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2 Documentaires, Commentaires de films et Interviews

III. 1950-1981 : le navigateur espagnol dans la tempête

2. Hommages, Interviews et rêves de créateur

Après l’occurrence de 1976, le dossier consacré à Christophe Colomb n’apporte que des informations disparates sur les années précédentes, peut-être dans un souci de rangement422. A cette date, on ne peut pas dire qu’Abel Gance est complètement désœuvré. A l’inverse, il semble presque apaisé, résigné et parle du cinéma comme d’une expérience merveilleuse dont il a savouré chaque instant. Ses velléités de réalisation du projet Colomb ont été mises de coté. En 1976, Abel Gance a quatre-vingt- sept ans et il n’a plus ni la force ni la condition physique nécessaire pour rester derrière la caméra pendant des heures, diriger un projet de cette envergure et une équipe technique aussi importante. Nous parlerons plus de fin de vie plutôt que de fin de carrière car sa carrière officielle a pris fin en 1971. Pour autant, Abel Gance n’oublie pas Colomb et ses dernières lettres, témoignages ou interviews y font toujours allusion. On peut aisément affirmer que Christophe Colomb et La Divine Tragédie423 ont été les

deux chimères de Gance, mettant tous ses efforts et ses moyens dans leur élaboration. Le réalisateur a toujours des rêves concernant Christophe Colomb et ceux-ci se transmettent par petites touches dans les derniers témoignages de sa vie. Fort d’une sagesse gagnée et d’une vie dédiée au cinéma, le réalisateur profite des nombreux hommages qui lui sont rendus de par le monde sans jamais oublier d’évoquer l’héritage qu’il compte laisser, sans jamais perdre cette liberté de ton si caractéristique.

421 France Régions 3 s’engage à verser la somme de 37.800 francs, soit la moitié de la

somme totale et l’O.C.C compte effectuer des versements de 4700 francs de manière sporadique.

422 Il est impossible de modifier l’ordre des documents à la consultation, les occurrences

restantes et antérieures à 1976 étant peut-être des feuilles volantes retrouvées après clôture du dossier.

423 Roger ICART, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, Lausanne [Paris], Éd. l’Âge

En 1975, Gance tente d’approcher Marlon Brando424. Il le fait dans une ultime tentative de trouver un interprète parfait, d’intéresser l’acteur et peut-être faire renaître son projet par le biais de son scénario (il ne compte pas réaliser cette version du film). Dans cette lettre425, Gance incorpore des morceaux de scénario et dresse une analogie assez surprenante entre l’acteur américain et le navigateur espagnol. En 1973, Marlon Brando a été au cœur d’un coup d’éclat426 lors de la quarante-cinquième cérémonie des

Oscars et Gance va utiliser cet événement afin de créer une analogie. Gance commence évidemment sa lettre en rappelant le fardeau qu’a été l’élaboration du projet Christophe

Colomb pour lui :

« Depuis 25 ans, j’ai porté cette mission comme une croix sur mes épaules, sans pouvoir la réaliser alors que Christophe Colomb, lui-même, après 14 années de calvaire, de quêtes, de suppliques, avait eu enfin la chance de rencontrer Isabelle de Castille. »427

C’est ensuite que le réalisateur utilise la prise de position de Brando pour la communauté amérindienne en comparant son action à celle de Colomb protégeant les Indiens contre les espagnols en 1500. L’analogie de Gance est étrange et il est dur de mesurer ses intentions et la finalité qu’il recherche au moment où il envoie cette lettre. Peut-être souhaite-il convaincre l’acteur dans le but de relancer une dernière fois le projet. L’acteur vieillit et on le dit compliqué, bourru et très solitaire. Pour Gance, Brando est un « miracle » car il ressemble au navigateur espagnol et que l’acteur affiche « le même dévouement pour protéger les derniers survivants de cette race

424 Annexe 1 : Index des personnalités pp.159-160

425 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.26.d

Clé n°144. Feuillet 7/16. Lettre d’Abel Gance à Marlon Brando datée du 12 mai 1975 La lettre est composée de seize pages dont il est impossible de retranscrire l’intégralité ici. La longueur tient en partie des morceaux assez conséquents de scénarios.

426 Marlon Brando refuse l’Oscar du meilleur acteur pour son rôle de Don Corleone

dans Le Parrain (1972) et envoie Sacheen Littlefeather à sa place, pour refuser l’Oscar, au nom de sa communauté, les Apaches et au nom de l’ensemble des Indiens

d’Amérique. Ce refus est une protestation envers le silence du monde du cinéma envers l’occupation d’un territoire amérindien (Wounded Knee) et la sous-représentation de la population amérindienne au cinéma et à la télévision américaine.

427 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.26.d

malheureuse »428 que Colomb. En 1975, Abel Gance n’a déjà plus beaucoup d’espoirs

de réaliser le projet. Cette prise de contact est plutôt un moyen de laisser un héritage. Si Brando accepte, le projet disposera d’une belle portée médiatique et d’une rampe de lancement phénoménale pour d’éventuel financement. Mais cette prise de contact est aussi un moyen pour Gance de transmettre un peu de son vécu et de s’associer à une autre grande figure du cinéma. A la fin de sa vie, le réalisateur fait très attention au patrimoine qu’il compte laisser de lui. Cela s’inscrit dans une espèce de manifeste de son cinéma où l’auteur profite de la moindre occasion afin de faire l’apologie de son Art et de ses projets quitte à dénigrer les projets concurrents. Il termine sa lettre ainsi :

« Je salirai cette page si je voulais vous entretenir de ces trois ou quatre productions, ordures d’images sans queues ni têtes, qui ont osé utiliser son nom dans un but vénal pour en faire une caricature d’images d’Epinal aussitôt mortes que nées. »429

Abel Gance passe les dernières années de sa vie à organiser son héritage et à façonner une mémoire comme il l’entend pour les générations futures. Il officie une claire manipulation de ses données et de son discours dans les derniers témoignages qu’ils donnent à la fin de sa vie. Cette orchestration de son propre vécu a été évoquée par Roger Icart en préface de sa biographie430 et plus amplement abordé par Dimitri Vézyroglou431 dans un article intitulé « Questions de perspective, les archives

personnelles et l’histoire culturelle du cinéma à travers le cas d’Abel Gance ». Cet

aspect a aussi été mentionné en Master 1 dans une version plus historiographique. Nous le traiterons ici de manière plus concrète.

Abel Gance d’habitude peu enclin aux démonstrations publiques et à toute forme d’introspection dans les médias semble s’ouvrir assez facilement dans les dernières

428 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.26.d

Clé n°144. Feuillet 4/16. Lettre d’Abel Gance à Marlon Brando datée du 12 mai 1975

429 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.26.d

Clé n°144. Feuillet 13/16 Lettre d’Abel Gance à Marlon Brando datée du 12 mai 1975

430 Roger ICART, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit.

431 Irène BESSIERE et Jean Antoine GILI, Histoire du cinéma : problématique des sources, Paris, Institut national d'histoire de l'art, Maison des sciences de l'Homme.

Centre d'études et de recherches sur l'histoire et l'esthétique du cinéma, Paris I, 2004 pp.151-162

années de sa vie. Dans un article de Télé 7 jours, le journaliste dépeint assez bien le Gance des années 70 :

« Ni la gêne ni l’âge n’ont pourtant entamé la foi du vieux lutteur. Il ouvre ses tiroirs, en sort un gros dossier de centaines de feuillets dactylographiés, le découpage technique, plan par plan, avec toutes les indications de diaphragmes, d’objectifs et d’angles de prises de vues, de son film sur Christophe Colomb . Prêt à tourner, comme l’est son autre grand projet, une vie du Christ».432

Cet autre projet mentionné comme une vie du Christ n’est autre que la Divine

Tragédie. Ce qui est fascinant, c’est de voir l’entrain et la passion qui anime le

réalisateur pour parler du projet Colomb alors même qu’il sait qu’il ne pourra pas le faire. C’est comme si il tenait à faire savoir et à rappeler à qui veut l’entendre à quel point ses projets étaient grandioses et que leurs échecs est principalement du à des individus ou institutions connexes aux différents projets. En 1974, il rêve « du jour où le cinéma lui ouvrira toutes grandes les portes du futur »433. En 1976, il « ne doute

pas qu’il a le temps »434 de réaliser le projet Colomb et pour lui « c’est lorsque l’on

finit sa tâche que l’on meurt ». Abel Gance sait qu’il ne fera pas le film mais aime se montrer comme occupé, toujours actif à l’élaboration d’un nouveau projet car il lui était surement incapable de penser que les gens le voyait en vieil homme fatigué, dans l’incapacité de créer.

Dans l’ensemble des interviews et des articles le concernant sur la période 1975- 1981, le projet Colomb est systématiquement mentionné avec la Divine Tragédie, les deux projets restant les étendards de ce que le cinéma de Gance aurait pu être, un réquisitoire et une vitrine pour le film historique et les grandes épopées célébrant les grandes figures historiques. Gance en est l’instigateur et a œuvré à fournir de grandes œuvres, centrées sur des personnalités tout aussi grandes. Quel plaisir aurait eu le

432 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-5.6 Clé

n°29. Feuillet 2/4. Article de Télé 7 jours (semaine du 24 au 30 novembre 1973)

433 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-5.6 Clé

n°34. Feuillet 1. Article de France-Soir lui étant consacré daté du 18 septembre 1974.

434 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-5.6 Clé

n°41. Feuillet 1-5/5. Interview de Pénélope Gilliatt pour le New York Times daté du 6 septembre 1976

réalisateur à ajouter Christophe Colomb, Moïse, Jésus ou encore Mahomet à sa vitrine déjà bien remplie.