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Les numéros spéciaux des revues scientifiques : facteur de promotion de L'Orientalisme en

De nombreuses revues scientifiques ont publié des articles concernant l’ouvrage d’Edward Saïd (Vingtième Siècle, Tumultes, Esprit, Critique, Annales. Histoire, Sciences

Sociales, La Quinzaine Littéraire notamment). Mais seulement quelques unes ont consacré

presque l'intégralité d'un numéro à l'étude de l’œuvre et de l'engagement politique d'Edward Said. Il s'agit ici de montrer ce qui a motivé ces acteurs vis-à-vis de cet

52 Claude JANNOUD, « A l'Est du nouveau », Le Figaro, 29-30 novembre 1980

53 Jean-Pierre PÉRONCEL-HUGOZ, «Un autodafé pour les Orientalistes: Edward Saïd récuse les images que

les Occidentaux ont donné de l’univers arabe», Le Monde, 24 octobre 1980

Tahar BEN JELLOUN, « L'Orient, fantasme de l'Occident », Le Monde, 8 décembre 1980

54« Quand l’Occident “regarde” l’Orient (suite) » [entretien d’Edward W. Said avec Didier Eribon], Libération, 28 octobre 1980

55 Yves FLORENNE: « L’Orientalisme ou l’Orient absent », Le Monde diplomatique, décembre 1980 56 Antoine de GAUDEMAR, « L'Algérie, naissance d'une guerre », La Rage de lire, TF1, 22 octobre 1980 57 Monique ATLAN (présenté par), « Orientalisme », Midi 2, France 2, 26 octobre 1980

58 « L'Orientalisme », C'est à Lire, Soir 3, France 3, 1er novembre 1980

intellectuel, en insistant évidemment sur L'Orientalisme, qui a suscité au moins un article dans chacun de ces numéros spéciaux.

La Revue d'études palestiniennes, dans son numéro 90 paru en 2004, a été consacré à un hommage à Edward Said mort une année auparavant. Intitulé : « POUR EDWARD SAÏD, Jérusalem 1935 - New York 2003 »60, il comporte notamment cinq articles consacrés à l'intellectuel d'origine palestinienne et à son œuvre. Il faut dire que Said lui-même avait écrit pour cette revue, notamment dans un numéro consacré à Jean Genet et son rapport à la Palestine61. L'hommage se manifeste notamment par un article très positif sur L'Orientalisme, intitulé « Relire L'Orientalisme » sous la plume de Mohamed S. E. El Yamani, un autre sur son statut d'« 'intellectuel libre » écrit par le célèbre écrivain espagnol Juan Goytisolo Gay connu pour son engagement politique notamment. Les autres articles se focalisent sur l'engagement de Said en faveur d'une paix équitable entre Palestiniens et Israéliens.

Six années plus tard, c'est la revue Tumultes qui choisit de consacrer un numéro à l'intellectuel, qu'elle intitule : « Edward Saïd, théoricien critique »62. Le numéro apparaît moins comme un hommage – ce qu'il est, tant la tonalité est plutôt positive – qu'une manière de mieux faire connaître Said et son œuvre en France. Ainsi, on peut lire dans la présentation du numéro que Said est une « référence centrale dans beaucoup de pays du monde […] à qui notre université [l'Université Paris VII] avait décerné un doctorat honoris causa au printemps 2003, [et qui] reste mal lu et mal connu en France », et que ce

numéro est une manière de « combler une lacune [en présentant] les principaux aspects de

la pensée de celui qui se présentait comme un disciple d'Adorno et qui comme ce dernier pensait ensemble politique et œuvres de culture dans la perspective d'une critique radicale et polyphonique de la domination »63. L'ensemble des douze articles du numéros est

consacré à Said, depuis son ouvrage L'Orientalisme, bien sûr, jusqu'à son rapport à Freud (sur lequel il avait écrit), en passant par son engagement pour la Palestine, la dimension de l'exil si chère à Said, ou encore son rapport à des intellectuels comme Joseph Conrad. A noter que plusieurs contributions proviennent d'auteurs étrangers, notamment Daisuke

60 « POUR EDWARD SAÏD, Jérusalem 1935 - New York 2003 », Revue d'études palestiniennes, N°90,

Paris, Minuit, 2004

61 Edward SAID, « Les derniers écrits de Jean Genet », Jean Genet et la Palestine, Revue d'études palestiniennes, Paris, Minuit1997

62 « Edward Saïd, théoricien critique », Tumultes, 2010/2 (n° 35)

Nishihara64 avec un article sur le rapport entre L'Orientalisme de Said et sa réception japonaise.

En 2013, c'est au tour de la revue Critique de consacrer un numéro intitulé sobrement, dix années après la mort de l'intellectuel, « Edward Said (Jérusalem, 1935 – New York, 2003) »65. Là encore, l'objectif est de donner les clés de compréhension de l’œuvre de Said, la présentation de la revue interrogeant ironiquement : « Qui était Edward

Said ? En ce dixième anniversaire de sa mort, survenue en 2003, la question mérite d’être reposée et son œuvre relue – ou faut-il dire plutôt, dans le cas français, enfin lue ? »66. Insistant sur la rapidité de la traduction de L'Orientalisme et le retard dans la réception française du reste de son œuvre, la revue évoque tout de même que : « les choses sont

peut-être en train de changer, si l’on en juge par les récentes initiatives de traduction qui complètent et parfois modifient sensiblement, pour le public francophone, la physionomie de son œuvre »67. Au final, le numéro consacre sept articles à Said, là encore sur des sujets aussi divers que la musique classique, son engagement en faveur de la Palestine, l'exil ou encore son statut d'intellectuel. En revanche, aucun article n'est exclusivement consacré à

L'Orientalisme, signe qu'après plus de trois décennies, le débat s'est progressivement

déplacé vers d'autres ouvrages de Said.

Enfin, le dernier numéro spécial consacré à Said est conçu par la revue Sociétés et

Représentations en 2014 et est intitulé : « Edward Said, une conscience inquiète du

monde »68. Ce numéro, qui est la mise en écrit d'un colloque s'étant tenu en 201269, évoque là encore, dans pas moins de neuf articles, de nombreuses dimensions de l’œuvre de Said, notamment sur le rapport de Said à son ouvrage L'Orientalisme et ses relectures de ce dernier, sur son rapport à la littérature ou même sa lecture de Raymond Schwab ou de Raymond Williams, avec également un développement sur son attrait pour la musique ou encore son attitude vis-à-vis des études postcoloniales.

Il apparaît donc très intéressant de constater que quatre numéros spéciaux ont été consacré à Edward Said et, dans une moindre mesure à son ouvrage L'Orientalisme, au cours de la période 2004-2014. Cela est conséquent, et dans le même temps interpelle, tant cette sorte de reconnaissance peut paraître tardive par rapport à la publication française de

64 Nishihara DAISUKE, « Said, l'orientalisme et le Japon », Tumultes, 2010/2 n° 35, p. 185-198 65 « Edward Said (Jérusalem, 1935 – New York, 2003) », Critique, 2013/6 (n° 793-794)

66 « Présentation », Critique 2013/6 (n° 793-794), p. 483 67 Ibid.

68 « Edward Said, une conscience inquiète du monde », Sociétés & Représentations, 2014/1 N° 37 69 Nous reviendrons en détail sur ce colloque dans le Chapitre VIII du mémoire.

ce premier ouvrage de Said en 1980. Nous constaterons par la suite que cette redécouverte de Said vers le milieu des années 2000 correspond non seulement à la mort de l'intellectuel (2003), mais plus globalement à un accroissement des traductions des ouvrages de Said et également des travaux relatifs aux études postcoloniales en France, dont L'Orientalisme apparaît comme l'un des ouvrages fondateurs. Au-delà des éditions et revues, intéressons- nous à présent aux individus qui ont, au sein du monde académiques, écrit ou parlé à propos de L'Orientalisme de Said en France, contribuant à sa promotion dans le pays.

En définitive, on constate clairement que les relais du transfert culturel ont été nombreux. Le contexte dans lequel s'inscrit L'Orientalisme est assez difficile, puisqu'il arrive en quelque sorte après la refonte du courant orientaliste français qui a eu lieu dans les deux décennies précédentes. Un contexte profondément différent des États-Unis, qui se prête moins au style et à la pluridisciplinarité qui caractérise l'ouvrage et qui ne correspond pas au partage disciplinaire caractérisant le champ académique français. Malgré tous ces facteurs, qui expliquent en quelque sorte le faible écho que suscite la parution de l'ouvrage, des relais et médiateurs ont existé et ont permis de le faire connaître en France, même si cela n'a pas toujours été ni pertinent, ni informé. Des personnes et des institutions ont permis, on pourrait dire de manière croissante, de faire connaître – et progressivement reconnaître – L'Orientalisme comme un ouvrage majeur, et cela pour de multiples raisons, sans empêcher que les critiques demeurent toujours vives.

C'est ce flot ininterrompu de commentaires, de polémiques, de débats plus ou moins féconds qui ont émergé grâce à L'Orientalisme qui va à présent nous occuper. Nous allons voir que même si, quantitativement, L'Orientalisme n'a pas éveillé autant réactions que dans le monde anglo-saxon, une étude du transfert culturel peut s'avérer non seulement pertinente, mais également particulièrement intéressante pour comprendre la manière dont a évolué l'appréhension de cet ouvrage en France au cours de la période allant de sa parution au début des années 2000.

Partie 2

Critiques, polémiques, simplifications : Récit d'un

accueil contrasté de L'Orientalisme en France

Chapitre 4 – Entre science, vulgarisation et politique : ambivalence

et richesse de la réception de L’Orientalisme

Dans la présentation du numéro spécial de 2013 de la revue Critique consacrée à Edward Said, on peut lire des propos pour le moins surprenants à cette date concernant l'intellectuel : « si son ouvrage phare, Orientalism, paru aux États-Unis en 1978, a été

traduit en français dès l’année suivante à l’initiative de Tzvetan Todorov, il faut bien dire que la France est restée assez sourde à ce penseur cosmopolite»1. Ce phénomène est également souligné par Fred Poché, qui estime qu'il s'agit d'un « succès mondial,

L'Orientalisme, que l'on peut lire comme une déconstruction systématique de la domination occidentale, [et qui est] souvent la seule œuvre que l'on connaisse de lui, et donc la plus commentée et la plus critiquée. Sa réception en France n'échappe pas à cette monomanie critique et L'Orientalisme a concentré toutes les attentions »2. Tout en étant effectivement le principal ouvrage d'Edward Said lu – et critiqué - en France, il semble que des réticences relatives à la réception de L'Orientalisme en France ont existé, comme nous avons eu l'occasion de l'évoquer précédemment. Intéressons-nous d'abord aux quelques critiques que nous avons pu nous procurer pour montrer ce qui s'est dit lors de la parution de l'ouvrage en 1980, et tout au long de la décennie qui a suivi. Nous verrons que, comme le disent Guillaume Bridet et Xavier Garnier, « avec L’Orientalisme, le coup d’essai

français de Said fut un coup de maître, dont on rendit compte dans quelques revues savantes et qu’on évoqua dans la presse nationale, mais ce fut aussi un coup raté : dont on parla, mais pas partout et pas toujours en bien »3. Nous essaierons de montrer ensuite que la réception vulgarisée a été finalement plus clémente parce que plus politique, avant d'explorer plus profondément ce qui semblent être des réticences françaises face à la réception de cet ouvrage.

A. Une réception universitaire axée sur la dimension scientifique de