• Aucun résultat trouvé

A) « La vie publique a été jusqu’ici un privilège masculin » : entrer dans la révolution

B) Modifier le syndicat de l’intérieur ?

Marie Guillot, enseignante syndicaliste CGT bien connue pour son engagement pour la syndicalisation des femmes, écrivait, dans La Bataille Syndicaliste (l’ancêtre de La Bataille), à la veille de la Grande Guerre : « Il nous faut considérer les femmes comme une force sociale à organiser »14. Elle considérait la femme « résignée à l’exploitation : par expérience, on sait que celui

qui a de l’argent est toujours le plus fort et on ne peut rien faire contre lui », les femmes étant totalement écartées de la vie publique notamment de par leur privation du droit de vote15. Enfin, elle

accuse la mentalité masculine dominante : « Les hommes de leur côté dans une notable proportion, ne sont guère préparés avec leur mentalité à recruter des syndiquées. Leur matière de juger est restée celle de l’époque de la barbarie : l’homme protecteur de la femme »16. Le discours ressemble

énormément à celui d’Annette Charreau cité plus tôt : la différence se situe dans les « belles grèves de femmes » faites pendant la guerre, la prise de parole plus importante des femmes. Les femmes ont démontré leur force : existe-t-il alors un optimisme quant à l’amélioration de la situation et à la véritable acceptation des femmes au sein du syndicat ?

14 La Bataille Syndicaliste, 26/07/1913, cité par Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard, Féminisme et syndicalisme…

op. cit., p.179.

15 Ibid, p.185. 16 Ibidem.

Les prises de paroles décrites dans la sous-partie précédente sont inédites : Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard ne recense, avant la guerre, « aucun article de femmes (il faut avouer qu’ils sont rares dans la presse syndicale), aucune intervention féminine aux Congrès n’évoque le problème de la grève générale ou quelques autres grandes questions de l’heure. Or on a cité de nombreux articles de femmes sur ces questions en 1919. Pour ce qui est de la présence aux congrès, celui de Lyon en septembre 1919, national et confédéral, programme une séance sur « l’organisation syndicale des femmes » où, fait nouveau, ce sont deux femmes qui s’expriment : Marie Guillot et Jeanne Chevenard, la dirigeante du syndicat de l’Habillement lyonnais. Marie Guillot constate amèrement que la situation a peu changé :

« Ce congrès comprend un nombre infime de femmes, sauf dans les rangs des instituteurs. Cependant, les femmes qui travaillent hors du foyer sont nombreuses. Comment se fait-il qu’elles soient si mal représentées à ce congrès qui devrait être une assemblée délibérante du monde des travailleurs ? Ce monde, n’est-il pas vrai, est composé d’hommes et de femmes… Je vois à cela plusieurs causes :

Les femmes ne sont pas syndiquées en aussi grand nombre que les hommes et, syndiquées, elles restent à l’écart dans les délibérations et les délégations, par méfiance d’elles-mêmes, parce qu’elles sont peu habituées à la vie publique. Privées des droits civiques dont la principale utilité serait d’élargir leur horizon familial étroit, de les habituer à cette idée qu’elles aussi ont leur part de droits et de responsabilités sociales et qu’elles doivent une fraction de leurs forces intellectuelles et morales à cette œuvre – privées de ces droits, elles se désintéressent souvent des questions d’ordre général et sont, de ce fait, plus que les hommes, mal préparées à remplir les obligations et à exercer les droits de la solidarité sociale »17.

Elle prend l’exemple de la Fédération des instituteurs pour montrer que malgré une infime portion de militants prêts à les accueillir, « un plus grand nombre encore faisait une opposition violente et sournoise : raillant les femmes, les ridiculisant, négligeant systématiquement d’employer la force de l’organisation pour les aider à poursuivre leurs revendications particulières »18. Le problème

systémique est clairement exposé. La réponse pour l’oratrice est la suivante :

Comment obtenir un résultat identique dans toutes les Fédérations ? Il faut grouper les femmes militantes par Fédération. Il faut leur mettre en mains un organe de propagande féminine dirigé surtout par elles. Il faut créer, au centre de la CGT, un secrétariat féminin qui coordonne les efforts, qui, en cas de nécessité, les fasse naître, qui accumule l’expérience de ceux et celles qui ont obtenu des résultats ou subi des échecs.

Elle compte clairement sur une ascension des femmes dans le syndicat par la création de postes dédiés à cette question. Dumoulin, qui conclue la séance, semble valider ces propositions et aller dans le sens de Marie Guillot :

17 IHS CGT, Congrès confédéral national de la CGT de septembre 1919. 18 Ibidem.

« Je retrouve exactement dans vos paroles celles que j’ai prononcées hier soir à la réunion de l’Habillement. De plus nous ne procédons pas par annexion dans les sexes : Liebknecht, Rosa Luxemburg n’ont pas de sexe pour nous ! Ce sont nos victimes communes que nous saluons. […] J’étais un de ceux qui ont toujours propagé les idées apportées par Marie Guillot. La guerre est venue interrompre nos projets communs. Nous voulions qu’à la CGT il y ait une place plus large que les femmes doivent mériter. Leur réalisation a été interrompue par la guerre. Nous la reprenons aujourd’hui.

Je demande au Congrès d’admettre le projet formulé par Marie Guillot, non pas en témoignage de notre galanterie, mais en témoignage de notre reconnaissance de ce que les femmes ont souffert comme nous et de ce que leurs droits sont égaux aux nôtres. Il s’agit de reconnaître les mêmes droits et ainsi, pour que le débat ne s’alourdisse pas et qu’il ne s’irrite pas, je demande que vos propositions soient admises par le Congrès et renvoyées au CCN pour leur application »19.

Mais la notion de « mérite », surtout celle de non-distinction des sexes prônée par le leader syndical indiquent une compréhension seulement partielle de l’exposé de la militante institutrice. Cette intuition est confirmée par des lettres envoyées par Marie Guillot à Jeanne Bouvier en 1920 :

25 janvier 1920 : « Chère camarade, Vous êtes la seule femme qui fasse partie de la commission administrative de la CGT. « Sur la proposition de notre camarade Dumoulin, la CA de la CGT devra examiner dans une de ses prochaines réunions les modalités d’action de propagande à organiser, y compris l’organisation féminine ». Je ne doute pas de la bonne volonté de nos camarades hommes, mais il vous appartient plus particulièrement de veiller à l’exécution des promesses de Lyon. Vous avez collaboré avec nous à Lyon à l’établissement de notre liste de revendications. Vous trouverez au numéro de septembre de La Voix du Peuple, pp.569-572 le rapport que j’ai présenté à la CGT après entente entre nous tous. J’espère que vous voudrez bien nous tenir au courant des discussions et des résultats ; cette question, d’une importance sociale extrêmement grande, nous tient à cœur, vous le savez. Amical bonjour.

8 juin 1920 : « Chère camarade, Revoilà un Congrès confédéral. Il s’agit de savoir où nous en sommes au point de vue féminin. Vous qui êtes dans la place, voulez-vous établir notre bilan depuis septembre, en considérant ce que nous avions demandé. Vous me l’enverrez. On le publierait dans les journaux que lisent les syndiqués : chacun de son côté. Vous me direz si je dois dire qu’il vient de vous. Et on dirait ce qui reste d’urgent à obtenir. Je crois que le bilan est… mince. Non ? Voulez-vous faire ce petit recensement ? Joignez-y les réflexions qui seront utiles. Naturellement, nous considérons les choses uniquement du point de vue féminin, sans y mêler les questions de tendance. Bonne poignée de main20.

Les choses avancent lentement, et les deux femmes semblent ressentir un sentiment de solitude et l’impression de se battre dans le vide. De même, le Programme Minimum de la CGT ne contient rien des « revendication féminines » que Monette Thomas souhaitait y « voir figurer »21. Si

19 Ibidem.

20 Jeanne Bouvier, Mes mémoires… op. cit., annexes, p.194. 21 L’Humanité, 09/12/1918.

Gabrielle Duchêne, lors des réunions de son Comité intersyndical d’action contre l’exploitation de la femme, cherche à pousser les femmes à la syndicalisation22, elle a bien conscience que ce n’est

pas une syndicalisation identique à celle des hommes. Ainsi lors d’une des conférences du Comité, la féministe Séverine qui s’exprime au nom de Duchêne appelle les ouvrières, face aux mauvais traitements dans les usines de guerre (en particulier salariaux), à « se refuser plus longtemps à être des dupes. Il faut pour cela qu’elles se groupent, qu’elles s’organisent »23. Mais à la fin du discours,

« Jouhaux démontra ensuite la nécessité qui s’impose de résoudre les problèmes posés par la guerre dont les plus importantes concernent particulièrement la femme. Il préconisa la formation de syndicats uniques qui défendront les intérêts identiques de tous les travailleurs à quelque sexe qu’ils appartiennent »24. Jouhaux manie presque l’oxymore en parlant de problèmes spécifiquement

féminins, mais en déclarant vouloir tout régler sous la bannière de l’union des sexes. On comprend que si la CGT décrète que rien ne sera mis spécifiquement en place pour le sort et les revendications des femmes, cela signifie, finalement, que rien ne sera fait. En ne promouvant pas, même après la guerre, d’espace privilégié pour les femmes, la ségrégation de celles-ci n’en est que plus forte car les difficultés pour se faire entendre dans l’espace public « mixte » est très grande, même dans des industries comme le textile. La guerre a donc eu pour corollaire l’intégration des femmes dans le syndicat au gré des conflits, mais la sortie de guerre provoque un éloignement mutuel, l’entente ne se faisant presque jamais sur le fond. Si des femmes remettent en cause les caractéristiques d’appartenance à la classe ouvrière, celles-ci sont peu nombreuses n’ont pas de pouvoir. Pour le reste, on peut de nouveau, avec Anne-Sophie Bruno, se référer à « l’intériorisation réciproque du contenu-même du travail et des caractéristiques sociales du travailleur » de la part des ouvriers mais aussi des ouvrières, qui explique cette distance, mais aussi les « incertitudes qui pèsent sur la stratégie à adopter, hésitant entre prise en charge spécifique et intégration dans les revendications générales »25. En cela, l’après-guerre semble légèrement dévier de la situation d’avant 1914 décrite

par Gabrielle Duchêne en 1913 :

« Gabrielle Duchêne ajoute que, si les femmes sont inconscientes de leur responsabilité, sont difficiles à organiser, n’ont que peu le sens de la solidarité et n’ont, ainsi, pas toujours joué le beau rôle dans la lutte pour le travail, l’attitude des hommes également, mérite des critiques ; ils se sont souvent opposés d’une manière peu généreuse à l’entrée des femmes dans les différentes organisations sur un pied d’égalité. Elle précise qu’ils commencent à reconnaître le danger de cette tactique »26.

22 Emmanuelle Carle, Gabrielle Duchêne, op. cit.

23 AN 94 AP 135, papiers d’Albert Thomas, coupure d’un article du Journal du Peuple non daté (1916 ou 1917) 24 Ibidem.

25 Anne-Sophie Bruno, « Les catégories d’emploi, contrepoint… », in Travailleurs… op. cit, p.191. 26 Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard, Féminisme et syndicalisme… op.cit., p.83.

On peut estimer qu’à la sortie de guerre, la stratégie syndicale permet, et même souhaite l’entrée des femmes en son sein, mais pas sur un pied d’égalité. Celles-ci doivent y être disciplinées et un réservoir militant à l’écoute des consignes de l’État-major syndical. Mais n’ayant pas su les protéger face aux menaces économiques et au licenciement, ni écouté leurs revendications, les ouvrières n’ont pas fait preuve de la discipline demandée. Cela est expliqué par Hélène Brion en 1918 :

« Les syndicalistes ne défendent jamais une ouvrière face à son mari (alors que face à un contremaître oui). Le syndicalisme s’occupe uniquement de questions de travail. Nous ne lui reprochons pas, mais alors qu’il ne nous reproche pas non plus de nous occuper de ces questions qui existent pour nous au moins autant que les conflits du travail ! »27

La dissonance des expériences féminines et masculines est ici fortement mise en avant. La guerre, si elle n’a pas fait entrer les femmes dans le monde du travail puisqu’elles y ont toujours été, a révélé et démontré que celles-ci pouvaient (et surtout devaient) occuper plusieurs rôles : domestique et professionnel. Plusieurs identités se superposent donc, et l’identité militante de ces femmes en ressort fortement différente de celle d’un homme. Nous pouvons donc nous poser la question : cet après-guerre révèle-t-il une idéologie féminine, voire féministe ? Les discours faisant profusion nous interrogent sur une potentielle cohérence et sur la structuration possible d’une parole militante spécifiquement féminine.