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INTRODUCTION DU CHAPITRE 1

1.1 Premier fondement de l’ancrage : les distances

Comme nous l’avons déjà précisé, notre vision de l’ancrage en tant que processus long impose la prise en compte de la décision de localisation comme partie intégrante du processus.

1.1.1 Rappel de quelques modèles historiques de localisation

Von Thünen (1783-1850) est généralement présenté comme l’initiateur d’une explication des localisations par les distances au marché (Fujita et Thisse, 2003). Son modèle repose sur deux hypothèses principales qui sont l’uniformité de l’espace et la localisation du marché sous forme d’un point central. Le coût de transport des produits (pour Von Thünen, il s’agit de productions agricoles) est proportionnel à la distance entre la zone de production et le marché. Le coût foncier, la rente de situation du propriétaire terrien, est déterminée par le coût que le producteur est en mesure d’assumer. L’approche de Weber (1868-1958) reprend la même logique mais en s’attachant au coût de transport des inputs et outputs dans un cadre industriel (Weber, 1929). La localisation est le point d’équilibre qui minimise les coûts d’approvisionnement entre deux points d’extraction de matières premières et un point de marché.

Un plus grand réalisme est apporté à ces modèles avec l’abandon de l’hypothèse d’un point de marché unique. Christaller (1893-1969) et Lösch (1906-1945) retiennent l’idée d’une répartition de la population dans l’espace (Kaddouri, 2000 ; Mérenne-Schoumaker, 2002). Les points de distribution des biens sont localisés de façon équidistante. Lösch ne raisonne plus comme Weber en cherchant à minimiser les coûts de production mais en s’efforçant de maximiser les profits obtenus par un contact avec le plus grand nombre possible de consommateurs. Il est entendu que les consommateurs sont maximisateurs et sont attirés par les produits supportant les coûts de transport moindres. Reilly propose pour sa part une modélisation des zones de chalandise en définissant des points de rupture multiples qui prennent en compte la localisation des autres points de distribution d’un produit et la localisation des populations (Baray, 2002).

A la même époque que Christaller, Hotelling (1929) propose un modèle qui dépasse la simple référence à une équidistance en introduisant l’idée du rapport concurrentiel entre firmes. Le point d’équilibre est obtenu lorsque les deux concurrents sont proches l’un de l’autre et placés au centre de l’espace, partageant ainsi la zone de chalandise en deux parts

égales. Hotelling montre ainsi que la localisation est aussi une réaction face à une stratégie adverse.

L’observation de ces travaux pionniers présente plusieurs intérêts. D’une part, ils invitent à une approche interdisciplinaire (1.1.2). D’autre part, bien que les hypothèses qui les fondent soient largement attaquées, ils conservent un fort pouvoir explicatif (1.1.3).

1.1.2 La prise en compte des distances

Ces travaux sont généralement associés au courant de l’économie spatiale mais ils peuvent être abordés sous des angles et avec des préoccupations diverses. L’espace qu’ils sollicitent intéresse aussi bien l’économiste que le géographe, le gestionnaire que l’urbaniste. En effet, ils traitent de la répartition spatiale des richesses, des rapports entre les localisations et les marchés, de l’optimisation de la localisation ou encore du rôle des villes et de leur taille. Ils contribuent ainsi à l’émergence ultérieure d’approches disciplinaires multiples concernant la localisation. Un travail de clarification nous a été nécessaire sur ce point car, venant des Sciences de Gestion, les contours des sous-disciplines de l’économie et de la géographie nous étaient étrangers. Les branches de l’économie et de la géographie abordant l’espace économique sont multiples, enchevêtrées, parfois mal différenciées. Le terme de sciences régionales, englobe notamment l’économie urbaine et régionale, l’économie spatiale, la géographie économique, l’économie industrielle, la géographie de l’innovation.

Polèse et Shearmur, (2005, p.1) définissent l’économie urbaine et régionale en ces termes : « A l’intérieur des sciences économiques, l’économie urbaine et régionale17 est le champ d’étude qui a pour objet la compréhension de la relation entre l’espace vécu et la vie économique. (…) Cependant les frontières de l’économie urbaine et régionale, aussi appelée économie spatiale, ne sont ni fixes ni étanches et il n’existe pas de définition unique de ce champ d’étude : d’autres, telles la science régionale et la géographie économique, s’en rapprochent sur plusieurs points ». Sergot (2004 p.51), s’appuyant sur Martin, pousse plus

loin l’assimilation et définit le terme d’économie spatiale en soulignant que ce terme désigne

« ce que d’autres regroupent sous le qualificatif de géographie économique ». Nous retenons

la forte convergence de ces trois expressions (soulignées ci-dessus) et ne tenterons pas de les différencier lorsque nous les emploierons.

Comme le montrent Gaschet et Lacour (2007), il est possible de dissocier, d’un côté, l’économie urbaine et régionale et, d’un autre côté, l’économie industrielle et la géographie de l’innovation (Audretsch, 2001 ; Audretsch et Lehmann, 2006 ; Feldman, 1999). En effet, ces

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deux grandes disciplines des sciences régionales divergent en partie. Si l’économie urbaine et régionale vise à expliquer l’émergence de grandes formes organisationnelles comme la métropole ou à expliquer l’étalement urbain, et si l’industrie, les services ou les nouvelles technologies y jouent le rôle d’ingrédients, l’économie industrielle dans son approche du territoire, tout comme la géographie de l’innovation, visent à expliquer les conditions d’émergence de l’industrie, de l’innovation et la création de valeur. Les ingrédients pris en compte sont appelés externalités, économies d’agglomération, réseaux, coopération, …. Les objets observés sont des formes de coopération territorialisées telles que systèmes productifs localisés, clusters, districts, …

1.1.3 L’actualité des modèles historiques

De nombreux économistes contestent l’importance accordée aux transports dans les modèles historiques en soulignant que le coût de ces derniers s’est considérablement réduit (Glaeser et Kohlase, 2004). Ils plaident pour une reconsidération des inputs pris en compte dans les modèles de localisation (McCann et Shefer, 2004). Toutefois, même si une approche par les distances semble trop grossière, elle conserve un pouvoir explicatif fort. Polèse et Shearmur (2007) montrent par exemple que les distances centre-périphérie continuent d’expliquer les grands traits de la distribution actuelle de l’emploi au Canada.

En ce qui concerne les Sciences de Gestion, les notions de distance et de transports demeurent centrales.

Ainsi, en supply chain, la distance au fournisseur est un élément clef de la décision de localisation d’un sous-traitant. Le développement de parcs industriels fournisseurs (PIF), par exemple, en témoigne (Adam-Ledunois et Renault, 2008).

Si la distance est généralement exprimée de façon métrique (en kilomètres, en temps de trajet ou en coût de transport) elle peut aussi être considérée de façon plus subjective en tant que coût d’option (Polèse et Shearmur, 2005). Ainsi les services de drive-in proposés aux consommateurs reposent sur l’idée de réduire non pas la distance à parcourir pour accéder au point de vente mais le temps d’achat. Ils s’adressent à des consommateurs pour lesquels le temps présente un coût d’option élevé ; essentiellement des femmes actives. La notion de distance trouve ici une application particulière dans le cadre de l’approche marketing de la distribution.

Dans d’autres situations de gestion, la notion de distance est abordée d’une façon proches des modèles de Christaller, Lösch et plus encore Reilly. C’est particulièrement le cas des décisions de localisation de points de vente, de services ou d’entrepôts. Ces modèles

inspirent largement les outils de géomarketing qui fonctionnent sur la base de courbes équidistantes, d’isochrones, de densité de population et d’agglomération des offres locales. On pourrait aussi montrer qu’en France des décisions d’ordre juridique, notamment émanant du Conseil d’Etat18entre 1996 et 2008, ont transposé sous forme de jurisprudence ces critères d’analyse spatiale, montrant par là-même leur relative pertinence et leur généralité.

Le modèle de Hotelling, décrit de façon relativement juste les prises de décisions de localisation d’enseignes sur un axe routier. Certains phénomènes de regroupement de points de vente concurrents s’expliquent davantage par des tentatives de captation de flux que par des phénomènes de mimétisme tels qu’ils sont mis en avant par les approches behavioristes (Liarte, 2007).

Les hypothèses sur lesquelles reposent ces modèles historiques sont certes en partie contestables. L’espace y est considéré comme un univers homogène, sans relief, sans frontière, sans pratiques sociales, au sein duquel les acteurs (entreprises, consommateurs) jouissent d’une rationalité substantive. En outre, une très large part est accordée aux temps d’accès et coûts de transport. Toutefois, ces modèles conservent un pouvoir explicatif certain sur le plan économique et ont donné lieu à nombre de travaux empiriques, tant en ce qui concerne les implantations industrielles (Polèse et Shearmur, 2007), que commerciales (Baray, 2002).

1.1.4 Pour conclure sur les approches historiques de la distance

En conclusion de cette section, nous retenons les apports suivants :

Premièrement, malgré un changement de paradigme et une remise en cause des hypothèses de la plupart des modèles historiques, nous observons que la distance reste une variable spatiale largement pertinente et que certains des modèles fondateurs du champ de la localisation conservent un pouvoir explicatif réel.

Deuxièmement, dans ces différents modèles, les ressources sont des données de l’espace. Les ressources territoriales ne sont pas analysées en tant que créations collectives. Pour ces modèles traditionnels, il s’agit simplement de dépendance aux ressources. La localisation est le résultat d’un équilibre tenant à la distribution initiale de ces dernières.

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Ces jurisprudences et certaines circulaires d’application concernant les lois Royer et Raffarin ont établi des critères de détermination des zones de chalandise, par des isochrones, afin d’objectiver les calculs de densités commerciales pour réguler ces dernières.

Troisièmement, tous ces modèles ont en commun une hypothèse de maximisation et de rationalité substantive. Leur caractère prédictif ne laisse aucune place à l’arbitrage stratégique et encore moins aux préférences personnelles du dirigeant. Les approches behavioristes apporteront des éclairages déterminants.

Quatrièmement, ces modèles soulignent l’opposition centre/périphérie et en font une clef d’arbitrage de la localisation, mais ils n’expliquent rien de ce qui se passe au sein d’une agglomération19ou d’une métropole. La redécouverte des travaux de Marshall, les apports de le Nouvelle Economie Géographique (NEG), les travaux d’économie industrielle ou de géographie de l’innovation, ou bien encore la théorie du développement endogène marquent une nouvelle étape.