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L'une des critiques les plus courantes à l'égard de L'Orientalisme réside dans les erreurs qui parsèment l'ouvrage. Sophie Basch, toujours dans le compte-rendu d'un ouvrage de Robert Irwin intitulé For Lust of Knowing The Orientalists and their Enemies, cite un extrait de ce dernier :

« Said et ses alliés des “cultural studies” ont popularisé l’idée qu’il était plus important de détruire l’orientalisme que de reconstituer scrupuleusement son histoire. [...] D’aucuns ont suggéré que, même si L’Orientalisme est truffé d’erreurs, la valeur de l’ouvrage demeure considérable parce qu’il stimule la discussion et nourrit une controverse majeure. La valeur d’un débat fondé sur une version fantaisiste de l’histoire et du savoir ne saute néanmoins pas aux yeux » (p. 328) »111.

Ainsi, l'idée que L'Orientalisme de Said contient plusieurs erreurs factuelles est selon elle avérée. Elle ajoute en outre que « Said plaça toujours ses interventions sur le

plan idéologique et ne répondit jamais aux questions d’érudition (les rééditions de 110 Ibid. , p. 167

111 Robert IRWIN, For Lust of Knowing, The Orientalists and their Enemies, repris par Sophie BASCH, «

L’Orientalisme n’en tiennent aucun compte). D’où le titre provocateur d’Irwin, dans une société où tout a un prix : Pour le goût du savoir »112.

La même critique revient dans un article particulièrement virulent à l'égard de

L'Orientalisme, écrit par Perrine Simon-Nahum, dans lequel elle s'interroge en ces termes

« comment des historiens, spécialistes de l’histoire de la philologie ou des études

orientales, ont-ils laissé passer l’ensemble d’approximations et d’interprétations que E. Saïd se plaisait à présenter comme une histoire objective des études orientales depuis le début du XIXe siècle ? »113. Elle renchérit, estimant que l'on « pourrait multiplier à l’infini

le relevé des approximations comme des interprétations présentées par l’auteur comme des faits avérés alors qu’il s’agit d’interprétations personnelles que contient l’ouvrage. Lire l’Orientalisme comme l’œuvre d’un historien le condamne sans appel aux rebuts de la science »114.

Il est vrai que des erreurs existent dans L'Orientalisme d'Edward Said. Comme le soulignent Guillaume Bridet et Xavier Garnier, « la critique de L’Orientalisme au nom de

la rigueur philologique reste ainsi un motif majeur de la critique, comme le montre par exemple l’article de Sophie Basch qui, en 2008, se met dans les pas de Bernard Lewis et de Robert Irwin pour dénombrer ses « erreurs » et ses « faiblesses [qui] sautent aux yeux du lecteur averti »115, comme nous venons de le constater. Cela n'est pas à démontrer, ni à détailler ici, cela relève du fait. Il convient néanmoins de souligner que malgré les nombreuses fautes qui n'ont jamais été revues par Said, ce dernier, comme le signale Yves Clavaron, « a cependant corrigé une faute de traduction de l'allemand signalée par

Bernard Lewis ; il avait initialement traduit le vers de Goethe « Gottes is der Orient » par « God is Orient » avant de proposer : « God's is the Orient » (« A Dieu est l'Orient ») »116. S'agissant des raisons pour lesquelles il se trompe, au-delà du fait que la rédaction d'un ouvrage de quatre cent pages environ ne saurait être exempte d'approximations et d'inexactitudes, on peut avancer l'idée que l'orientalisme n'est pas un domaine relevant des compétences du professeur de littérature anglaise et comparée qu'est Edward W. Said. En effet, il a lui-même toujours voulu assumer une posture d'amateur et non de spécialiste. On

112 Sophie Basch, op. cit. , p. 293

113 Perrine SIMON-NAHUM, «L’Orient INTROUVABLE d’Edward Saïd», Controverses, Numéro 11, Mai

2009, p. 19

114 Ibid. , p. 23

115 Guillaume BRIDET et Xavier GARNIER, « Introduction » Edward W. Said au-delà des études

postcoloniales, Sociétés & Représentations, 2014/1 N° 37, p. 21

peut expliquer cette idée, toujours avec Yves Clavaron, par le refus par Said de « la

spécialisation sacerdotale et abstruse qui a pour corollaire une forme de quiétisme et un retrait de l'intellectuel hors de la société »117. Ainsi, « la critique séculière préconisée par

Said privilégie des intérêts larges et une approche d' « amateur ». Le terme « amateur » ne renvoie pas à un dilettantisme superficiel, mais au refus d'être enfermé dans des spécialisations trop étroites, qui empêchent de parler « au monde » sur lequel la critique s'exerce »118. Opposé à la figure de l'expert, Said s'éloigne clairement – et sciemment - de sa spécialité pour littéralement agir. Dès lors, nous pouvons penser que ces erreurs sont dans une certaine mesure à mettre sur le compte de cet « amateurisme » voulu, sur le fait que son érudition ne s'étend pas toujours sur les domaines, vastes et divers, dans lesquels s'aventure son propos sur les centaines de pages, de décennies et de personnages historiques que renferme L'Orientalisme.

Pour autant, cela n'explique pas pourquoi Said n'a pas profité des rééditions successives de cet ouvrage pour corriger ces erreurs manifestes. A fortiori lorsque l'on sait qu'il a ajouté une postface (1994) et une préface (2003) à l'ouvrage en question pour, précisément, répondre aux critiques multiples et variées, positives et négatives, qui fleurissaient au fil des années. En effet, Edward Said était loin d'être ignorant de ce qui se disait, en bien ou en mal, de son ouvrage, et il pouvait admettre s'être trompé, comme en témoigne la correction que nous avons précédemment évoqué. On peut essayer de donner des éléments de compréhension, en rapprochant l'ouvrage de Said d'un autre ouvrage essentiel, structurant, incontournable pour Said : Mimésis119 d'Erich Auerbach. Said a bien

expliqué ce que représentait cet ouvrage, dans une conférence qu'il a donné le 25 mars 2002 à l’École Normale Supérieure de Paris120. Il évoque à cette occasion, et de manière abondante, la manière dont a été rédigée Mimésis, expliquant qu'Auerbach avait « perdu

son poste à Marbourg. Il était professeur très distingué de l'université. Alors il a passé la

[Seconde] guerre [mondiale en exil à] Istanbul. Et là, il a essayé de faire quelque chose

qu’il n’a jamais pu faire en Allemagne, entouré par ces bibliothèques, et ces livres, et ces notes, et son éducation, et son habitat naturel »121. Ce qu'Auerbach a « essayé de faire » en

117 Ibid. , p. 27 118 Ibid.

119 Erich AUERBACH, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1946], trad.

de l’allemand par Cornélius Heim, Paris, Gallimard NRF, « Bibliothèque des idées », 1968

120 Cette conférence s'est tenue dans le cadre de la « Semaine arabe 2002 ». Edward Said a été invité et reçu

par Houda Ayoub et les élèves de l’ENS pour parler sur le thème « Intellectuels arabes et exil » (Voir les enregistrements sonores de l'évènement sur le site : http://www.diffusion.ens.fr/index.php? res=conf&idconf=48).

rédigeant Mimesis, c'est tenter de « reconstituer la littérature occidentale en absence,

c’est-à-dire à deux pas de la littérature elle-même : sans les textes, seulement les textes absolument fondamenta[ux], les grands poètes […] etc., mais pas avec les références, et les aides bibliothécaires »122. De là, il en a tiré :

« une structure de cette littérature […] complètement improvisé […] et […] paradoxalement, d’une manière totalement organisée, [donnant] l’impression d’une manière encyclopédique, qu’il a essayé de reconstituer le summum, le total de la littérature occidentale, en commençant avec Homère, et en fini[ssant] avec Virginia Woolf. Deux mille ans de littérature dans toutes […] les grandes langues de l’Europe »123. Cela est permis par « les conditions de l'exil », et « peut donner des résultats intellectuels, et peut-être même politiques plus tard qui à mon avis […] va[lent] la peine »124.

Nous souhaiterions ainsi émettre l'hypothèse d'un rapprochement, peut-être inconscient, qu'a pu faire Said entre cet ouvrage d'Auerbach et L'Orientalisme, et cela pour plusieurs raisons. On peut d'abord souligner que l'écriture des deux ouvrages a été réalisée en exil ; les conditions de ces deux exils, et plus globalement les conditions historiques diffèrent sensiblement, mais compte tenu du fait qu'Edward Said ne pouvait, de fait, rentrer au Proche-Orient, et de l'importance qu'il attache en général à sa condition « exilique », on peut estimer que cela revête une grande importance pour lui. Cette idée d'une conscience aiguë de l'exil de la part de Said lors de la rédaction de L'Orientalisme est clairement revendiquée, comme lorsqu'il affirme : « accepter de dire que l'Orientalisme donne

l'impression d'avoir été écrit à partir d'une très concrète expérience de déprivation personnelle et de désintégration nationale »125, référence explicite à sa Palestine natale où il n'était encore jamais retourné à l'époque de la rédaction. Il le dit également, à Tahar Ben Jelloun, lorsqu'il estime que : « je ne crois pas que j'aurais écrit ce livre si j'étais resté

dans le monde arabe. Il fallait, pour en arriver à ce livre, une distance et une désorientation. C'est le livre d'un exilé. Il fallait être entre les cultures et non dans les cultures »126, une configuration similaire à celle d'Auerbach écrivant en Turquie, loin de son Allemagne natale, entre les cultures d'Occident et d'Orient, Istanbul étant territorialement et symboliquement à cheval sur l'Europe et l'Asie. Au-delà de la condition de l'exil, un autre point commun avec Auerbach est que Said a écrit son ouvrage de

122 Ibid. 123 Ibid. 124 Ibid.

125 Edward W. Said, op. cit. , 1980, (rééd. Augm., 2003), p. 364

126 Edward Said, propos recueilli par Tahar Ben Jelloun, « L'Orient, fantasme de l'Occident », Le Monde, 8

manière assez rapide, comme il le dit lui-même : « [L'Orientalisme] reste le seul livre que

j'ai écrit pratiquement d'une traite »127. Et pourtant, dans la forme et comme pour Mimesis, il peut donner une impression de solidité, comme le soulignent Guillaume Bridet et Xavier Garnier : « un livre comme L’Orientalisme peut donner l’impression d’avoir été conçu par

un stratège assuré de ses positions et déployant une argumentation depuis des positionnements confirmés »128. Ces points communs avec Mimesis d'Auerbach, et le fait même que Said avait beaucoup d'affinités intellectuelles avec cet auteur incontournable de la théorie littéraire et autant d'admiration pour son ouvrage, nous permettent de suggérer que Mimesis est à Auerbach ce que L'Orientalisme est à Said, et que, d'une certaine manière, ce lien profond et essentiel pourrait laisser penser que Said a voulu en quelque sorte sanctuariser L'Orientalisme. Un élément décisif va dans le sens de ce raisonnement : jamais, à l'exception de la correction que nous avons signalée précédemment, Said n'a remanié son ouvrage. Malgré les décennies et le succès extraordinaire de l'ouvrage, malgré une multitude de réactions et de fautes avérées, L'Orientalisme est resté vierge, comme au premier jour. La parade trouvée par Said pour l'actualiser est la rédaction d'une postface en 1994 et d'une préface en 2003, peu avant sa mort, que Todorov qualifiera d'ailleurs de « testament spirituel »129. Mais l'ouvrage lui-même est resté indemne, et, par voie de conséquence, les fautes, approximations, contradictions pointées du doigt par les lecteurs n'ont jamais été corrigées.

Au final, l'ensemble de ces critiques montre bien que le transfert culturel a fonctionné, et que l'ouvrage a été reçu en France dans une ambiance polémique, encline à une certaine forme de réserve. Mais à ces critiques nombreuses, variées, souvent pertinentes et témoignant d'un intérêt pour l'ouvrage – positif ou négatif – se sont joints des commentaires parfois moins justifiés, relevant même parfois d'une certaine forme, sinon d'injure, du moins de condescendance vis-à-vis de l'ouvrage ou, parfois, de son auteur. Voyons comment cela a pu se manifester, et en quoi nous pouvons distinguer le vrai du faux, ou en tous les cas tenter d'atténuer ce qui est parfois présenté comme des vérités absolues sur cet ouvrage.

127 Edward W. Said, op. cit. , 1980, (rééd. Augm., 2003), p. 355 128 Guillaume BRIDET et Xavier GARNIER, op. cit. , p. 21

129 En effet, Todorov affirme que « Les quatre ou cinq derniers essais du volume, particulièrement denses, poursuivent une réflexion sur l'exil, entamée plus tôt ; joints à l'ultime préface de L'Orientalisme, ils constituent une sorte de testament spirituel » (Tzvetan TODOROV, « Edward Saïd, le spectateur exilé », Le Monde, 16 mai 2008).

Chapitre 6 – Les phénomènes d’altération manifeste de l’œuvre de

Said dans sa réception française (déformation, récupération,

simplification)

La circulation des idées, par définition, entraîne une altération irréductible du sens de l'œuvre originelle, altération qui peut être plus ou moins importante. Ces phénomènes de récupération, de simplification et de schématisation (volontaire ou pas), doivent être analysés, contextualisés, pour les mettre clairement en lumière. L’altération peut être réalisée dans l'analyse du contenu de l’œuvre (erreurs factuelles, flagrantes), mais elle peut aussi être subtile, amenant certaines personnes à faire dire à l’œuvre (ou à Said concernant son œuvre) parfois l’inverse de ce qui était dit, ce que l’on peut prouver notamment en se référant soit à l’œuvre, soit aux diverses interventions de Said. Il peut s’agir d’attaques politiques, de reproches en termes de méthodes, en termes de parti pris notamment. Beaucoup de contre-vérités circulent également au cours de notre période, notamment sur l’affiliation intellectuelle et/ou politique de Said, qu’il faudra examiner pour montrer méticuleusement le positionnement de Said, il est vrai particulièrement complexe.

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