompense pour les femmes, parce qu’elles se sont bien conduites pendant la guerre. Mais le rôle qu’elles ont joué a singulièrement affaibli la portée de l’objection : « Les femmes ne tiennent pas à voter ! » Elles veulent, voilà ce qui est vrai, obtenir leur place. Devenues des « personnes », il est trop naturel qu’elles deviennent des « citoyennes ». Pour les socialistes, qui toujours ont réclamé l’égalité entre les sexes, la question se pose ainsi : « La femme doit-elle rester le prolétaire de l’homme ? ». Hommage à Aline Valette. »

63 Françoise Thébaud, Les femmes au temps de la guerre de 14… op. cit., p.417. 64 L’Humanité, 19/01/1919.