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L'orientalisme conspué, le mal réparé : le Dictionnaire et Après l'orientalisme

depuis plus de trente années.

B. L'orientalisme conspué, le mal réparé : le Dictionnaire et Après l'orientalisme

On peut clairement identifier un second courant de personnes, universitaires notamment, qui ont vu dans L'Orientalisme un succès inexplicable, voire injuste, parce qu'injustifié selon eux. L'une des principales figures de cette catégorie est, selon nous, François Pouillon, et cela parce qu'il est l'instigateur de deux ouvrages qui vont nous intéresser ici, à savoir le Dictionnaire des orientalistes de langue française30, et l'ouvrage

Après L'Orientalisme, L'Orient créé par l'Orient31, ce dernier étant la mise en écrit d'un

colloque qui a eu lieu peu auparavant. Des ouvrages collectifs qui vont ainsi solliciter le concours de personnes qui vont plus ou moins souscrire aux idées de François Pouillon et de Jean-Claude Vatin à propos de L'Orientalisme, que nous allons à présent nous attacher à analyser.

L'Orientalisme, ouvrage destructeur sans aucune utilité

François Pouillon et Guy Barthélémy affirment, dès la préface du Dictionnaire

des orientalistes de langue française, que ce dernier est le « lieu de rappeler que L’Orientalisme de Said est un mauvais livre »32, et cela pour plusieurs raisons qu'ils détaillent dans ladite préface. Ils estiment ainsi que l'ouvrage de Said « n'a pas, comme on

le dit souvent, relancé le débat sur l’orientalisme, mais qu’il l’a plutôt bloqué », et « qu'il a été souvent brandi comme certain petit livre rouge, donnant lieu parfois à une désolante vulgate »33. Les termes sont clairement péjoratifs, rapprochant L'Orientalisme du Petit

livre rouge de Mao Tsé Toung renfermant des citations du dirigeant chinois, et qu'il était

obligatoire de lire lors de la Révolution culturelle chinoise au cours du milieu des années 1960. De la même manière, L'Orientalisme est réduit à « une formule essentiellement

idéologique produite par une vision parfaitement unilatérale des choses » qui a

30 François POUILLON, Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris, IISMM-Karthala, 2008 31 François POUILLON, Jean-Claude VATIN (sous la direction de), Après l'orientalisme: l'Orient créé par l'Orient[colloque "L'orientalisme et après ? Médiations, appropriations, contestations", Paris, ÉHESS, Institut

du monde arabe, 15-17 juin 2011], Karthala, Octobre 2011

32 Guy BARTHELEMY et François POUILLON, Préface à la troisième édition du Dictionnaire des

orientalistes de langue française, Paris, (IISMM-Karthala, 2012 (disponible librement sur http://dictionnairedesorientalistes.ehess.fr/document.php?id=382)

« ridiculement figée […] la mouvance orientaliste »34. Le ton est donc rapidement donné, et on constate très vite qu'il s'agit clairement de défendre le courant orientaliste contre les assauts jugés abusifs et arbitraires de l'ouvrage de Said. Un ouvrage qui, rappelons-le, est publié en France dès 1980, alors que la première édition du Dictionnaire paraît en 2008, ce qui montre non seulement le caractère tardif de cette sorte de réponse à Said, mais également une certaine conscience de l'importance et de l'ampleur du succès de

L'Orientalisme, à qui Pouillon et Barthélémy trouvent utile, voire nécessaire de répondre.

C'est dire la prégnance qu'a tout de même eu l'ouvrage de Said, et la manière dont ces orientalistes français ont eu à cœur de s'en prémunir. Les auteurs de la préface mettent ainsi en garde « ceux qui ont rêvé de soumettre les orientalistes à cette lecture

réductionniste », à qui ce Dictionnaire est censé, par sa simple existence, « inflige[r] un solide démenti »35.

L'Orient créé par L'Orientalisme

S'agissant de l'ouvrage qui suit le Dictionnaire, intitulé Après L'Orientalisme,

L'Orient créé par l'Orient, la genèse est également intéressante pour nous, et elle est

expliquée dans la même préface au Dictionnaire. L'ouvrage est l'aboutissement, selon Pouillon et Barthélémy, d'une « démarche plus incisive [à laquelle] nous avons été

conduits pour changer la perspective du débat et le terrain d’enquête, celle qui consistait, précisément, à nous situer après l’orientalisme, c’est-à-dire en aval de ce dont nous avions traité dans le Dictionnaire »36. Et cela était aussi, et surtout, une manière de « laiss[er] derrière [eux], autant qu’il était possible, l’encombrant ouvrage de Said »37. Là encore, ces deux personnes, et la myriade de contributeurs que ce nouvel ouvrage a nécessitée, se situent par rapport à Said, ou pour suivre leur raisonnement, dans l'après- Said, et plus précisément encore, comme le titre l'indique, dans l'après-L'Orientalisme.

Ils expliquent encore leur démarche, estimant avoir voulu « prendre à rebours

cette idée d’un « Orient créé par l’Occident » et [se] préoccuper, avec L’Orient créé par l’Orient, de ce qui se passait de l’autre côté du miroir »38, confirmant leur volonté de mettre clairement en avant la rupture qu'ils souhaitent voir totale, en France, avec les idées de Said et l'appréhension politique et idéologique du courant orientaliste. Ils soulignent par ailleurs que c'est leur « ami François Zabbal qui eut l’idée de cette formule, qui servit de

titre à une table ronde à l’Institut du Monde arabe, en novembre 2011 », avant un colloque 34Ibid.

35 Ibid. 36 Ibid. 37 Ibid. 38 Ibid.

international intitulé et « L’orientalisme et après ? Médiations, appropriations, contestations » qui a eu lieu à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales en juin 2011, et l'ouvrage qui en fut le recueil, précisément Après l’orientalisme. L’Orient créé par

l’Orient39. A noter que François Zabbal est, comme Pouillon et Barthélémy, membre du

Centre d'Histoire Sociale de l'Islam Méditerranéen, et est le rédacteur en chef de Qantara, un « magazine entièrement dédié à la culture arabe »40 rattaché à l'Institut du Monde Arabe (IMA). Ainsi, Après L'Orientalisme « constitue » pour eux « un prolongement

naturel et distancié [du] Dictionnaire »41. Un autre élément également intéressant, qu'ils

soulignent, en note de bas de page de la préface au Dictionnaire, est que L'Orient créé par

l'Occident est le « sous-titre de la traduction française d’Orientalism », et que « le sous- titre anglais était beaucoup moins postmoderne : « Western Conceptions of the Orient »42. Or nous avons bien vu que Said, dont les travaux ont de facto trait au postmodernisme, a toujours pris soin de prendre ses distances vis-à-vis du postmodernisme, auquel en revanche adhèrent beaucoup de tenants des études postcoloniales comme nous avons essayé de le montrer dans le chapitre précédent.

Tout en dénonçant avec véhémence L'Orientalisme, Pouillon et Barthélémy estiment que « bien avant l’ouvrage de Said », une remise en cause de l'orientalisme s'était faite « sous forme d’une critique idéologique d’abord qui consistait trop souvent à dire –

immense découverte – que, dans les productions d’époque coloniale, on avait quelque chance de trouver des formulations de caractère colonialiste »43. Une manière de montrer que non seulement L'Orientalisme est « mauvais », mais qu'en plus il ne fait que répéter ce qui avait été précédemment fait sur ce thème. En outre, Lucette Valensi, l'une de leurs collègues au Centre d'Histoire Sociale de l'Islam Méditerranéen, cette fois dans l'avant- propos du Dictionnaire, affirme que l'orientalisme « est mort », mais qu'il ne s'est certainement pas « écroulé sous les attaques reformulées [après les critiques des années 1950] dans Orientalism », mais parce qu'il « s'est introduit et dissous dans les diverses

disciplines, de plus en plus spécialisées, qui relèvent tant des sciences humaines que des

39 Ibid.

40 Voir, pour plus d'informations, le site Internet de l'Institut du Monde Arabe

(http://www.imarabe.org/preparer-ma-visite/librairie-boutique/publications-editions/abonnement-qantara

41 Guy BARTHELEMY et François POUILLON, Préface à la troisième édition du Dictionnaire des

orientalistes de langue française, op. cit.

42 Ibid. 43Ibid.

études littéraires »44. Une manière étonnante de dédouaner L'Orientalisme de ce crime, qui suscite une certaine incompréhension. Car si l'ouvrage de Said n'est en rien dans le destin macabre de l'orientalisme, pourquoi consacrer tant d'efforts, d'ouvrages et de lignes à le dénoncer, à en dire du mal et à le tenir responsable de la réputation de leur spécialité ?

Cette contradiction est explicitée, mais jamais résolue, dans un texte de François Pouillon, extrait intitulé « Chemin faisant », qui fait partie de l'avant-propos du

Dictionnaire, dans lequel on peut lire « l’effet paradoxal du brûlot [sic] d’Edward Said (1978), à une époque où plus personne ne se revendiquait vraiment de cette discipline vieillotte. Science enfermée dans des éruditions linguistiques et micro-historiques, engoncée dans des méthodologies et des conceptions anachroniques, elle avait perdu toute légitimité académique et même politique »45. Aussi, selon lui, « au moment même où

l’orientalisme disparaissait des nomenclatures du CNRS pour être réparti entre la linguistique, la science politique, l’anthropologie et l’histoire, l’ouvrage de Said lui redonnait une sorte de jouvence et de crédit public »46. Et c'est là la raison qui, selon lui,

justifie voire redonne sa raison d'être au projet de Dictionnaire, car « il paraissait à

nouveau légitime de faire ce que nous avons entrepris : un dictionnaire historique et critique des orientalistes »47. En outre, il estime, dans sa plaidoirie pour défendre les orientalistes, que « ce n’était pas aux orientalistes réels que Said intentait un procès, mais,

sur la base d’un portrait-robot, à des coupables idéaux. Manière quelque peu expéditive d’administrer la justice, c’est un épouvantail que l’on jugeait »48. Au final, la vision de

L'Orientalisme dégagée par ces deux publications que sont le Dictionnaire et Après L'Orientalisme, et par-là même par ceux qui en ont été les instigateurs (avec Jean-Claude

Vatin pour le second notamment, qui dirige avec François Pouillon Après l'orientalisme), est celle d'un ouvrage « mauvais », inutile parce qu'il enfonce des portes ouvertes puisque la critique a été faite trente années auparavant (soit cinquante-cinq années avant le

Dictionnaire), qui a qui plus est manqué sa cible, et de beaucoup, puisque ceux qu'il visait

n'existaient même pas ! En effet, selon François Pouillon, tous les orientalistes étaient désintéressés et seulement passionnés par leur sujet, l'Orient, comme il le souligne dans cet éloge : « l’examen des itinéraires biographiques de nos orientalistes montre en somme la

44 Lucette VALENSI, « Avant propos », Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris, 2008

(disponible librement sur http://dictionnairedesorientalistes.ehess.fr/document.php?id=33).

45François POUILLON, « Chemin faisant », Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris, 2008

(disponible librement sur http://dictionnairedesorientalistes.ehess.fr/document.php?id=35).

46Ibid. 47 Ibid. 48 Ibid.

puissance de cette immense caisse de résonance que fut l’orientalisme, donnant l’envie de voyager, de connaître, fut-ce par la force de la nostalgie d’une société pour l’innocence de ses origines. Ce fut dans un large vivier qu’après les époques héroïques furent recrutés les vrais savants, fervents de travail et d’étude – dirait-on « désintéressés » ? »49.

Il faut bien dire qu'au-delà de ces trois acteurs – Pouillon, Barthélémy et Vatin -, des dizaines de contributeurs ont participé à l'élaboration et à l'écriture de ces deux ouvrages, dont le succès a été réel, puisque le Dictionnaire paru en 2008 a été réédité en 2012. Nous ne pouvons tous les citer, et avons préféré évoquer les acteurs-clés, à l'origine de ces deux ouvrages, et la manière dont ils appréhendent encore aujourd'hui

L'Orientalisme de Said. Il est intéressant de constater que François Pouillon lui-même,

dans l'introduction de l'ouvrage Après L'Orientalisme, en 2011, tout en estimant que la critique de l'orientalisme s'est faite avant l'ouvrage de Said – il a beaucoup insisté à ce sujet, et nous l'avons nous-mêmes fait remarquer dans le chapitre II de ce mémoire - de manière plus efficace, en France comme dans le monde anglo-saxon, avoue sa « stupeur » en voyant « deux décennies » après L'Orientalisme « Said s'imposer dans nos universités […] avec le soutien d'une puissante armée sous la bannière d'un mouvement dit « post-

colonial »50, comme nous avons également essayé de le montrer précédemment. Mais au- delà même des tenants des études postcoloniales, et de ces opposants à L'Orientalisme et à ces dernières, une troisième catégorie, à laquelle nous allons à présent nous intéresser, va s'emparer de l'ouvrage de Said pour en faire un traitement qui paraît plus nuancé, plus mesuré que celui réservé par les deux précédents courants que nous avons présenté.

C. L'Orientalisme et les études littéraires françaises : échanges de bons