• Aucun résultat trouvé

A plusieurs reprises, on a pu lire que Said estimait que la conclusion logique de son analyse revient à admettre que les travaux orientalistes n'ont absolument plus aucune valeur et doivent être ignorés, jetés aux oubliettes de l'Histoire, pour ce qu'ils renferment de préjugés, de mensonges et d'outils de l'entreprise coloniale. Une vue qui revient dans diverses critiques de L'Orientalisme. Ainsi, dans le cadre de l'ouvrage collectif D’un

Orient l’autre. Les métamorphoses successives des perceptions et connaissances1, publié en 1991 sous la direction de Marie-Claude Burgat, Jean-Claude Vatin, que nous avons déjà évoqué en lien notamment avec François Pouillon et Guy Barthélémy, a écrit un article intitulé « Orient-ations » dans lequel il soutient, en substance, que Said ne souhaite que la disparition des travaux orientalistes, sans autre forme de procès que l'ouvrage

L'Orientalisme. Il écrit ainsi qu'un « savoir de pareil envergure [le savoir orientaliste] ne peut être jeté, sous le fallacieux prétexte qu'il est fractionné et né de mobiles pas toujours 1 Jean-Claude VATIN, : « Orient-ations », in Marie-Claude BURGAT (dir.), D’un Orient l’autre. Les métamorphoses successives des perceptions et connaissances, vol. I. Configurations, , Paris, Éditions du

nobles (contestations religieuses, compétitions politiques, affrontements militaires, pressions économiques...) »2. Il soutient que :

« les savoirs ne sont ni totalement purs ni totalement impurs et la Science n'est qu'abstraction […]. La connaissance occidentale de l'Orient, en dépit de ses maux, de ses modes et de ses manques, n'est pas à rejeter sous le fallacieux prétexte qu'elle est entachée du péché originel nommé impérialisme. Si elle doit être condamnée ce ne peut être sans un sérieux inventaire préalable. Et cet inventaire permet de retrouver ce qu'est l'apport d'un monde à la connaissance tout court »3.

Et pour approcher ce but, « ont été formulées cinq propositions destinées à

orienter les recherches non pas en direction du pourquoi mais du comment des relations et perceptions entre deux mondes »4. Ainsi, la question pour lui n'est pas tant de :

« savoir si oui ou non l'orientalisme fut (et est toujours) le discours de justification du colonialisme ; évitons d'avoir à nous déterminer entre « Edouardiens » (Saïd) et « Bernardins » (Lewis) ! Lesdites [cinq] propositions jettent plutôt les bases d'un compromis épistémologique, en esquissant la part respective des sciences, des politiques, des rapports de force dans l'élaboration des connaissances »5.

Il n'est pas question ici de détailler ces cinq propositions, qui nous éloigneraient trop de notre propos. Il ajoute en outre que « toutes les recherches n'ont pas que des buts

stratégiques, que tous les savants occidentaux n'évaluent pas l'Orient à l'aune des normes fixées par leur propre société »6. Il prend comme illustration Henry Corbin et son Histoire

de la philosophie islamique7, pour développer un argumentaire défendant la complexité, le rapport riche que Corbin entretient avec l'Orient. Il évoque également Berque, Cahen, Rodinson8, qui « semblent avant tout de grands intercesseurs, et dont l'affaire est moins le

rapprochement des sociétés que l'élargissement comme l'enrichissement de la connaissance »9. Il souligne cependant que :

2 Ibid., p. 20 3 Ibid. , p. 22 4 Ibid. 5 Ibid. , p. 23 6 Ibid. , p. 20

7 Henry CORBIN, Histoire de la philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1964

8 Il est intéressant de remarquer que ces mêmes Berque et Rodinson sont précisément évoqués par Said pour

leurs écrits qui se situent dans lignée de Louis Massignon, autre grand spécialiste français des sociétés arabo- islamiques et de l'Islam : « Telle a bien été la contribution la plus importante de Massignon, et il est vrai

que, dans l'islamologie française contemporaine (comme on l'appelle parfois), s'est développée une tradition d'identification aux « forces vitales » qui inspirent « la culture orientale »; il suffit de citer les travaux remarquables de savants tels que Jacques Berque, Maxime Rodinson, Yves Lacoste, Roger Arnaldez — très différents les uns des autres, et par leur manière d'aborder le sujet et par leurs intentions — pour être frappé par l'effet fécondant de l'exemple de Massignon, qui a laissé une indéniable empreinte intellectuelle sur chacun d'eux ». (Edward SAID, op. cit. , 1980, (rééd. Augm., 2005), p. 297).

« si quelques grandes œuvres ne peuvent faire oublier des pratiques séculaires multiformes, [et] il y a beaucoup à dire (de réserves à formuler). Lorsque nous reconstituons l'histoire des savoirs occidentaux sur l'Orient, nous ne pouvons clamer que l'Occident n'a découvert l'Orient que pour mieux le couper en morceaux, le réduire en poudre. Le bagage de l'Occident sur l'Orient, le stock scientifique accumulé n'est pas imaginaire, il continue d'exister »10.

On voit que Jean-Claude Vatin signifie à sa manière que L'Orientalisme de Said, tel qu'il a été écrit, encourage à « jeter » le savoir orientaliste du fait de ses implications politiques. Tout en soulignant les travers – réels selon lui – de l'orientalisme tel qu'il s'est exercé au cours des deux derniers siècles, il condamne le discrédit et la volonté de détruire que, selon lui, Said porte à l'orientalisme.

Avant d'évoquer la réponse de Said à ces allégations, nous souhaitons d'abord évoquer une autre critique qui voit dans L'Orientalisme bien autre chose qu'un incendie chargé de faire disparaître le courant orientaliste. Il en est ainsi de S. J. Al Azm, qui estime que l'affirmation selon laquelle « Said démonte les prétentions autosatisfaites de

l'orientalisme académico-culturel à l'indépendance académique, à la distance scientifique, à l'objectivité politique », bref, au statut de science véritable, n'empêche pas qu'« il faut cependant mentionner que l'auteur ne cherche nullement à déprécier les avancées authentiques, les découvertes scientifiques et les contributions originales réalisées par les orientalistes et l'orientalisme durant des années, notamment sur le plan méthodologique »11. Il faut simplement avoir à l'esprit que pour Said, ces précieuses « contributions » sont « émaillée[s] de suppositions racistes, d'intérêts mercenaires à

peine masqués, d'explications réductrices et de préjugés antihumanistes »12. L'implication politique de l'orientalisme est réelle, importante et a eu de puissantes retombées sur la réalité coloniale et sur l'appréhension globale qu'ont eue les Européens des sociétés arabes ; mais cette même implication dénoncée par Said n'autorise pas, selon Al Azm, à penser que Said ait voulu la suppression pure et simple de ces deux siècles de travaux.

Si l'on s'intéresse à présent concrètement à ce que Said a essayé de faire dans

L'Orientalisme, et à ce qu'il a répondu à ces critiques, on comprend rapidement que l'idée

n'est pas tant de détruire ou de mettre un terme à l'orientalisme, que de le replacer dans son contexte de production, et d'en montrer les limites. Dans l'entretien de Said avec Tahar Ben

10 Ibid.

11 S. J. AL-AZM, Ces interdits qui nous hantent. Islam, censure, orientalisme, Ifpo-Parenthèses-MMSH, 2008, p. 152

Jelloun dans le journal Le Monde, Said affirme notamment que ce qu'il veut sauver de l'orientalisme, « c'est le travail de collaboration entre les hommes et les cultures, pour

aboutir à une découverte collective et non à des résultats privilégiant une race sur une autre »13. Il existe donc un aspect positif et fécond de l'orientalisme, que Said reconnaît volontiers. En outre, Said est assez clair lorsqu'il affirme plusieurs années après la parution de L'Orientalisme que « la dignité archivale, l'autorité institutionnelle et la longévité

patriarcale de l'orientalisme devraient être prises au sérieux car, dans l'ensemble, elles fonctionnent comme une vision du monde dotée d'une force politique considérable que l'on ne peut, contrairement à tant d'épistémologies, écarter facilement »14. Il ajoute que, selon lui : « l'orientalisme est donc une structure érigée au cœur d'une lutte impériale dont il

représentait le bord dominant, élaborée non seulement comme un savoir, mais aussi comme une idéologie partisane. Mais l'orientalisme a dissimulé cette lutte sous ses idiomes érudits et esthétiques »15. Il ne s'agissait pas de détruire l'orientalisme, mais d'en dénoncer certaines caractéristiques, dont l'implication politique, coloniale est la plus essentielle dans son propos. Il insiste en outre sur le fait que :

« nulle part je ne prétends que l'orientalisme est malfaisant, ou superficiel, et identique dans le travail de chaque orientaliste. Mais je dis bien que la guilde [le terme est en français dans le texte original] des orientalistes a été historiquement la complice du pouvoir impérial, et ce serait faire preuve d'une bienveillance béate que de soutenir que cette complicité est sans incidence »16.

Ce fut ce qu'il essaya de prouver, « en plus de l'idée qu'il n'existe pas une

discipline, une structure de savoir, une institution ou une épistémologie qui puisse se tenir à l'écart, et qui s'y soit jamais tenue, des diverses dispositions socioculturelles, historiques et politiques conférant aux différentes époques leur individualité propre »17. Autrement dit, il n'existe pas de science hors du temps, de l'histoire sociale et politique dans laquelle baigne le scientifique, l'intellectuel, ou l'universitaire. Dès lors, on comprend bien que l'orientalisme ne peut selon Said être disqualifié du fait de ses implications politiques, pour la simple raison – évidente selon lui – que toute science ou savoir est produit dans un contexte donné, et que s'extraire entièrement de ce contexte est une illusion, une utopie, dans la mesure où les êtres humains sont dans l'histoire. Que cette dimension politique

13 Tahar BEN JELLOUN, « L'Orient, fantasme de l'Occident », Le Monde, 8 décembre 1980

14 Edward SAID, « Représenter le colonisé », Réflexions sur l'exil : et autres essais, traduit de l'américain par

Charlotte Woillez, Actes Sud (Arles), 2008, p. 392

15 Ibid.

16 Edward SAID, op. cit. , 1980, (rééd. Augm., 2003), p. 369 17 Ibid. , p. 392

concernant l'orientalisme soit particulièrement importante, et aux retombées à bien des égards dramatiques, constitue un sujet que Said s'emploie à étudier dans son ouvrage. Mais la critique selon laquelle Said disqualifie l'orientalisme en dénonçant son implication politique ne fonctionne pas, car cela signifierait la disqualification de toutes les sciences et savoirs. Lui-même se considère comme un intellectuel, et il est de fait un universitaire, ce qui n'empêche pas qu'on accuse précisément L'Orientalisme de ne pas être une œuvre intellectuelle à part entière.