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FACE À LA DÉMOBILISATION INDUSTRIELLE

CHAPITRE 1 : ENTREVOIR L’ AUBE DES LENDEMAINS DE GUERRE

B) La Circulaire Loucheur du 13 novembre 1918 : un outil pour éviter l’agitation sociale ?

L’armistice à peine signé, c’est l’heure d’un « nouvel appel patriotique » pour les femmes : la circulaire Loucheur publiée le 13 novembre 191828. Le ministre de l’Armement, qui s’apprête à

devenir celui de la Reconstruction Industrielle décrète que les femmes quittant volontairement les usines de guerre de l’État avant le 5 décembre toucheront un mois de salaire supplémentaire, pour qu’elles « retournent à leurs travaux de temps de paix »29. Cet appel, se fondant sur le supposé

« patriotisme et la docilité des femmes », correspond au « besoin de les persuader d’accepter d’êtres « reconverties » en femmes au foyer, et en ouvrières dans les industries traditionnellement réservées aux femmes »30. Quelles sont les réactions immédiates à cet « appel » ? Il semble que, dans les

effusions et la confusion liées à l’arrêt des combats, un délai soit nécessaire pour que l’information soit correctement transmise. Ainsi, dans L’Humanité – mais aussi dans La Bataille – les premiers articles sur la démobilisation conspuent le fait que, sous la responsabilité de Clemenceau, « rien n’avait été préparé en vue du retour à la paix et, qu’ainsi, la démobilisation surprenait tout autant, sinon plus, que la mobilisation avait surpris »31. L’article propose des mesures pour lutter contre le

« chômage redoutable » engendré par cette « imprévoyance » : « une démobilisation plus rapide, le renvoi des prisonniers, le vote de la loi Strauss, des travaux d’édilité et d’aménagement national, le vote de larges crédits pour venir en aide aux chômeurs ». La proposition de loi Strauss repose sur un congé aux femmes de mobilisés salariées équivalent aux dix jours de permissions de leurs maris. Mais la réponse médiatique ne semble en fait pas abordée sous l’angle des ouvrières, en tant que partie prenante du problème, bien que la circulaire Loucheur les concerne explicitement. Celles-ci ne semblent être impliquées ni par les décisionnaires, ni par les contestataires. C’est donc l’improvisation qui prime, et Laura Lee Downs montre que cette mesure ne fonctionne pas : « au 25 novembre, si peu de femmes avaient abandonné leur poste que Loucheur dut modifier sa stratégie : il institua la journée de cinq heures et partagea le travail entre les milliers de femmes qui continuaient à se rendre dans les arsenaux »32. Cela passe par un décret publié le 9 décembre dans

28 L’expression est de Laura Lee Downs, L’Inégalité à la chaîne, op. cit., p.295.

29 AN F/7 13356, « Circulaire aux ouvrières des usines et établissements de l’État travaillant pour la défense nationale », 13/11/1918.

30 Laura Lee Downs, L’Inégalité à la chaîne, op. cit., p.296. 31 L’Humanité, 15/11/1918.

Le Bulletin des Usines de guerre, Louis Loucheur détaillant qu’il « y aura lieu de réduire la durée de

la journée de travail plutôt que de licencier les femmes, ce qui doit être évité à tout prix »33. Cela

ressemble à une véritable modification de stratégie. Mais à regarder de près les échanges lors des réunions d’ouvrières licenciées, ce second décret passe inaperçu. Ces réunions commencent autour du 25 novembre, abordant la question de l’indemnité Loucheur. Mais le ton, les discussions ne sont pas différentes après le 9 décembre. En fait, les deux décrets suivent un même objectif plus ou moins dissimulé : celui de pousser les femmes à démissionner des usines sans avoir à les licencier. On peut lire dans cette stratégie une volonté d’éviter un scandale, l’hiver 1918 faisant surgir le « spectre de l’agitation sociale généralisée »34. Licencier les munitionnettes qui, on l’a vu, ont reçu

des éloges de toutes les franges de l’Union Sacrée, aurait été un sacrilège et une insulte à celles-ci. Cependant, la Fédération ouvrière des Poudreries et Raffineries de France, réunie le 30 novembre en Conférence Nationale à Paris, dénonce cette méthode :

« Après avoir, à grand renfort de réclame, recruté parmi celles que les nouvelles conditions de vie créées par la guerre forçaient à ce geste, des ouvrières pour la fabrication des explosifs, après avoir utilisé ces femmes dans des conditions particulièrement dangereuses pour leur santé, tant aux ateliers d’acides, que dans les vapeurs nocives de mélinite, de tolite, d’éther, etc.… Le gouvernement estime qu’il est libéré de toute dette vis-à-vis de ces ouvrières dont pour la plupart le chef de famille est aux armées, il leur donne par sa circulaire du 13 novembre, une prime au départ dérisoire d’un mois jusqu’au 5 Décembre, date après laquelle il se croit libre d’opérer à un licenciement plus ou moins déguisé, en plein hiver, par la réduction exagérée de leurs salaires - incompatibles avec les exigences de la vie actuelle, que d’après les termes mêmes de la circulaire ministérielle du 13 Novembre, le Gouvernement « a des devoirs vis-à-vis des femmes des usines de guerre » »35.

La Fédération entend exposer la condition spécifique des femmes liée à la politique du gouvernement. Ce traitement est vu comme indigne, et choquant. Telle est la position officielle de la fédération des poudreries et de celle des métaux, mais s’il est rare d’obtenir des témoignages directs des premières concernées, le journal de l’Union départementale CGT de Dordogne en publie un, précieux, d’une munitionnette de la poudrerie de Bergerac :

« Comme tous les samedis, je viens de lire Justice. Je ne suis qu’une ouvrière, sans autre titre, ce qui pour moi est une raison suffisante pour m’intéresser à votre journal. Aujourd’hui j’en veux à la réponse du ministre : il dit qu’il y avait avant la guerre 1200 à 1500 femmes employées dans les poudreries, au lieu de 22.000 pendant la guerre, ce dernier chiffre doit être ramené au niveau du temps de paix. Plus de 13.000 sont déjà parties, les autres, dit l’ineffable Loucheur, doivent partir aussi, et reprendre leurs

occupations d’avant-guerre. Je lui réponds, qu’avant la guerre, un grand nombre

d’ouvrières comme moi étaient tout simplement ménagères aux gages d’un mari ou

33 Bulletin des Usines de guerre, 09/12/1918.

34 Gérard Noiriel, « Les grèves de 1919 en France, Révolution manquée ou mouvement d’humeur ? »…, op. cit. 35 AN F7 13359, document transmis au Commissariat spécial de Brest le 13/12/1918.

d’un père qui travaillaient pour alimenter le modeste budget de la famille. Aujourd’hui, beaucoup ont perdu leur mari ou leur père ; celles qui ne les ont pas perdus, n’en sont pas moins privées, puisqu’on les garde pour occuper des territoires ennemis ou porter la guerre contre des ouvriers comme eux, à 0fr25 par jour. Est-ce avec 45 francs d’allocation qu’il faut vivre ? N’ont-ils pas assez souffert, ces hommes, sans qu’on leur fournisse à présent le souci de leurs familles sans travail et sans ressources et l’espoir de nouvelles guerres fratricides ? Qu’on nous rende nos hommes, nos époux et nos pères et qu’on nous donne du travail. Assez de misère ; assez de prostitution ; assez de désespoir. Que l’on ne fasse pas de la Victoire une débâcle… Que l’on ne pousse pas le peuple aux mesures extrêmes ». Une ouvrière de la PNB, femme de poilu »36.

Ce cri de colère et de désespoir est une réponse aux propos de Loucheur, mettant une évidence une certaine désinvolture de sa part, révélés quelques jours avant par ce journal :

« Nous demandons qu’aucun licenciement n’ait lieu, tant que les ouvriers mobilisés utiles à la rénovation économique seront maintenus contre leur gré dans les poudreries ; le ministre nous répond, en ce qui concerne les femmes, qu’il a appris qu’à Bergerac beaucoup avaient retiré leur démission quand elles ont su qu’on allait les employer 5 heures par jour ; il veut que les femmes rentrent chez elles, il dit qu’il y avait avant la guerre 1200 à 1500 femmes seulement employées dans le service des poudres, alors que pendant la guerre il y en eut 22 000, qu’il faut que ce surnombre disparaisse, que déjà la circulaire du 13/11 en a fait partir 13 200, mais que ce n’est pas suffisant, car il ne pourra pas assurer de travail à toutes celles qui restent, même avec la transformation des usines, qu’à son avis il est utile à la reprise de la vie économique qu’elles reprennent leurs occupations d’avant-guerre »37.

On comprend bien à quel point les mesures prises sont inadaptées à la réalité économique vécue par ces ouvrières, qui malgré l’image de privilégiée qui leur colle à la peau en raison de leurs salaires supérieurs à celui des autres ouvrières, sont dans une situation de grande précarité, comme toute leur famille comme le montre l’autrice de la lettre. Malgré tout, la seule « souffrance » évoquée par l’actrice est celle des hommes !

Bien sûr, le gouvernement n’imagine pas berner la classe ouvrière en jouant seulement sur les mots. Cette volonté de faire rentrer les femmes au foyer s’accompagne d’autres procédés, que nous allons étudier : tenter de modifier l’image positive de la munitionnette, jouer sur la division avec les coloniaux.

Ce contexte de domination économique et de précarité rend la mobilisation extrêmement difficile. De surcroît le soutien syndical se fait discret. Nous le verrons, de nombreux leaders hommes les accuseront d’avoir accepté trop vite l’indemnité, de ne pas avoir tenu. Or les femmes étaient bel et bien garantes de la survie du foyer, et ont sans doute en majorité préféré le préserver plutôt que de courir le risque de ne pas prendre l’indemnité ou de travailler à mi-temps (même si le

36 AN F7 13359, journal Justice, organe hebdomadaire de la Classe Ouvrière et Paysanne, 04/01/1919. 37 AN F7 13359, journal Justice, organe hebdomadaire de la Classe Ouvrière et Paysanne, 21/12/1918.

salaire a pu suffire à certaines38). Il ne faut pas voir là un désir absolu de ne plus voir les femmes

dans le monde du travail, mais une politique décidée au fur et à mesure, dictée par les intérêts économiques du moment, et le besoin de garder cette main-d'œuvre disponible et malléable. La fonction symbolique est primordiale, comme le montre Michelle Zancarini-Fournel : « Il faut bien réaffirmer les identités masculines en crise, effacer la guerre le plus vite possible et rassurer les combattants sur la place qu’ils retrouveront dans un monde restauré à l’ancienne »39.

A côté de cette procédure brutale, peu semble être fait pour accompagner les ouvrières. Selon Catherine Omnès, « L’État se défausse sur les initiatives individuelles ou collectives de la société civile pour assister cette population »40. Or le 18 novembre 1918, le ministre du Travail transmet à

tous les préfets métropolitains des consignes, leur donnant, avec les municipalités, la charge d’organiser les secours de chômage et les bureaux de placement en vue de la démobilisation industrielle41. Il précise que cela ne devrait poser aucun souci et fonctionner comme d’habitude, si

ce n’est un afflux plus important de chômeurs et chômeuses. Malgré les réponses données par Loucheur aux plaintes de la société civile, notamment dans L’Humanité : « Un service a été créé, spécialement chargé de résoudre rapidement toutes les questions relatives à cette réorganisation ; d’autre part des mesures sont prises dès maintenant pour qu’il y ait le moins de chômage possible et pour que les ouvriers et les ouvrières françaises soient tous assurés d’avoir du travail avant les ouvriers étrangers et les prisonniers », rien de contraignant, rien de systématique n’est mis en place42. Mais l’importance du critère de nationalité, surpassant celui de genre, est un principe émis

comme évident, naturel. La solidarité nationale semble effacer les inégalités de genre dès lors qu’il est question des « ouvriers étrangers ».

Si la circulaire est un pis-aller peu efficace pour les ouvrières des usines d’État, pour la très grande partie des munitionnettes, celles qui travaillaient dans les usines privées, rien n’est prévu. La Fédération des poudreries le dénonce : « Elle considère (la fédération) que la démobilisation est à peine commencée et que la réorganisation du travail n’est pas assurée dans l’industrie privée. Elle émet le vœu que les conditions de la circulaire précitée, concernant les délais et avantages accordés aux ouvrières soient applicables aux ouvriers et ouvrières embauchées depuis le 1er août 1914, sans

délai de départ »43. En effet, ni le gouvernement ni les grands industriels n’ont prévu d’indemnité.

On peut analyser ce libre choix laissé au patronat comme une autorisation tacite à exclure les

38 Laura Lee Downs, L’Inégalité à la chaîne, op cit., p.298.

39 Michelle Zancarini-Fournel, « Travailler pour la patrie ? », op. cit., p.44.

40 Catherine Omnès, « La démobilisation, les chemins de la solidarité et de la modernité », op. cit., p.145. 41 AN F7 13356, note du ministre du Travail à l’intention des préfets, 18/11/1918.

42 L’Humanité, 16/11/1918.

femmes, à les traiter comme une main-d'œuvre d’appoint. Toutefois des indemnités sont accordées au fil des évènements, de manière ponctuelle seulement. Nous verrons dans les chapitres suivants la nature de ces aides, et surtout comment elles ont été obtenues. Car en attendant, le mouvement ouvrier semble bien pessimiste, comme le montre cet article du 19 décembre 1918 :

« Comme il fallait s’y attendre, la crise de chômage prend des proportions inquiétantes. De plus en plus nombreuses sont les ouvrières que les travaux de guerre ne retiennent plus, notamment ceux de l’Intendance. Et chaque jour, c’est à la Bourse du Travail, un défilé de femmes que le patronat jette sans pitié sur le pavé… après fortune faite. Et ces enrichis de la guerre prétendent même ne pas respecter les usages corporatifs. Faisant violence au droit ouvrier, ils congédient brutalement, sans préavis et sans indemnité. D’autres maisons, telle par exemple, l’usine métallurgique de Bois-Colombes, Hispano- Suiza, impose à son personnel des chômages prolongés, sans se soucier de savoir si ceux qu’elle jette momentanément à la rue ne manqueront pas de pain »44.

Le registre pathétique, avec le champ lexical du vagabondage (« sur le pavé », « à la rue », « manquer de pain ») est un procédé qui revient souvent dans le traitement médiatique de gauche de la situation des femmes. Il peut s’entendre aussi de manière implicite comme une crainte de la prostitution, un procédé que beaucoup de femmes utilisent dans cette période de grande cherté de vie. Il est difficile de dépasser ces discours : le militantisme socialiste et syndicaliste semblent être les seules solutions pour les ouvrières congédiées, mais nous verrons en quoi ces appareils politiques plaquent des revendications et des répertoires d’actions qui ne correspondent pas toujours exactement aux aspirations de nos actrices. Mais ce sont bien eux qui les aident : ainsi dans La

Bataille, on rapporte sur la situation : « En tout cas aujourd'hui elles sont nombreuses les femmes

qui défilent dans les bureaux syndicaux quêtant un renseignement(s) (sic), réclamant un appui. On répond qu’il n’y a pas de loi, pas de décret, pas de circulaire qui prévoient le cas actuel. Possible. Cela veut-il dire qu’on ne peut rien faire ? »45. On voit poindre les déceptions et le manque de

solutions face à cette situation. En tout cas, il y a bien une déception vis-à-vis de l’intervention de l’État. Jean-Louis Robert a montré que la sortie de guerre résonnait avec une volonté d’une plus grande intervention étatique et un appel à perpétuer l’État-Providence qui a fonctionné pendant le conflit. Mais celui-ci cherche bel et bien à se défausser, rendant « la démobilisation des Françaises précipitée, peu encadrée, peu assistée »46. Cela fait qu’il est compliqué d’en faire précisément

l’histoire ! La main-d'œuvre n’est pas suivie, contrôlée comme elle le fut pendant la guerre. Poussées à retourner à leur foyer, les ouvrières s’éclipsent et sont toujours plus dures à trouver dans

44 L’Humanité, 19/12/1918. 45 La Bataille, 02/01/1919.

les sources, retournant alors à leur statut de « catégorie indistincte, vouée au silence » lorsqu’elles ne présentent pas un danger47.