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Le postmodernisme et le poststructuralisme des études postcoloniales versus l'humanisme de Said

Le postmodernisme et le poststructuralisme comme fondements des études postcoloniales ?

Le postmodernisme59 et le poststructuralisme (l'héritage de Foucault est, à cet égard essentiel) représentent des dimensions essentielles des études postcoloniales. Or Said s'est souvent montré « volontiers critique » face à ce champ d'études, précisément « en

raison de son ascendance poststructuraliste »60. En effet, de grandes figures telles que Bhabha ou Spivak « se tournent vers la déconstruction » préconisée par Jacques Derrida (dont on a vu à quel point Said s'éloigne volontairement dans L'Orientalisme) ou vers « une approche psychanalytique »61, qui ne satisfait pas non plus les vues intellectuelles de Said.

Ainsi, plus concrètement, on peut dire que des penseurs tels que Homi Bhabha semblent avoir une lecture des œuvres et du monde qui, comme le souligne Youssef Yacoubi en donnant des exemples précis de lecture d’œuvres postcoloniales ou de phénomènes qui devraient être analysés sous l'angle politique, « repose […] sur un kit

théorique prêt à l’usage », appliqué en quelque sorte de manière indifférenciée à tous les

objets qui s'offrent à lui, et c'est en cela « caractéristique des tropes multiculturels de la

traduction postmoderne et de la mimique à outrance », qu'on peut constater chez cette

catégorie de théoricien des études postcoloniales à la manière qu'ils ont d'« analyse[r] tous

les phénomènes »62. Dès lors, on peut estimer que « la contribution principale de la théorie

58 Ibid.

59 Dominique Combe souligne ainsi que : « Les études postcoloniales sont étroitement liées au développement de la théorie postmoderne inspirée de Lyotard et de Baudrillard aux États- Unis et dans le monde anglo-saxon en général » (Dominique COMBE, op. cit., 2009/2 n° 154, p. 125)

60 Yves CLAVARON, op. cit., p. 59-60 61 Ibid., p. 60

sophistiquée de Bhabha au débat des études postcoloniales reste eurocentrique et essentialiste », car précisément « ce genre de théorisation recycle les structures anciennes de l’oppression épistémologique et l’idée que la modernité est une catégorie européenne », et en promouvant « les catégories fixes de l’oppresseur néo-colonial et de la victime postcoloniale, Bhabha, […] confirme l’entière présence originaire de la position idéologique privilégiée du néo-colonisateur »63. Or c'est précisément le but d'un ouvrage tel que L'Orientalisme de lutter contre cette « position idéologique privilégiée » des Européens, cet orientalisme vis-à-vis des Orientaux colonisés, ou désormais soumis pour beaucoup d'entre eux à l'impérialisme occidental. Pour Said, « le but ultime de la

décolonisation intellectuelle est d’insister sur les continuités des systèmes impériaux de contrôle et sur la nécessité constante de créer dans le monde de nouveaux espaces de nouveauté imaginée, de justice et de responsabilité morale »64, ce qui suppose un réel engagement politique, une implication personnelle qui va bien au-delà des grandes constructions théoriques postmodernes, quel que soit leur degré de sophistication. Un essai comme L'Orientalisme est précisément écrit au service de cette cause globale, dont l'une des déclinaisons et des illustrations concrètes pour Said est le conflit au Proche-Orient, qui fait que sa « conscience discriminante de la bonne santé du colonialisme alimente [la]

réitération du fait qu’Israël, en tant que puissance coloniale, repose sur les ruines de la terre, de la mémoire et de l’identité palestiniennes »65. Et plus généralement, Said

considère qu' « il n’y a aucun autre vocabulaire, tout raffiné, sophistiqué et nuancé qu’il

soit, qui permette de solder la réalité crue de l’injustice, de la spoliation et du racisme »66, un type de vocabulaire très – trop - technique précisément mobilisé par des figures telles que Homi Bhabha.

De la même manière que pour Bhabha, Spivak est emmêlée dans la théorie postmoderne et sa sophistication théorique, alors que Said, en s'investissant dans le conflit israélo-palestinien, et « en donnant aux Palestiniens une voix et une existence, dont ils

étaient privés jusqu'alors en Occident » et notamment aux États-Unis, « met en pratique un principe resté théorique chez les intellectuels postcoloniaux comme Spivak »67. On voit par conséquent clairement se dessiner une distance très grande, fondamentale, entre des personnages centraux des études postcoloniales et celui qu'on considère comme le

63 Ibid., p. 181 64 Ibid., p. 183 65 Ibid. 66 Ibid.,

fondateur, bon gré mal gré, de ce même champ d'étude. Il faut dire que Said, comme nous allons à présent le voir, reste d'abord et avant tout un humaniste.

L'humanisme version saidienne

Disons-le clairement, avec Yves Clavaron, Said a « une prédilection affichée pour

la philologie [qui] ne paraît guère compatible avec la théorie postcoloniale selon Bhabha ou Spivak, qui la dénoncent comme frappée d'eurocentrisme, au même titre que l'histoire littéraire »68, une philologie étroitement liée à l'humanisme « laïc »69 de Said. Pour ce dernier, la philologie joue un « rôle central » dans cet humanisme, et il « n’a cessé de s['y]

référer [...] y compris bien sûr dans [L']Orientalism »70. La philologie fait partie intégrante de ses méthodes, de sa manière d'aborder les textes et, par-là même, le monde, à travers l'humanisme. Or c'est « bien la tradition de l'humanisme » qui relie Said à des figures – centrales pour lui – à Vico et surtout Auerbach et, par leur truchement, à la philologie. Comme le souligne Xavier Garnier, Said ne cache pas « l’admiration qu’il éprouve pour

les défenseurs de l’humanisme bourgeois du XXe siècle (Auerbach, Adorno, Spitzer) »71, qui n'ont pas vraiment d'importance dans les études postcoloniales, trop bourgeoises et trop européennes pour convenir à leurs vues. Said définit lui-même ce qu'il considère comme le vrai humanisme dans L'Orientalisme : « ce que je tente ainsi de faire [dans L'Orientalisme], je l'ai appelé « humanisme », un mot que, têtu, je continue à utiliser

malgré son rejet méprisant par les critiques postmodernes sophistiqués »72, expression qui

vise indirectement certains travaux de Homi Bhabha et Spivak comme nous avons essayé de le montrer précédemment. Il explique ainsi, plus fondamentalement, que « par

humanisme, je pense d'abord à la volonté qui poussait William Blake à briser les chaînes de notre esprit afin d'utiliser celui-ci à une réflexion historique et raisonnée »73, autrement dit ancrée dans le temps, soutenue par un engagement politique et une participation à la vie de la cité, en tant qu'intellectuel notamment. Sa conception de l'humanisme s'éloigne donc du terrain strictement théorique pour pénétrer dans le domaine de l'action, et on constate que cela ne peut se faire qu'en « communauté avec d'autres chercheurs, d'autres sociétés et

d'autres époques », puisque Said estime qu'il « n'existe pas d'humaniste à l'écart du monde »74. Son appréhension interdisciplinaire, et plus globalement sa manière de relier les travaux scientifiques et littéraires, l'actualité politique et l'histoire longue des sociétés, lui

68 Ibid., p. 60

69Dominique COMBE, op. cit., 2009/2 n° 154, p. 125 70 Ibid., p. 129

71 Xavier GARNIER, op. cit., 2014/1 N° 37, p. 49 72 Edward SAID, op. cit., 1980, (rééd. Augm., 2003), p. V 73 Ibid.

fait dire que « chaque domaine est lié à tous les autres, et rien de ce qui se passe dans le

monde ne saurait rester isolé et pur de toute influence extérieure »75. Et en même temps que ce lien avec l'extérieur, c'est d'abord de l'individu que part la réflexion et l'action de l'humaniste, car « l'humanisme se nourrit de l'initiative individuelle et de l'intuition

personnelle, et non d'idées reçues et de respect de l'autorité »76. C'est donc un défi

permanent lancé au pouvoir que de se dire et d'être un humaniste, et jamais une manière de s'acoquiner avec lui. En outre, il estime que l'humanisme réside également dans la manière d'aborder les textes, qui « doivent être lus comme des productions qui vivent dans l'histoire

de manière concrète »77, une conception que nous avons déjà eu l'occasion d'aborder à plusieurs reprises, signifiant l'importance de l'étude des conditions sociales et politiques d'élaboration des productions intellectuelles, loin de tout aspect purement théorique des productions quelles qu'elles soient. Enfin, et surtout pourrait-on dire, le vrai sens de l'humanisme et son utilité fondamentale pour Said est d'être « notre seul, […] notre

dernier rempart contre les pratiques inhumaines et les injustices qui défigurent l'histoire de l'humanité »78, au premier rang desquelles il place le sort réservé aux Palestiniens et,

plus globalement, aux sociétés arabes dont il est lui-même issu.

Une notion d'humanisme79, si chère à Said, et pourtant « battue en brèche par les

études postcoloniales, au nom d’une critique des valeurs occidentales », qui sont,

paradoxalement, « celles-là mêmes que Saïd contribue à soumettre à la « déconstruction »

dans L’Orientalisme »80. Said dira par ailleurs que « jusqu’à un certain point, l’humanisme

est une résistance aux idées reçues ainsi qu’un mode d’opposition à toute espèce de cliché et de parole irréfléchie », or c'est précisément « cet humanisme-là [qui] est inséparable de la philologie comme vie de l’esprit »81, au-delà même du combat politique de l'intellectuel dans le monde qu'il sous-tend dans la conception de Said. En définitive, Said est dans l'action, il « croit en la capacité politique d'agir dans le monde – l'agency dont parlent

souvent les théoriciens postcoloniaux -, même si c'est en passant par la voie apparemment conservatrice de l'humanisme », un humanisme bien à lui, « déseuropéanisé et devenu critique »82.

75 Ibid. 76 Ibid., p. IX 77 Ibid. 78 Ibid.

79 Nous renvoyons le lecteur à un article d'Orazio Irrera, qui approfondit la notion d'humanisme telle que Said

l'interprétait : IRRERA Orazio, « L'humanisme selon Edward Saïd. Enjeux éthiques et politiques de la traduction », Revue Internationale de pensée critique, Octobre 2009

80 Dominique COMBE, op. cit., 2009/2 n° 154, p. 132 81 Ibid.

Bien qu'ayant été central dans l'émergence des études postcoloniales, reconnu comme tel par la grande majorité des tenants de cette mouvance, Edward Said apparaît à bien des égards avoir maintenu une certaine distance avec ce vaste courant et des figures tutélaires telles que Homi Bhabha. L'Orientalisme a en effet contribué à ouvrir un nouveau et vaste champ d'études, sans pour autant qu'on ait suivi ses méthodes, ses figures de référence ou tout simplement son auteur. Cela va nous permettre de mieux comprendre comment, tout en ayant un succès fulgurant dans le monde anglo-saxon dès les années 1980, les études postcoloniales et en lien avec elles L'Orientalisme, ont eu un accueil plus mitigé et décalé chronologiquement en France. C'est ce que nous allons essayer de montrer en France, où différentes formes d'accueil ont été réservés aux études postcoloniales, depuis les plus enthousiastes jusqu'aux plus sceptiques.

Chapitre 8 – Les études postcoloniales, L'Orientalisme, les études

postcoloniales et au-delà : essai de typologie d'une relation riche et

ambivalente en France

Nous avons vu à quel point L'Orientalisme a eu un accueil mitigé, réservé, teinté de fortes réticences en France. Cela n'a pas empêché qu'on l'évoque, qu'on le lise, qu'on le critique. S'agissant des études postcoloniales, jusqu'ici, nous n'avons fait qu'analyser d'un point de vue théorique ce courant, qui est au moins partiellement issu de cet ouvrage. Il convient à présent de se focaliser sur la réception française de L'Orientalisme à l'aune des études postcoloniales, pour montrer de quelles manières on a accueilli en France ce nouveau champ de savoir, depuis les plus enthousiastes jusqu'aux plus sceptiques, pour enfin essayer de voir comment des universitaires ont essayé d'adopter une posture davantage critique et mesurée. L'idée n'est pas d'être exhaustif, ni même d'aller dans le détail de ces courants, mais bien de montrer la diversité de ce qui existe en France, sous forme d'aperçu, pour avoir bien conscience de l'extrême variété des situations, courants, ouvrages et autres colloques dans lesquels L'Orientalisme est évoqué, positivement ou négativement, et de manière plus ou moins critique, en lien plus ou moins étroit avec les études postcoloniales. Nous verrons enfin qu'au-delà même des études postcoloniales,

L'Orientalisme a pu susciter des travaux porteur d'autres visions nouvelles des rapports

entre les cultures.