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Les études postcoloniales, longtemps à la marge en France

Ceux que nous allons à présent évoquer sont particulièrement intéressés par les études postcoloniales comme nouvelle appréhension scientifique des phénomènes historiques, sociaux et politiques, qu'a contribué à faire naître Edward Said. En effet, comme l'estiment les membre du Collectif Write Back1, que nous présenterons pas la suite, « l'héritage de L'Orientalisme d'Edward Said (1978) […] est palpable »2 dans la naissance des études postcoloniales. Il convient tout d'abord d'avoir à l'esprit, comme le souligne Nicolas Bancel, que « les auteurs postcoloniaux ont [...] été discutés en France, parfois

1 Le collectif est composé notamment de : Florian Alix, Anne-Sophie Catalan, Claire Ducournau, Tina

Harpin, Estelle Olivier, Myriam Suchet et Cyril Vettorato.

2 Collectif Write Back, « Introduction », Postcolonial studies : modes d'emploi, Lyon, Presses universitaires

depuis longtemps, mais dans les marges du champ académique »3 français. C'est ainsi que, comme nous essayons de le montrer dans ce mémoire, L'Orientalisme de Said a été discuté au début des années 1980 et tout au long des deux décennies qui suivront. Mais alors que la critique s'est focalisée sur cet ouvrage précis de Said (le seul traduit pendant de nombreuses années), en le critiquant pour ce qu'il renfermait, au fil des années, la dimension postcoloniale de Said s'est accrue, notamment avec la traduction française de

Culture & Impérialisme4 en 2000 à l'initiative du Monde Diplomatique et des éditions

Fayard. On a alors rétrospectivement, et à juste titre, associé en France (c'était déjà le cas

dans le monde anglo-saxon, notamment parce que Culture & Impérialisme, ouvrage plus encore postcolonial dans sa démarche que L'Orientalisme, est paru dès 1993),

L'Orientalisme aux études postcoloniales, notamment telles qu'elles se sont manifestées

dans l'hexagone. Ainsi se manifeste clairement l'une des conséquences du décalage historique des traductions, tout à fait normal en soi, mais qui en l'occurrence a beaucoup faussé la compréhension qu'on a eu en France de L'Orientalisme, beaucoup plus savante et scientifique que politique ; et qui paradoxalement lorsqu'elle a été politique, a discrédité l'ouvrage du fait de l'insuffisante rigueur scientifique alors que c'est précisément cette dimension politique, coloniale en l'occurrence, qui caractérise les études dites postcoloniales.

En effet, comme le précise Nicolas Bancel, « les postcolonial studies envisagent

une question, suscitée par la lecture de l’ouvrage d’Edward Said [L'Orientalisme], relative aux effets, dans les métropoles, de la période coloniale »5. Il développe les diverses interrogations qui sous-tendent cette question, qui est celle constituant la trame de

L'Orientalisme :

« la colonisation [...] peut-elle informer de l’histoire des métropoles elles-mêmes ? Peut-on envisager de déconstruire l’Europe comme le centre de production d’une rationalité hégémonique qui éclaire à la fois la colonisation sous l’angle de la≪ ≫ conquête et des formes concrètes de l’exercice du pouvoir, mais aussi sous les formes de la violence symbolique ? Comment s’opère, conjointement, la dévalorisation des cultures locales ? »6.

On constate donc encore une fois combien est centrale, en tant qu'origine,

L'Orientalisme s'agissant des études postcoloniales, pour lesquelles « les faits culturels 3 Nicolas BANCEL, «Un malentendu postcolonial ? », Postcolonial studies : modes d'emploi, op. cit., p. 29 4 Edward SAID, Culture et impérialisme, Paris, Fayard/Le Monde Diplomatique, 2000

5 Nicolas BANCEL, « Que faire des postcolonial studies ? Vertus et déraisons de l'accueil critique des

postcolonial studies en France », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2012/3 (N° 115), p. 135

restent privilégies [...], comme en témoigne la perspective saidienne »7. Une perspective dont « l'originalité […] résidait dans son approche d’un discours d’origine coloniale, qui

faisait alors encore autorité »8. L'Orientalisme a eu cela de novateur qu'il « ouvrait des

possibles, à savoir prendre la colonisation comme un exemple particulièrement pertinent d’analyse d’un double discours de l’Europe≪ ≫ »9. Nicolas Bancel explicite cette idée de « double discours », qui « énonçait les idées de progrès, d’égalité, de dignité, dans la

droite ligne d’un cogito marqué par les Lumières et légitime par la Raison, tout en appliquant d’autres catégories lorsqu’il s’agissait de designer et de caractériser les ≪

indigènes ≫ », en l'occurrence chez Said, les « Orientaux »10. Dès lors, le raisonnement

pourrait fonctionner concernant « l’ensemble des populations sous domination coloniale,

comme en témoigne l’ouvrage non encore traduit The Invention of Africa de Valentin Y. Mudimbe11 »12. C'est bien en cela que L'Orientalisme est si important pour les études postcoloniales, Edward Said affirmant notamment que « l’universalisme occidental ne

pouvait être pris comme une construction anhistorique, mais bien comme une construction datée et géographiquement située »13. Une perspective dont les insuffisances sont réelles, mais qui n'en a pas moins été incroyablement féconde à travers nombre de pays, dont la France, même si dans cette dernière ce fut un phénomène bien moins ample.

Méfiance et ignorance à l'égard d'études postcoloniales gagnant du terrain en France

Comme le soulignent en effet certains, comme Christiane Chaulet Achour : «

l'ignorance ou la méfiance [à l'égard de L'Orientalisme et de Said] sont à la mesure de la difficulté spécifiquement française d’intégrer totalement dans ses réflexions, ses recherches et ses programmes littéraires, le passé colonial et ses conséquences dans le présent comme partie intégrante de l’héritage du passé et non comme appendice gênant de pays ou de régions périphériques »14. De manière plus précise, Nicolas Bancel analyse « cette ignorance [...], [voire] au pire du rejet du travail de Said dans les sciences sociales

en France » comme le résultat de :

7 Ibid., p. 137 8 Ibid., p. 138 9 Ibid. 10 Ibid.

11 Valentin Y. MUDIMBE, The Invention of Africa : Gnosis, Philosophy and the Order of Knowledge, Bloomington (USA) – Londres, Indiana University Press – James Currey, 1988

12 Nicolas BANCEL, op. cit., 2012/3 (N° 115), p. 138 13 Ibid., p. 138-139

14 Christiane CHAULET ACHOUR, « Edward W. Said, lecteur de Fanon, relais et prolongement », Sud/Nord, 2007/1 n° 22, p. 22

« l’insistance des postcolonial studies [et auparavant de Said avec L'Orientalisme] sur les différences et l’autonomie des cultures, les formes de sociabilités assises sur d’autres référents que la fraction de classe , l’attention portée aux identifications≪ ≫ subjectives, hybrides et territorialités [qui] nieraient la puissance des facteurs sociaux mieux connus des solidarités et des habitus de classe »15.

Ainsi, le culturel l'emportant sur le social comme facteur déterminant des dynamiques historiques, serait ainsi l'élément essentiel des études postcoloniales auquel le monde académique français serait fondamentalement opposé. A cet égard, il est évident que les études postcoloniales ont été – et sont toujours, dans une moindre mesure – l'objet de controverses. C'est notamment ce que souligne Nicolas Bancel dans un article qui fait partie de l'ouvrage collectif Postcolonial Studies : Mode d'emploi, et qui se fixe pour objectif d'interroger les études postcoloniales dans le contexte français16. Il situe ainsi l'accentuation de ces controverses à 2007, avec la publication des « actes d'un colloque

dirigés par Marie-Claude Smouts, La Situation postcoloniale, [et à ] 2008, [avec la

parution] du livre de Jean-Loup Amselle, L'Orient décroché », et poursuivies par « l'ouvrage de Jean-François Bayart, Les études postcoloniales. Un carnaval académique

(2010a), ainsi que celui d'Yves Lacoste, La Question postcoloniale (2010) »17. Il n'est pas nécessaire de revenir ici sur l'ensemble de ces ouvrages, qui gravitent tous autour des études postcoloniales (leurs titres sont assez éloquents). Il suffit d'avoir à l'esprit que l'introduction des études postcoloniales dans le monde académique français n'a rien eu d'évident, et que les controverses et autres réticences, se sont au fil des années réduites, comme le souligne le Collectif Write Back qui estime que « la France s'est distinguée

dans un premier temps par une certaine frilosité à l'égard du postcolonial », du fait

notamment « des réticences de beaucoup à intégrer [ce type de] problématiques à la

théorie littéraire encore fortement marquée par le textualisme et le structuralisme »18. Il s'agit selon eux d'une « spécificité historique » propre à la France, et qui « est en train

d'être dépassée ». L'ouvrage se présente en tous les cas comme « moins focalisée sur la polémique », soulignant que « les études postcoloniales sont un objet de débat en France depuis une dizaine d'années [soit depuis 2003 environ] »19 et que le temps semble désormais à une sorte d'apaisement, notamment après une multiplication des ouvrages consacrés à la question.

15 Nicolas BANCEL, op. cit., 2012/3 (N° 115), p. 140

16 BANCEL Nicolas, «Un malentendu postcolonial », Postcolonial studies : modes d'emploi, Lyon, Presses

universitaires de Lyon, 2013, p. 29

17 Ibid.

18 Collectif Write Back, « Introduction », Postcolonial studies : modes d'emploi, Lyon, Presses universitaires

de Lyon, 2013, p. 8

Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Le Collectif Write Back et les autres

Postcolonial studies : modes d'emploi paraît en 2013 alors qu'une myriade

d'ouvrages promouvant les études postcoloniales est parue depuis le début des années 2000 comme ils l'ont clairement souligné. Nous choisissons d'évoquer, parmi eux, ceux qui sont parus notamment à l'initiative de Pascal Blanchard et de Nicolas Bancel dont nous avons déjà évoqué plusieurs analyses. Ce sont eux qui semblent en pointe dans le traitement des études postcoloniales en France en lien avec l'héritage qu'a laissé Said avec L'Orientalisme, et le projet intellectuel commun qui est le leur nous laisse supposer qu'ils s'attachent à maintenir un réseau qui a été à l'intiative de nombreux ouvrages. En effet, durant cette période et jusqu'à aujourd’hui, ils ont été – l'un et l'autre, ensemble ou séparément - à la direction d'une quinzaine de livres traitant des traces laissées par l'époque coloniale sur notre société20. Parmi eux, on peut s'attarder notamment sur deux ouvrages qui semblent liés entre eux, à savoir La Fracture coloniale (2005) et Ruptures postcoloniales (2010), le second « se situant dans la droite ligne »21 du premier. En effet, alors que le premier ces deux ouvrages « se présente [...] comme un condensé des orientations les plus visibles

récemment prises par l’historiographie française »22 dans les études postcoloniales,

Ruptures postcoloniales « se propose de faire le point sur toutes les questions relatives à la France postcoloniale »23 à l'aube de la décennie 2010. Dans les deux cas, c'est une manière de porter à la connaissance du public français l'évolution et la diversité des études postcoloniales, et comment ces dernières peuvent être appliquées au cas français. Une manière de les promouvoir et de montrer leur pertinence pour analyser les évolutions sociétales qui ont eu lieu en France et qui perdurent, en lien avec le passé colonial de la République. Soulignons que La Fracture coloniale a bénéficié d'un traitement privilégié

20 On peut notamment évoquer ces ouvrages Pascal Blanchard a tous co-dirigé : De l'indigène à l'immigré (avec Nicolas Bancel), Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard », 1998 ; Zoos humains. De la Vénus hottentote aux reality shows (avec Nicolas Bancel et Gilles Boëtsch), Paris, La Découverte, 2002 ; La Fracture coloniale. La Société française au prisme de l'héritage colonial (avec Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire), Paris, La Découverte, 2005 ; La Colonisation française (avec Nicolas Bancel et Françoise Vergès), Toulouse, Milan, coll. « Les Essentiels Milan », 2007 ; Culture coloniale en France de la révolution française à nos jours (avec Sandrine Lemaire et Nicolas Bancel), Paris, CNRS Editions 2008 ; Ruptures postcoloniales. Les Nouveaux Visages de la société française (avec Nicolas Bancel, Florence Bernault, Ahmed Boubeker, Achille Mbembe, et Françoise Vergès), Paris, La Découverte, 2010 ; La France arabo-orientale, (avec Naïma Yahi, Yvan Gastaut, Nicolas Bancel), Paris, La Découverte, 2013. Et la liste est loin d'être exhaustive.

21 Eric KESLASSY, « Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Ruptures

postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2010, mis en ligne le 08 juin 2010, consulté le 25 mai 2015 (http://lectures.revues.org/1037)

22 Grégoire LEMENAGER, « Des études (post)coloniales à la française », Labyrinthe [En ligne], 24 | 2006

(2), mis en ligne le 25 juillet 2008, consulté le 13 octobre 2012 (http://labyrinthe.revues.org/1251)

23 Eric KESLASSY, « Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Ruptures

postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2010, mis en ligne le 08 juin 2010, consulté le 25 mai 2015 (http://lectures.revues.org/1037)

dans les médias français, certains, comme Grégoire Leménager24, évoquant même une « surexposition médiatique »25, preuve d'une certaine curiosité devant cet ouvrage qui a pu aisément être mis en relation avec les émeutes qui ont eu lieu la même année, en 2005, dans certaines banlieues françaises. C'est sans doute la meilleure illustration du succès, relatif et restreint mais réel, qu'ont pu connaître au cours des années 2000 les études postcoloniales.

L'ouvrage du Collectif Write Back est également important, car, dans la même lignée que les deux ouvrages que nous venons d'évoquer, il décrit notamment « la diversité

des postcolonial studies [ou études postcoloniales] », qui « se situent à plusieurs niveaux,

[… proposant] des modèles théoriques variés, qui s'enracinent dans des disciplines et des

traditions intellectuelles différentes » ; en outre, « elles s'insèrent dans des contextes et des réseaux scientifiques spécifiques » selon le pays où elles sont appliquées26. L'idée de ce

Mode d'emploi n'est pas de « cherche[r] à adopter – et à défendre – une lecture des postcoloniales studies, mais [… d']essa[yer] d'en restituer la richesse et la polyphonie »27. Le Collectif, dont nous avons déjà souligné qu'il est composé de sept personnes, est issu du

« laboratoire des jeunes chercheurs en littératures et études postcoloniales : les outils théoriques à l’épreuve des textes », qui a été créé au sein de l’École Normale Supérieure de Lyon en 200728. Il témoigne d'initiatives qui existent au sein des universités pour promouvoir les études postcoloniales en France, une manière de briser les frontières disciplinaires et méthodologiques des sciences humaines qui prévalent et qui participent de la science telle qu'elle est pratiquée en France.

Néanmoins, malgré ces initiatives communes en faveur de ce courant, les détracteurs des études postcoloniales, et plus précisément de Said comme fondateur avéré de ces dernières avec L'Orientalisme notamment, sont très nombreux dans les milieux orientalistes français29. Nous nous proposons d'évoquer des initiatives provenant de

24 Grégoire Leménager est journaliste au service littéraire du journal L'Obs.

25 Grégoire LEMENAGER, « Des études (post)coloniales à la française », Labyrinthe [En ligne], 24 | 2006

(2), mis en ligne le 25 juillet 2008, consulté le 13 octobre 2012 (http://labyrinthe.revues.org/1251)

26 Collectif Write Back, « Introduction », Postcolonial studies : modes d'emploi, Lyon, Presses universitaires

de Lyon, 2013, p. 9-10

27 Collectif Write Back, « Introduction », Postcolonial studies : modes d'emploi, Lyon, Presses universitaires

de Lyon, 2013, p. 10

28 Voir description détaillée sur le site Internet des Presses Universitaires de Lyon consacré à l'ouvrage

(http://presses.univ-lyon2.fr/produit.php?id_produit=882)

29 L'expression orientaliste, nous l'avons vu, n'est plus guère utilisée même par les praticiens eux-mêmes, qui

se sont chacun spécialisés dans une discipline (et une méthode) particulière. Néanmoins, par commodité et concision, nous continuerons à les appeler « orientalistes ».

personnes étant vivement opposées non seulement aux thèses renfermées dans