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Concurrence patriotique et configurations différenciées de la recherche scientifique entre les

Dans un article paru récemment, Guillaume Bridet et Xavier Garnier, universitaires spécialistes des études littéraires, évoquent un « certain patriotisme

29 Dominique COMBE, « Situation d'Edward W. Said, critique et théoricien de la littérature », Sociétés & Représentations, 2014/1 N° 37, p. 30-31

30 Ibid., p. 31

31 L'article de Dominique Combe intitulé « Situation d'Edward W. Said, critique et théoricien de la littérature

», et paru en 2014 dans Sociétés & Représentations décrit ce contexte et montre à quel point est complexe l'histoire et la configuration de la recherche scientifique aux États-Unis en sciences humaines et sociales, et explique la manière dont Said s'y inscrit notamment concernant L'Orientalisme et Culture et Impérialisme.

scientifique »32 pour expliquer les réticences françaises devant les études postcoloniales, et donc devant L'Orientalisme de Said. Il est en effet possible que le succès incontestable des intellectuels français sur la scène scientifique mondiale d'après Seconde Guerre mondiale ait conduit à une certaine propension à se replier sur une sphère nationale particulièrement féconde. Il en est ainsi du courant existentialiste de Jean-Paul Sartre ou du structuralisme de Michel Foucault pour la philosophie, de la deuxième génération de l’École des Annales représentée notamment par Fernand Braudel, de la psychanalyse avec Jacques Lacan ou de l'anthropologie représenté par l'illustre Claude Lévi-Strauss33. Une « concurrence

académique »34 peut par conséquent expliquer au moins partiellement que l'ouvrage de Said en 1980, même s'il n'est pas – encore – identifié au courant postcolonial, soit peu ou mal reçu en France. Ainsi, même à l'aube des années 1980 et au cours des années qui suivront, alors que cette prédominance scientifique française s'estompe, il est envisageable de penser qu'une certaine résistance vis-à-vis de modèles de pensée – études postcoloniales principalement - radicalement différents s'exerce en France.

Car en effet, de nombreuses différences de pratiques scientifiques existent entre les deux pays. L'une des principales différences entre le système américain de recherche en sciences humaines et sociales et le système français réside dans les partages disciplinaires35. Ainsi s'ajoute au décalage temporel, que nous avons analysé en décrivant et en explicitant les contextes de réception de l'ouvrage de Said, un décalage en termes de découpage disciplinaire. Concernant précisément le cas des postcolonial studies (ou études postcoloniales), elles ont été « développées comme les autres studies au sein des

départements de littérature comparée » américains, et « marquées par un certain essayisme […], [prenant] en écharpe nos disciplines [en France] au point qu’on ne sait trop quel spécialiste pourrait légitimement en accuser réception »36. La question de savoir s'il convient de classer les études postcoloniales, et donc L'Orientalisme, dans les études littéraires ou dans la catégorie « sciences sociales » se pose37. Nous verrons par la suite, lorsque nous étudierons les réactions et commentaires français lors de la réception française de L'Orientalisme, que cette question n'appelle aucune réponse évidente. En effet, c'est l'un des nœuds fondamentaux de la réception de L'Orientalisme en France : dès lors

32 Guillaume BRIDET et Xavier GARNIER, « Introduction » Edward W. Said au-delà des études

postcoloniales, Sociétés & Représentations, 2014/1 N° 37, p. 13

33 Ibid. 34 Ibid. 35 Ibid., p. 14 36 Ibid. 37 Ibid.

que l'on conçoit que les disciplines scientifiques sont distribuées de manière très différentes aux États-Unis et en France, comment savoir qui est le plus indiqué pour recevoir cet ouvrage ? Relevant autant des études orientalistes que de la science historique ou des études littéraires, L'Orientalisme interroge sur la légitimité des relais qui s'en sont emparés38, et en creux c'est bien la question de la différence entre la recherche aux États- Unis et en France qui s'impose, encore une fois. En effet, la rigueur scientifique française se caractérise notamment par la méthode, qui diffère selon les disciplines et élève ainsi des cloisons étanches entre elles. Et ces partages disciplinaires ne peuvent être outrepassés que par « de rares chercheurs que leur notoriété autorise à dépasser leur spécialisation

initiale », ce qui n'est évidemment pas le cas de Said qui en 1980 est loin d'être célèbre en

France39. L'Orientalisme est rapidement devenu un ouvrage incontournable pour les spécialistes de littérature générale et de littérature comparée, et a en même temps été lu par les historiens, les politologues et les sociologues40.

Un autre élément relatif au contexte politico-scientifique du tournant des années 1970-1980 peut en outre nous aider à mieux comprendre encore le contexte dans lequel la réception de L'Orientalisme de Said est réalisée. En effet, l'une des questions essentielles de cette époque, d'un point de vue politique, est celle de savoir quelles relations désormais entretenir avec l'Union soviétique déclinante et engagée dans un difficile conflit contre l'Afghanistan41. Or, si ces questionnements sont très présents dans la France d'alors, le volet social et lutte des classes est clairement absent de L'Orientalisme : celui-ci se focalise fondamentalement sur la question culturelle. C'est ainsi que le contexte théorico- scientifique français est davantage marqué par la question marxiste, et d'un point de vue politique par l'URSS, ce qui est une explication complémentaire d'une réception moins importante et moins riche que ce qu'on aurait pu attendre jusqu'à la fin des années 199042. C'est ce que souligne notamment Yves Clavaron, qui affirme que :

« Par sa double culture, par le fait qu'il est malgré tout un américain – donc du « premier » monde – et qu'il s'exprime surtout en anglais, Said ne correspond pas réellement à la figure de l'intellectuel du Tiers-Monde, que la France et son intelligentsia ont pu valoriser dans les années soixante ou soixante-dix, [puisqu'il] n'adhère pas à la perspective marxiste d'émancipation fondée sur la « lutte des classes » comme point de départ d'une révolution qui permette d'instaurer une société sans classe. Il dissocie colonisation et prolétarisation, colonisation et oppression, dont 38 Ibid.

39 Ibid.

40 Dominique COMBE, op. cit., 2014/1 N° 37, p. 29

41 Guillaume BRIDET et Xavier GARNIER, op. cit., 2014/1 N° 37, p. 18 42 Ibid., p. 19

la critique se trouve associée en France dans un grand mouvement de lutte de pour l'émancipation »43 .

A noter par ailleurs que la dimension culturelle, tout comme la dimension idéologique de l'orientalisme (ce que nous avons vu précédemment), ne séduisent pas vraiment un public académique français qui s'en tient exclusivement à la science. Ni l'origine culturel du chercheur ni le sujet géographique traité ne doivent conduire à se détourner d'une méthode scientifique globale marqué du sceau des sciences humaines qui permettent une distanciation vis-à-vis tant du politique que du culturel. Autrement dit, la décolonisation des savoirs, de la science en France a conduit les universitaires à littéralement couper les ponts, au moins d'un point de vue méthodologique, avec ces notions, alors que c'est précisément le cœur du propos de Said, d'où, notamment, une forme de mésentente entre le public universitaire français et L'Orientalisme.

On constate donc bien combien le contexte a pu jouer contre la réception de

L'Orientalisme en France, d'un point de vue scientifique, politique, et peut-être même

d'évolution dans l'appréhension globale des anciennes colonies arabes notamment. La grande différence avec les États-Unis, pays initialement destinataire d'un ouvrage écrit par un membre du monde académique américain44, ne pouvait qu'engendrer un décalage – qui existe toujours - avec le public académique français, qui a reçu l'ouvrage de manière de facto très singulière, comme nous aurons l'occasion de le constater plus en profondeur par la suite. En plus des universitaires et plus globalement du milieu académique français, nombreux et essentiels dans la réception qui nous intéresse ici, on peut identifier une myriade d'acteurs et de médiateurs ayant joué un rôle dans cette réception. Ce sont ces acteurs que nous allons à présent nous attacher à présenter, pour mieux comprendre les rouages qui ont permis la réception française de L'Orientalisme à partir de 1980.

43 Yves CLAVARON, Edward Said, L’Intifada de la culture, Kimé, 2013, p. 100

44 Edward Said fut, rappelons-le, professeur de littérature anglaise et comparée pendant 40 à l'Université

Chapitre 3 – Les relais de la réception de L'Orientalisme en France,

au carrefour des mondes académique, de l'édition et des médias

De nombreux acteurs ont contribué à la publication, la traduction et la diffusion de

L'Orientalisme et des thèmes qu'il traite en France. Ces médiateurs, comme nous les

appelons, ont un rôle primordial dans le transfert culturel que nous analysons, car ils ont permis l'incorporation de l'ouvrage dans les circuit de l'édition française, au sein des revues scientifiques, des médias même. Ils ont permis que l'on évoque, de façon plus ou moins critique, positivement ou négativement, l'ouvrage d'Edward Said en France, l'ont fait connaître et ont généré ainsi des débats et polémiques que nous analyserons dans la prochaine partie. Ces acteurs sont la condition de possibilité de ce phénomène transnational que nous analysons, et nous allons à présent les analyser pour montrer leur rôle précis, ce qui les a amené à intervenir dans la diffusion de L'Orientalisme, et les liens qui peuvent parfois exister entre eux, constituant même pour certains des sortes de réseaux de circonstance.

A. Le monde de l'édition : Le Seuil, à l'origine de la publication française