• Aucun résultat trouvé

2 Documentaires, Commentaires de films et Interviews

II. 1940-1950 : Giselle, la parenthèse aux mille espoirs.

2. L’étoile montante : Toumanova, le choix ambigu

Le 8 janvier 1947, le tournage ne commence pas. Les différents actionnaires et parties engagées sur la production s’écharpent sur des questions de revenus, de capitaux et de sûreté sur les recettes potentielles engendrées par le film. L’association avec la C.I.F et Monsieur de Verswyver semble ralentir après un tournage prévu en Belgique. Le projet reprend donc une tournure nationale puis internationale. Tant que la tête d’affiche n’est pas trouvée, Giselle est au point mort. Le 5 février 1947, les tractations sont toujours très vives et un certain Mr Fourre-Cormeray257 entre dans l’équation. A la tête du tout nouveau Centre national de la cinématographie depuis 1946, il manifeste le désir de « voir [Gance] réaliser Giselle en France car il considère que c’est à ses yeux la plus grande production de 1947258 ». Dans un contexte de l’immédiate fin de la Seconde

Guerre mondiale où le cinéma français peine à reprendre des couleurs, il est compréhensible de voir le directeur du CNC souhaiter qu’un film de cette ampleur soit un produit national.

Michel Fourre-Cormeray envisage bien sûr cette coproduction afin de limiter les coûts mais il souhaite se tourner vers l’Amérique et vers de gros studios tels que la Fox ou les sociétés Universal et United Artists. La formule préconisée par Michel Fourre- Cormeray se résume donc au plan suivant :

-« Tourner Giselle en France avec des capitaux américains.

2) Celle de tourner Giselle en Amérique en version bilingue avec des artistes français et américains.

3) Celle de tourner au Mexique avec une version française et espagnole ».259

Le directeur du CNC n’est donc pas contre une association entre de grosses maisons de production tout en gardant une équipe technique et une partie des acteurs français.

257 Annexe 1 : Index des personnalités p.162

258 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.29.c

Clé n°34. Feuillet 1. Lettre d’Abel Gance à Mr Deutschmeister, datée du 5 février 1947

259 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.29.c

C’est le point le plus important dans ses revendications afin d’assurer que le statut du film sera français. Pour cela, l’ensemble du capital français engagé doit être de 25%, chiffre facilement atteint lorsque la plupart des techniciens engagés sont français260. La probabilité de tourner au Mexique reste moindre. D’abord car les soutiens financiers en Amérique latine sont bien moins conséquents et aussi parce que Gance, refroidi par de nombreuses tentatives de tournage en Amérique latine, ne le souhaite pas. La C.I.F est quant à elle toujours un parti important du financement du projet.

La plus grande préoccupation d’Abel Gance reste de trouver sa Giselle. Même si les pourparlers avancent lentement, il est difficile pour lui de vendre un projet sans tête d’affiche. Jean-Louis Barrault semble définitivement écarté. Yves Montant261 est un

temps envisagé mais Gance ne semble pas convaincu. La nouvelle fenêtre américaine amène peut-être une nouvelle solution pour le réalisateur en la personne de Casey Robinson262. Ce jeune producteur et financier peut d’abord permettre au projet de

s’envoler sur le territoire américain avec l’apport de fonds suffisants mais il est aussi marié à une étoile montante du ballet russe, Tamara Toumanova. S’associer à ce couple changerait de nombreuses choses pour le projet. Outre l’aspect économique, le projet se doit d’être pensé en bilingue pour séduire le public français et le public anglo-saxon. À ce sujet Gance suggère la solution suivante :

« Nous pourrions adopter une solution qui peut-être en définitive serait la meilleure et qui consisterait à faire le film en version française seulement en prenant un « take » supplémentaire en anglais de chacune de vos scènes. »263

Ce procédé facilite ensuite le doublage des scènes en post-production en langue anglaise. Abel Gance rencontre plusieurs fois Tamara Toumanova lors de diners où il lui présente le scénario et lui explique les contraintes que suggère la partition. Le 1er mars 1947, la danseuse semble très enthousiasmée par le projet mais Gance fait une nouvelle fois face à des difficultés d’emploi du temps. Toumanova n’est pas disponible en juin et juillet de la même année. Elle dispose d’une accalmie aux mois d’avril et mai

260 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.29.c

Clé n°26. Feuillet 2. Lettre d’Abel Gance à Monsieur Arien, datée du 2 octobre 1946.

261 Annexe 1 : Index des personnalités pp.166-167 262 Annexe 1 : Index des personnalités p.169

263 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.29.c

ou en août. La période d’avril-mai est bien sure inadéquate car elle suppose qu’Abel Gance doit commencer le tournage un mois après la date du 1er mars 1947264, ce qui est impossible. Pour ce qui est des autres rôles, les précédents choix de Gance sont définitivement abandonnés et il semble de plus en plus probable que les acteurs qui vont interpréter Axel et Soledad seront américains.

Gance connaît Toumanova depuis février 1947. Celle-ci lui a été présentée par Deutschmeister. Il la décrit ainsi :

« Elle vient de tourner un très grand film, mais elle n’est pas encore une grande vedette. Elle est photogénique, parle le français impeccablement étant donné que son mari est producteur pour la Colombia et pour la Fox, je pense que nous pourrions avoir en plus une très grande vedette américaine, pour le rôle de la sœur. »265

Deutschmeister comprend bien l’importance d’avoir Tamara Toumanova dans le rôle-titre. Elle remplit toutes les conditions requises. Elle parle français et anglais, dispose d’une formation de danseuse et est actuellement la Prima Ballerina du ballet russe de New York. Deutschmeister ne s’en cache pas, ce choix sera à la fois bénéfique pour le projet et le couple Robinson-Toumanova est un atout indéniable. Il précise un peu plus loin dans sa lettre :

« Je pense que vous avez compris l’idée de cette affaire, qui pour le producteur américain, a l’avantage de lancer sa femme dans un rôle où elle peut danser ; -et pour nous, de produire un grand film Franco- américain et avoir une distribution par une des grandes compagnies américaines. »266

Tamara Toumanova est un choix idéal mais surtout un choix stratégique et mûrement réfléchi. Gance voit en elle une actrice et non un atout financier. Il se dit

264 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.29.c

Clé n°37. Feuillet 1-2/2. Lettre d’Abel Gance à Mr Deutschmeister, datée du 1 mars 1947

265 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.29.d

Clé n°55. Feuillet 1-2/2. Lettre de Mr Deutschmeister à Abel Gance datée du 4 février 1947

266 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.29.d

Clé n°55. Feuillet 1-2/2. Lettre de Mr Deutschmeister à Abel Gance datée du 4 février 1947

enchanté par sa rencontre avec elle et précise que la danseuse a « la ligne, l’intensité presque maladive et le rayonnement »267 idéaux pour incarner Giselle. À cette date le

tournage est rapatrié à Paris, toujours sous un financement américain hypothétique. Gance est tout même inquiet du temps que les négociations prennent et a peur que certaines personnes mal intentionnées ne lui « inculque quelques fausses idées à [son] sujet »268. A la mi-mai, la piste Toumanova semble définitivement enterrée. Dans une

lettre désespérée mais aussi plein de résignation, Gance s’avoue vaincu et demande à Tamara Toumanova de lui renvoyer si possible son exemplaire en anglais du scénario. Comment expliquer le silence de Toumanova ? On est sûr qu’elle n’est pas engagée sur un autre film269, en revanche elle accepte l’un des premiers rôle d’un ballet, créé par Balanchine pour elle270. La piste Toumanova s’arrête car la danseuse s’engage sur un autre projet et a surement pris peur en observant les difficiles conditions du projet de Gance, peut-être sous les conseils de son mari.

Le même jour (16 mai 1947), Abel Gance certifie dans une autre lettre avoir l’accord d’une autre actrice : Isa Miranda.