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INTRODUCTION DU CHAPITRE 2

2.3 Le temps et l’ancrage

L’ancrage est indissociable de la notion de temps, et ce à plusieurs titres. Il suppose une longue durée de sédentarité. Mais il correspond également à une situation dynamique entrainant des modifications du comportement spatial de l’entreprise. Enfin, la mise en œuvre d’actions de coopération nécessite que les temps différents des acteurs soient conciliés.

2.3.1 Un « temps long »

Si l’ancrage est défini par un certain rapport à l’espace, il s’établit également dans le temps, plus précisément dans un « temps long » (Bertrand, 1996 ; Méchin, 2001 ; Zimmermann, 2005 ; Fourcade et al., 2010). L’accès aux ressources n’est pas une simple affaire de captation mais de coopération. Le mode de coordination n’est pas celui du marché, c'est-à-dire celui d’une relation instantanée, il est celui d’une socialisation progressive des échanges marquée par des rapports de confiance, des aménités, l’instauration d’usages. Le temps n’est plus seulement le temps de l’entreprise, il est aussi celui du territoire, de son façonnage progressif par le jeu des acteurs. L’entreprise participe à cette construction tout

comme son ancrage dépend de celle-ci. « Cette forme traditionnelle de l’ancrage territorial

crée de l’histoire, qui fonde une communauté de destins (…) » (Zimmermann, 2005, p.23).

Le fait que l’ancrage nécessite la durée conduit l’entreprise dans une relation hors marché. Les exemples fourmillent de chefs d’entreprises qui déclarent avoir mis longtemps avant de construire localement leur crédibilité, d’avoir pu gagner la confiance de leurs partenaires. Cette confiance était un préalable à un échange qui n’aurait pu se dérouler dans l’anonymat d’un échange commercial classique.

Mais le fait que l’ancrage soit installé dans un temps long ne préjuge pas de son irréversibilité. Le choix de valorisation ou de construction locale de ressources s’inscrit dans la durée de pertinence d’une stratégie. Celle-ci sera un jour où l’autre remise en cause et l’ancrage de même. Ancrage et nomadisme peuvent constituer des étapes différentes d’une même trajectoire. Les mutations possibles des situations d’ancrage rendent utiles les observations des différentes trajectoires pouvant être suivies.

2.3.2 Les trajectoires d’ancrage

Les trajectoires d’ancrage, tant celles des territoires que celles des entreprises, découlent de disposition organisationnelles. L’évolution de la nature des ancrages observés sur un territoire suppose que l’organisation de ce territoire et la composition de ses ressources ont changé (Woessner, 2010 ; Méchin, 2001). L’évolution de la trajectoire d’ancrage d’une entreprise suppose que celle-ci a modifié son organisation interne, qu’elle a adapté son modèle de création de valeur (Bertrand, 1996 ; Saives et al., 2011).

2.3.2.1 Les trajectoires des territoires

Carluer (2006) analyse les trajectoires des territoires à fort ancrage en fonction de l’intensité des interactions et des phénomènes d’apprentissage. Il distingue l’ensemble des trajectoires possibles pour faire évoluer une structure territoriale basique vers le haut, c'est-à-dire vers une forme supérieurement performante en termes de développement économique, le milieu innovateur. Par exemple, une technopole telle que Sophia Antipolis, caractérisée par des apprentissages intenses, peut évoluer vers une forme de « learning region » (Carluer donne l’exemple de Cambridge) en développant l’intensité des interactions. Il estime qu’il s’agit là d’une trajectoire potentielle mais toutefois moins accessible que d’évoluer vers une forme de cluster en renforçant les ancrages territoriaux. Cette évolution vers une forme de cluster supposerait de développer des liens de complémentarité avec des entreprises ancrées

localement et exploitant des ressources collectives. Un autre exemple de trajectoire est fourni par un district industriel (de type Prato) qui pourrait probablement évoluer vers un cluster (de type Canavese, avec la présence d’Olivetti) s’il bénéficiait d’une innovation produit grâce à l’ingénierie d’une grande entreprise et en s’appuyant sur l’intégration verticale de son tissu. Le passage à la forme supérieure de milieu innovateur supposerait en revanche une innovation radicale et une possible intégration horizontale des entreprises. Cette « boite à outils » est certes intéressante mais demeure très conceptuelle et, bien qu’illustrée par des exemples, ne repose pas sur une approche empirique.

2.3.2.2 Les trajectoires territoriales de l’entreprise

Bertrand (1996) analyse les trajectoires territoriales d’entreprises au travers d’une approche empirique. Nous avons présenté ci-dessus la typologie de base (voir Tableau 2.2) qui prend en compte les modèles classiques et délocalisés ainsi que les deux modèles ancrés (localisé et territorialisé). Bertrand montre comment les entreprises passent d’un modèle à l’autre en fonction du réajustement de leur stratégie à des degrés plus ou moins avancés de leur mise en œuvre.

Pour chaque cas de figure intégrant des interactions socialisées (hors marché), plusieurs trajectoires type sont identifiées.

Tableau 2.4

Comportements spatiaux délocalisés

Phases de développement Comportements

spatiaux de l’entreprise

Création Mise en oeuvre Evolution

Modèle classique

territoire --- entreprise --- extérieur

Modèle délocalisé

territoire ---HQWUHSULVHŷH[WpULHXU type 1

Modèle territorialisé

WHUULWRLUHŷHQWUHSULVHŷH[WpULHXU type 2type 3

Modèle localisé

WHUULWRLUHŷHQWUHSULVH--- extérieur

ŷUHODWLRQVVRFLDOLVpHV--- relations fonctionnelles Source : D’après Bertrand (1996)

Ainsi, dans le cas d’entreprises traversant à un moment donné une phase de délocalisation, c'est-à-dire ayant des partenariats étroits à distance et peu d’attaches fortes avec le proche environnement, le type 1 correspond à une entreprise qui maintient durablement son organisation partenariale et ne développe jamais d’ancrage. Le type 2 correspond à une entreprise qui s’émancipe progressivement de ses attaches locales, par

exemple parce que le territoire a fourni un support à l’émergence organisationnelle de l’entreprise mais ne dispose pas d’un réseau local ou d’actifs permettant de soutenir son apprentissage. Le type 3 est celui d’une entreprise qui intègre progressivement l’ensemble des compétences dont elle a besoin et trouve ses ressources sur le marché. Après avoir été une entreprise ancrée, elle deviendra « prédatrice » (au sens que Zimmermann donne à ce terme, c'est-à-dire une entreprise captant des ressources préexistantes).

Tableau 2.5

Comportements spatiaux localisés

Phases de développement Comportements

spatiaux de l’entreprise

Création Mise en oeuvre Evolution

Modèle classique

territoire --- entreprise --- extérieur

Modèle délocalisé

territoire --- entreprise ŷH[WpULHXU

Modèle territorialisé

WHUULWRLUHŷHQWUHSULVHŷH[WpULHXU

Modèle localisé

WHUULWRLUHŷHQWUHSULVH--- extérieur type 2type 1

ŷUHODWLRQVVRFLDOLVpHV--- relations fonctionnelles Source : D’après Bertrand (1996)

Les entreprises qui, au début de leur parcours sont ancrées, en étant localisées, et qui ne se tournent vers l’extérieur que pour opérer des transactions de marché, peuvent demeurer localisées (type 1 – ce sont par exemple des entreprises à caractère artisanal qui bénéficient d’une forte réputation au niveau local et qui travaillent de gré à gré avec des partenaires récurrents). Elles peuvent aussi développer des relations socialisées hors territoire. Elles élargissent leur rayon d’action mais conservent la même logique, celle de liens sociaux étroits avec leurs partenaires, fussent-ils éloignés (type 2 – ce sont par exemple des entreprises artisanales spécialisées qui veulent se développer mais qui veulent établir des relations stables, étroites, avec des partenaires qui reconnaissent la spécificité de leur savoir-faire.)

Tableau 2.6

Comportements spatiaux territorialisés

Phases de développement Comportements

spatiaux de l’entreprise

Création Mise en oeuvre Evolution

Modèle classique

territoire --- entreprise --- extérieur

Modèle délocalisé

territoire ---HQWUHSULVHŷH[WpULHXU Type 2

Modèle territorialisé

WHUULWRLUHŷHQWUHSULVHŷextérieur Type 4Type 1

Modèle localisé

WHUULWRLUHŷHQWUHSULVH--- extérieur Type 3

ŷUHODWLRQVVRFLDOLVpHV--- relations fonctionnelles Source : D’après Bertrand (1996)

Enfin, plusieurs types sont également repérés parmi les entreprises qui traversent une phase de territorialisation, c'est-à-dire où les relations socialement construites sont essentielles aussi bien sur le territoire de l’entreprise qu’à distance. La trajectoire de type 3 correspond à la trajectoire de type 2 du diagramme précédent. L’entreprise commence en étant localisée et finit en étant territorialisée. La trajectoire de type 1 est celle d’une entreprise qui maintient son modèle d’ancrage dans le temps. Le type 2 montre que l’ancrage peut être une opportunité découverte « chemin faisant ». L’entreprise a démarré grâce à des partenariats hors territoire. Elle découvre après coup qu’elle dispose de partenaires locaux susceptibles de l’aider dans son développement. Cela peut être le cas d’une entreprise disposant d’un fort savoir-faire, d’opportunités nombreuses et qui organise un tissu de sous-traitants autour d’elle ou qui essaime. C’est aussi le cas de l’entreprise Sacadit présentée dans l’introduction générale de ce travail (voir Encadré 0.4). Le cas de la trajectoire de type 4 marque, elle, un retour en arrière. Après s’être orienté vers de pures relations de marché l’entreprise fait marche arrière et reprend son organisation originelle. Un exemple peut-être une entreprise qui a privilégié sa croissance et qui s’est développée sur des marchés anonymes (appels d’offre, GMS,…) et qui, dans un second temps, accepte de réduire ses volumes pour restaurer ses marges ou réduire son risque d’exploitation (marchés de gré à gré, vente en direct, …).

La typologie proposée par Bertrand (1996), et qui repose sur un terrain d’enquête conduit en secteur rural, n’est sans doute pas complète. Outre les trajectoires d’entreprises démarrant sur la base d’un modèle classique (pures relations de marché) deux autres modèles, mentionnés ci-dessous, ne figurent pas.

- Il s’agit notamment de la trajectoire d’une entreprise qui part d’un modèle classique et approfondit des partenariats hors territoire sans toutefois s’ancrer localement. Cela peut être le cas d’une entreprise spécialisée, dont les clients sont fortement dispersés, et qui partage des routines organisationnelles avec eux.

- Il s’agit également de la trajectoire d’une entreprise perdant sa socialisation dans les rapports organisés à distance. Cette trajectoire en revanche serait intéressante à analyser. En effet, on ne voit guère d’intérêt stratégique à ce repli et peut-être, si cette trajectoire existe, permettrait-elle de comprendre la difficulté de maintenir des liens organisés à distance.

2.3.3 La conciliation des temps

L’analyse des temporalités des différents agents impliqués dans une relation d’ancrage, renvoie à un problème de nature institutionnelle. En effet, l’harmonisation de ces différentes temporalités constitue un problème de coordination qui ne peut être réglé que par la découverte d’un temps commun au terme d’une phase de négociation, de conciliation et de mise en place de règles communes entre les partenaires.

Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple très simple d’une entreprise qui veut s’implanter sur un nouveau site. Elle devra négocier avec de multiples parties prenantes et subir le « temps » de chacune d’elles. Le propriétaire du terrain aura des délais de négociation et de passation d’actes, l’entrepreneur devra affronter des procédures avec des délais normalisés (instruction du permis de construction, enquête publique, établissements classés, etc ...), des délais informels (demandes de compléments d’information des services de l’Etat suspendant le temps des procédures normalisées, négociation avec un riverain, …), des délais techniques de réalisation du projet (réseaux, construction, …). A tous ces délais est attachée une incertitude quand au respect du temps annoncé. Une mise en œuvre plus rapide de la convention d’affaires35 peut passer par l’implantation au sein d’une zone d’activités aménagée. Cette zone d’activités est, pour reprendre l’expression de Colletis et Rychen (2004), une « convention territoriale » dans laquelle les intérêts de chaque partie prenante sont d’ores et déjà conciliés (prix du terrain négocié pour le propriétaire initial, limitation des nuisances pour les riverains, accès sécurisés pour la DDE, études d’impacts effectuées pour l’état, etc.). L’adhésion à cette convention préalable permet de faire qu’une implantation d’entreprise puisse être envisagée avec un temps harmonisé. L’ensemble des différentes

35

Nous avons expliqué l’expression « convention d’affaires » au point f. de l’introduction et proposé un exemple dans l’Encadré 0.5. Nous y reviendrons plus en détail dans le chapitre 4.

temporalités de chaque partie prenante est fondue en la temporalité unique de la zone d’activités.

La littérature sur l’ancrage territorial met en évidence cette problématique managériale. « La question-clé est celle de la convergence des horizons temporels. Les

acteurs du territoire (…) ont chacun des horizons temporels qui n’ont aucune raison de converger spontanément. Le projet (…) constitue une unité de temps commune dont vont se doter les acteurs » (Colletis et Rychen, 2004, p.227). Méchin-Delabarre (2004) fait le même

constat et relève les « multiples temporalités des territoires. » Cet auteur montre que le temps de l’entrepreneur n’est pas nécessairement celui de son environnement. Il y a, dans cet espace socialisé qu’est le territoire, autant de visions du temps que de parties prenantes : « Les

interactions sont complexes entre, d’une part, le niveau micro de l’agglomération : les aménageurs, les entrepreneurs, les hommes du marketing et, d’autre part, le niveau macro, à savoir les systèmes d’agglomérations ; or un projet d’implantation nécessite de coordonner simultanément les différents niveaux. » (p.24).

Dans cette même idée, Zimmerman (2005) souligne que les territoires agissent selon un « temps long » qui n’est pas celui de l’entreprise. Le « temps long » dont parle Zimmermann est celui des « spécialisations qui façonnaient le paysage industriel », les bassins sidérurgiques, textiles, automobiles, etc. Ce temps est en nécessaire décalage avec le

« temps court, celui des cycles des technologies et des produits, celui de la volatilité des implantations. » (p.34). Lorsque ces deux temps demeurent différents, les cycles de

transformation ne peuvent pas s’accorder. Le paysage industriel se façonne d’une façon qui devient un jour ou l’autre obsolète du point de vue de l’entreprise et qui rend l’ancrage impossible.

2.3.4 Comprendre la décision d’ancrage nécessite de prendre en compte toutes les étapes de la vie de l’entreprise

En conclusion de cette section, nous retenons que les situations d’ancrage ont un rapport particulier au temps. Elles s’inscrivent dans le temps long des territoires et une coordination de la pluri-temporalité des acteurs est nécessaire. Une convention territoriale intègre des règles et une vision commune du temps. Etre ancré ne signifie pas seulement être dans un espace social commun mais également être dans un temps commun.

Par ailleurs, les travaux empiriques présentés ici démontrent qu’une même entreprise peut connaître des rapports à son territoire différents au cours de son développement. En particulier, les liens d’ancrage peuvent apparaître dès la phase de création comme ils peuvent

n’apparaître qu’en phase de maturité. Ce constat nous incite à saisir le processus d’ancrage en prenant en compte l’entreprise dés la phase de conception par son créateur.