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2 Documentaires, Commentaires de films et Interviews

III. 1950-1981 : le navigateur espagnol dans la tempête

2. Le temps, ennemi de Gance

Le découpage et le scénario enfin terminé, que peut-on en dire ? On peut d’abord commencer par évoquer la monumentale quantité de travail fournie par le réalisateur. Cela se ressent particulièrement pendant la consultation du fonds toulousain. Le découpage technique de la version télévisée de Christophe Colomb remplit à lui seul deux boites entières. A la lecture de celui-ci, on comprend alors parfaitement la froideur de l’accueil de l’O.R.T.F vis-à-vis du projet et le retard aussi long pris par le réalisateur. On le sait très passionné par le projet et on sait l’importance que Christophe Colomb représente à ses yeux mais son scénario est un pavé. Bien loin des 3h20 commandés, le scénario pourrait s’allonger maintenant sur une durée proche des vingt heures. Le travail du réalisateur est louable mais complètement disproportionné par rapport aux attentes des dirigeants de l’O.R.T.F.

En chiffre, le scénario de la version télévisée, c’est 1425 pages réparties de manière assez confuse parfois. Abel Gance a morcelé son scénario en parties, en tomes, en épisodes ou encore en émissions. Les documents sont quasiment tous des originaux exceptés pour le prologue dont certaines pages sont des photocopies. Le prologue s’étend des années 1475 à 1484. La première partie concerne les années 1484 à 1492. La première partie contient deux tomes et il en va de même pour les parties suivantes. Ainsi pour la période 1475-1484, le réalisateur prévoit quatre émissions alors que le contrat stipulait bien que le projet devait tenir sur une durée maximale de deux émissions. Le décompte des émissions ne s’arrête pas la car deux autres émissions sont

388 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.26.b

prévues par le réalisateur, couvrant les périodes « octobre 1492/février 1493 » et « février 1493/Mai 1493 ». Enfin il prévoit une septième et dernière émission qui fera office d’épilogue et se basera sur l’année 1500. La commande de départ n’est clairement pas honorée et même si Gance recherche une réelle véracité historique, il met son projet en péril. On peut supposer qu’Abel Gance a écrit les autres parties en amont au cas où les deux premières parties remporteraient un succès tel que l’O.R.T.F lui commande de nouvelles émissions. A l’inverse, c’est vraiment sa folie des grandeurs qui l’anime.

Déjà début 1967389, Abel Gance estime que la durée qu’on lui propose ne sera pas suffisante. Un des problèmes majeurs du réalisateur est qu’il dispose d’un scénario déjà écrit (pour le cinéma) et qu’il connaît le sujet sur le bout des doigts. Il doit donc effectuer un travail de coupes très important et doit choisir de se baser sur des événements plus précis de la vie du navigateur. Le prologue, dans l’état, est quasiment semblable à la version originale du scénario or ce prologue était déjà très long dans la première version du projet qui remonte déjà à trente ans. Il doit être difficile pour lui d’ajuster les premières moutures de son scénario à un format qui induit la perte d’éléments de l’intrigue auxquels tient le réalisateur. Le format télévisé suggère aussi des moyens moins importants et une profondeur de champ moins notable. Toutes ces contraintes dérangent le réalisateur qui a du mal à revoir ses ambitions à la baisse. Dans une lettre dont le destinataire est inconnu, Gance tente de justifier son retard et l’extension de son découpage en évoquant le fait que ses séquences additionnelles se dérouleront dans des décors déjà existants et reprendront des acteurs déjà utilisés pour des précédentes scènes. Il évoque une potentielle troisième émission comme ce qui suit :

« Je considère qu’il faudrait trois émissions de 1h30 et non deux de 1h40, avec un prix de revient sensiblement le même, la partie « indigène » ayant des protagonistes semblables en général, et dix ou douze séquences

389 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.26.b

Clé n°119. Feuillet 1. Lettre d’Abel Gance à un destinataire inconnu datée du 24 février 1967

supplémentaires sur les bateaux n’augmentant ni le temps ni les difficultés à vaincre. »390

Gance base tout son argumentaire sur l’aspect financier en soumettant l’hypothèse que ces ajustements ne modifieront par le coût du film. Le problème majeur, que ne voit pas Gance, reste le contrat non-honoré et les dépassements des délais qui entachent déjà son intégrité à la tête du projet.

Le 24 juillet 1967, Abel Gance doit répondre de ses actes devant les représentants de l’O.R.T.F, excédé après plus de six mois de retard sur la livraison. La missive début ainsi :

« Parce que nous n’avons pas encore votre travail. Nous voulons bien comprendre que l’œuvre en cours d’écriture a pris une importance que vous ne soupçonniez pas vous-même, mais ce retard de six mois ne nous a plus permis d’examiner avec précision les cadres temps et argent primitivement fixés.391 »

La frilosité des producteurs est compréhensible et leur lettre est en fait assez modérée alors que le retard accumulé est déjà très important. Le but principal de cette lettre est, pour Gance, de reprendre l’ensemble des reproches lui étant faits et de s’employer à défendre sa position. Le premier point que soulève l’O.R.T.F suggère qu’ils n’ont aucunes idées de l’ampleur du projet car ils n’ont aucuns supports écrits sur lesquels se baser depuis plus de six mois. Ils leur semblent évident que le projet va maintenant dépasser les prévisions fixées par le contrat de septembre 1966, autant en durée qu’au niveau financier. Le deuxième point concerne le nombre d’émissions.

Jean-Claude Michaud s’interroge quant au nombre exact d’émissions envisagées par le réalisateur. Dans sa lettre il semble que la troisième émission de février 1967 avait été

390 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.26.b

Clé n°119. Feuillet 1. Lettre d’Abel Gance à un destinataire inconnu datée du 24 février 1967

391 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.26.b

Clé n°124. Feuillet 2. Lettre d’Abel Gance à J.C Michaud datée du 28 juillet 1967 et qui reprend en partie les éléments d’une lettre précédente reçue par Gance de la part de J.C Michaud.

un peu mieux accueillie392. Les quatrième et cinquième émissions semblent impossibles à réaliser pour l’O.R.T.F et Michaud tient à préciser à Abel Gance, qu’ils ne peuvent pas « modifier du tout au tout [leurs] prévisions de budgets de programmes et que le retard de cette production éventuelle est « déjà un handicap qui [les] met dans l’embarras »393. Il apparaît évident qu’après les bons résultats de Marie Tudor,

l’O.R.T.F a placé de nombreux espoirs en la personne de réalisateur. Ils se rendent que le projet a pris trop d’ampleur et que ce dernier tourne lentement au fiasco.

Encore une fois, Abel Gance use de l’une de ses stratégies pour sauver son projet. Cette fois-ci il répond à Jean-Claude Michaud en lui expliquant qu’il a déjà refusé de nombreuses propositions cette année, faites par des maisons de production italiennes et espagnoles. Abel Gance insinue donc à demi-mot que si l’O.R.T.F ne le soutient plus, elle se rend aussi responsable de l’échec des potentielles co-productions auxquelles le projet aurait pu prétendre. Il évoque les noms de Gallene et Blasetti et fait aussi mention « d’un espagnol dont il a oublié le nom »394. On ne trouve aucunes traces de Gallene

ou Blasetti dans le fonds toulousain et le fait que Gance ne se souvienne pas du nom du producteur espagnol est douteux. L’hypothèse la plus valable reste une énième manipulation du réalisateur afin de sauver ses intérêts.

Sa tactique semble fonctionner mais Gance compte aussi sur le soutien indéfectible de Gurgo-Salice qui enchaîne les lettres à destination de Jean-Claude Michaud. En août 1967, les négociations sont toujours au même niveau mais le dialogue est toujours présent. Jean-Claude Michaud a le mérite d’essayer de faire avancer le projet et dans une lettre qu’il écrit à Gurgo-Salice, il évoque son entretien avec Mr Contamine395 qui

est « un peu effrayé du nombres d’heures [annoncées] et qui souhaite à tout prix qu’on puisse se limiter à deux émissions dramatiques, soit trois ou quatre heures de

392 Quelques mois plus tôt l’O.R.T.F semble enclin à accepter la production d’une

troisième émission si Gance peut prouver la réèlle valeur ajoutée de celle-ci.

393 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.26.b

Clé n°124. Feuillet 2. Lettre d’Abel Gance à J.C Michaud datée du 28 juillet 1967

394 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.26.b

Clé n°124. Feuillet 2. Lettre d’Abel Gance à J.C Michaud datée du 28 juillet 1967

projection »396. Sur les trois mois qui suivent, le dialogue s’enlise et les relations se

tendent entre Michaud, Gurgo-Salice et Abel Gance. Le projet semble mourir une nouvelle fois.