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Le peu de réactions face à l'ouvrage en France – comparé à la réception anglo- saxonne qui est incomparablement plus dense – démontre qu'il a pu exister une certaine méfiance vis-à-vis de L'Orientalisme. Plusieurs raisons peuvent expliquer la relative réticence qui caractérise la réception française de L'Orientalisme en France, qui viennent compléter ou approfondir celles que nous avons évoquées en première partie. En effet, malgré une réelle notoriété, plusieurs honneurs rendus à Edward Said en France, tels que l'invitation de Pierre Bourdieu au Collège de France dans les années 1990, l'attribution du titre de docteur honoris causa Paris Diderot en avril 2003, ou même le colloque international qui s'est tenu en son hommage en 2004192, Said bénéficie d'une réputation assez négative, se réduisant souvent à « une doxa : les positions exprimées dans

L'orientalisme sont polémiques et appellent des réserves, sans que l'on sache toujours lesquelles »193. Il est vrai également que Said lui-même avait des réticences quant aux intellectuels français, qu'il accusait de « francocentrisme », et pour lequel Foucault ne faisait pas exception194. En outre, le fait qu'il cultive un universalisme singulier, privilégiant « les phénomènes locaux et territorialisés, prom[ouvant] les formes culturelles

hybrides et diasporiques » l'ont conduit à être « souvent associé en France au risque de communautarisme »195. La république telle qu'elle se manifeste en France conduit à peu d'adhésion à ce genre de multiculturalisme qui tire vers le communautarisme, car la reconnaissance institutionnelle de la différence culturelle ne peut avoir lieu sans remettre en cause l'idéal républicain universalisant. C'est peut-être entre autres pour cela qu'un livre comme L'Orientalisme peut effrayer, ou en tous les cas qu'il séduit peu. Pourtant certains, comme Fred Poché, Said « demeure encore trop peu connu en France, alors que la

question culturelle s'impose à un républicanisme aveugle aux différences. Les sujets issus 192 Yves CLAVARON, op.cit. , p. 98

193 Ibid.

194 Ibid. , p. 99-100 195 Ibid.

des problématiques exposées dans le magnum opus [L'Orientalisme] de Saïd concernent tout ce dont nous avons besoin aujourd'hui pour penser notre société avec une distance critique... »196. Une opinion qui, nous le verrons, n'est pas partagée par tous en France.

D'un point de vue méthodologique, Said a une façon « d’interroger l’histoire de

manière discontinue, par ses symptômes, plus proche du modèle élaboré par Carlo Ginzburg sous le nom de « paradigme indiciaire » que des réquisits traditionnels de l’historiographie »197. Une manière de faire qui « aura constitué l’un des principaux

obstacles à la réception de Said en France, où le renouveau du discours scientifique sur le monde arabe s’effectuait au même moment par la prise en compte des exigences de cette même historiographie »198. Nous avons vu en première partie en quoi consistait cette nouvelle manière de pratiquer les sciences humaines en France, et à quel point la méthode de Said peut à certains égards en sembler éloignée. Cela a suscité les reproches, nombreux, à l'encontre de qu'on a estimé être un « manque de rigueur analytique »199. En outre, « la

dimension politique de son propos fut mal reçue, car il semblait rouvrir inutilement un débat sur les savoirs coloniaux auquel les sciences humaines françaises avaient apporté un certain nombre de réponses »200, comme nous avons essayé de le montrer également en première partie et dans le présent chapitre. Cela est moins vrai dans la réception de grands médias nationaux, dont la réception a été plus teintée de politique, comme nous l'avons vu.

Certains expliquent même que le peu de commentaires lors de la parution de

L'Orientalisme en 1980 prouve en soi non seulement la méfiance, mais également une

forme d''opposition à cet ouvrage. Sophie Basch201 explique ainsi que dans la réception française de ce livre,

« la réfutation a souvent pris la forme de l’indifférence. Les adversaires expérimentés de Said ne s’arrêtèrent pas à démonter une argumentation dont les faiblesses sautent aux yeux du lecteur averti ; ils laissèrent l’ouvrage, loué par les suppléments littéraires des quotidiens, ignoré ou défavorablement accueilli par les revues savantes, ensemencer le champ auquel il était destiné : l’intelligentsia occidentale, dont les certitudes étaient d’autant plus faciles à déstabiliser qu’elle en était dépourvue »202.

196 Fred POCHE, op. cit. , p. 15

197 Thomas BRISSON, « Naissance d'un intellectuel », Critique, 2013/6 n° 793-794, p. 534 198 Ibid.

199 Ibid. 200 Ibid.

201 Sophie Basch est Docteur ès Lettres [ancien régime], Université Libre de Bruxelles, et Professeur des

universités

Ce jugement, sévère, n'en est pas moins étayé par ce que nous avons vu dans ce chapitre. Mais paradoxalement, d'autres critiques estiment que c'est le succès qui caractérise la réception française de L'Orientalisme, et par là-même de la « personne

d'Edward Said »203. Il en est ainsi de Perrine Simon-Nahum204, qui donne un ensemble d'explications au succès de Said, auquel elle s'oppose frontalement. Elle explique ainsi que cela tient « dans l’articulation [que la personne de Said] offre entre la lecture des grands

œuvres et l’interprétation du monde contemporain, […] remet[tant] au centre de l’analyse littéraire ce qu’il appelle indistinctement la « vie » ou l’« expérience historique »205. Selon elle, ce qui a séduit le public universitaire français, c'est le fait que Said a permis la possibilité de relire « les auteurs occidentaux à la lumière de l’expérience historique des

auteurs issus d’autres aires culturelles mettant ainsi en évidence des aspects ignorés de leurs œuvres »206, ce qu'il fait lui-même dans L'Orientalisme pour une partie des productions littéraires, scientifiques et politiques des pays européens. La « grande épopée

humaine » au centre de cette pratique de Said est celle de l'exil, et Perrine Simon-Nahum

souligne que « c’est évidemment la figure de la Palestine qui incarne par excellence

l’expérience de l’exil telle que la définit E. Saïd, un exil dont le terme ne doit jamais être atteint »207, et on a vu à quel point ce sujet pénètre spontanément dans chaque intervention de Said. Le conflit israélo-palestinien est selon elle « une première origine de

l’engouement qu’il [Said] suscite chez nos universitaires [en France] », car « la figure de l’Orient victime de l’Occident renvoie très exactement à la victimisation du peuple palestinien telle qu’elle résulte de la lecture idéologique du conflit par une partie de la gauche française »208. Au-delà de cette question politique, centrale, elle estime que « l’importance qu’il [Said] confère à l’intellectuel et à sa lecture subjective du monde ont

joué un rôle incontestable », de même que « le rôle nouveau qu’il [Said] confie aux universitaires en matière de relations internationales comme dans la définition d’un nouvel ordre mondial qui ne peut que séduire des chercheurs généralement confinés au domaine de l’abstraction », puisque seule l'université « si l’on en croit Saïd est à même de

203 Perrine SIMON-NAHUM, «L’Orient INTROUVABLE d’Edward Saïd», Controverses, Numéro 11, Mai

2009, p. 25

204 Perrine Simon-Nahum est « historienne de la France contemporaine [, et] ses recherches portent sur

l’œuvre de Renan, des philologues français et allemands mais aussi sur l’histoire des intellectuels ainsi que sur le judaïsme français aux XIXe et XXe siècles ». Voir pour plus de détail le site du Centre Raymond Aron EHESS (http://cespra.ehess.fr/index.php?1608)

205 Perrine SIMON-NAHUM, op. cit. , p. 25. 206 Ibid.

207 Ibid. , p. 26 208 Ibid.

formuler les règles d’un jeu plus équitable »209. C'est bien l'argument politique qui peut, sans doute le plus, expliquer cette réticence. Comme l'explique Yves Clavaron, « l'usage

politique de la philologie ainsi que la recherche d'un sens politique dans la pratique littéraire ont pu surprendre un public nourri au structuralisme de Barthes ou aux expérimentations du nouveau roman […]. C'est sans doute la force et la prégnance du programme politique qui perturbe la réception de Saïd en France »210.

Tous ces éléments vont plus ou moins transparaître de manière plus précise encore dans les critiques qu'a suscité L'Orientalisme de Said en France, pour montrer qu'en trois décennies, l'ouvrage a été scruté par de divers universitaires notamment mais non exclusivement. Il s'agira également de mettre en relation ces critiques avec l'ouvrage lui- même et les différentes réponses et précisions que son auteur aura pu apporter au fil du temps.

209 Ibid.

Chapitre 5 – L'Orientalisme lu : phénomènes de dénonciation et

critiques française

Il s’agira d’analyser de manière thématique les reproches, variés, qui ont pu être adressés à Said concernant l’Orientalisme. Il pourra notamment s'agir des critiques s’agissant de manques (thèmes non traités, comme par exemple la littérature orientaliste allemande), de dangers concernant l’usage de cet ouvrage (peur d'une condamnation irrémédiable de l’orientalisme), des arguments mobilisés par Said (essentialisant ou même non fondés) etc. Nous essaierons autant que possible de mettre en avant les réponses formulées par Said, dans la mesure où elles existent en français, et par des intellectuels et universitaires ayant eu à un moment ou à un autre à étudier l'ouvrage de Said en France, pour comprendre en quoi ces critiques sont pertinentes et ce qu'elles apportent comme éclairages concernant

L'Orientalisme.