• Aucun résultat trouvé

2 Documentaires, Commentaires de films et Interviews

III. 1950-1981 : le navigateur espagnol dans la tempête

3. Que reste-t-il ?

Les projets Christophe Colomb et Giselle disparaissent avec leur géniteur et sont désormais des pans inachevés de l’histoire du cinéma. L’inachèvement fascine chez le réalisateur car il est omniprésent et représente une plus grande partie de son travail. La part de films visibles est importante et d’une qualité impressionnante mais il est frustrant d’étudier ces projets, de les imaginer lorsqu’on connaît leurs potentiels cinématographiques.

Peut-on déterminer quelle version a été la plus aboutie ? Pour Giselle, le projet le plus prometteur était celui qui liait le projet à la Société des Arrimeurs d’Anvers par le biais de Mr de Verswyver. L’amitié que portait cet homme à Abel Gance a permis l’avancement du projet et il a montré une détermination tout aussi importante que celle du réalisateur afin de mener à bien le projet. Pour Christophe Colomb, la tentative de la version télévisée était la plus solide, la plus « sérieuse » car mieux encadrée et mieux contrôlée. Les multiples tentatives de 1940 sont à mesurer car de multiples facteurs ont été responsables des échecs. Finalement, l’inachèvement au cinéma s’articule autour de nombreux facteurs qui peuvent faire basculer le destin d‘un film. Dans le cas des deux projets de ce mémoire, les facteurs les plus récurrents sont les facteurs financiers et humains. Les deux productions ont été systématiquement freinées par les problèmes économiques et les querelles qui les ont secouées. On peut ajouter les facteurs techniques ou les problèmes de matériels (La Santa Maria en réparation435) ou encore des facteurs contextuels, très importants pendant la Seconde Guerre mondiale et au sortir de celle-ci.

Le travail de l’historien est de mettre en lumière cet inachèvement et de lui permettre une existence. A l’instar du travail d’orfèvre de Alison Castle et ses collaborateurs sur l’ouvrage Stanley Kubrick’s Napoleon : the greatest movie never made436, l’invisible ne

435 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-4.26 .a,

Clé n°40. Feuillet 1. Lettre de R.Wheeler à la C.F.G.C., datée du 16 mai 1939

436 Alison CASTLE (ed.), Stanley Kubrick’s « Napoleon »: the greatest movie never made, Köln, Taschen, 2011, 1112 p. C’est un travail gigantesque, une œuvre-somme qui

naît que si l’on prend le temps de s’y attacher et de mettre en lumière cet aspect certes connu du cinéma mais qui est trop peu étudié. L’invisible est partout et est le corps même du cinéma. Il anime la vie d’un réalisateur et façonne aussi en quelques sortes l’œuvre générale de celui-ci. Abel Gance a surement pioché, ici et là, des idées de mise en scène initialement prévues pour l’un de ses projets inachevés. Les retards ou les échecs de production peuvent ébranler aussi la détermination d’un réalisateur et le forcer à se tourner vers un projet diamétralement opposé afin de se détacher pour un temps de la frustration née de l’échec.

Abel Gance s’est montré courageux, combattif et a du remettre en jeu de nombreuses facettes de son art et sa conception du métier de réalisateur dans sa quête de l’aboutissement. S’il est en partie responsable de ses échecs, il a du aussi faire face à la complexité du septième art qui jongle sans cesse entre création et rendements, entre tentative de dépassement de soi et de sa propre vision du monde et besoin de rendre des compte à un groupe de producteurs. Le cinéma repose sur ce fragile équilibre, constamment mis en péril par les différents acteurs qui font un film et les aléas qui façonnent une production de bout en bout. Abel Gance ne démérite pas, il a essayé jusqu’à la fin de sa carrière de monter un projet gargantuesque (Colomb) et un projet plus intimiste mais audacieux dans les thèmes qu’il aborde alors même que le cinéma se modifiait. Alors que reste-t-il de ces projets ?

Il reste ce que l’on veut bien montrer et ce que Abel Gance veut bien montrer, lui aussi. Inutile de revenir sur le travail d’architecte opéré par le réalisateur sur son héritage et sa mémoire mais sa mémoire transmet et modélise des éléments clés du cinéma.

Ces deux projets permettent de dresser d’abord une topographie de l’inachèvement. En reprenant les éléments déjà précités en introduction, il est facile de convenir que cette notion est difficile à baliser et difficilement analysable dans le cinéma. d’historiens et d’artistes s’allient afin de mettre en relation l’ensemble des documents relatifs au projet dans un seul et unique ouvrage. On y trouve des synopsis, des morceaux de découpages, des storyboard, des croquis de costumes, des photos de décors, d’acteurs en costumes ou encore le découpage des dialogues. Le travail de recueil des documents et d’organisation de l’ouvrage est titanesque mais permet au projet Napoléon d’exister dans une forme différente de celle initialement prévue.

L’inachèvement s’incarne bien sûr dans le travail de pré-production, les croquis, les ratés ou encore les nombreux essais restés dans l’ombre. Il y a aussi les non-dits, les querelles entre acteurs, les frasques des réalisateurs et les tensions entre équipe technique et le réalisateur. Le but de ce mémoire était de raconter l’histoire de

Christophe Colomb et de Giselle tout en apportant de nouvelles données concernant

l’inachèvement. L’inachèvement chez Gance se situe d’abord dans le non- accomplissement de ses idées. Il se dresse aussi tel une menace constante sur le reste de l’œuvre du réalisateur qui n’a jamais cessé d’imaginer ses films (réalisés) conjointement aux projets Colomb et Giselle. Il restera meurtri jusqu’à la fin par la défaite cuisante vécue avec sa trilogie des années 40, une trilogie dans laquelle il a placé tant d’espoirs. Le reste de sa carrière est façonné par les films, qu’il réalise certes avec plaisir mais qui sont des commandes, des films nécessaires pour continuer à vivre. Peut-on parler de réalisateur inachevé ou de carrière inachevée ?

Dans le cas de Gance, difficile de déduire qu’il est un réalisateur inachevé car il a tout de même connu la consécration avec son Napoléon (1927), film témoin de son travail et vitrine de son talent. Dans un article de 1973 pour la British Federation of Film Societies, l’auteur évoque Christophe Colomb à travers Napoléon en ces termes :

« Personne ou seulement certains connaissent la tragédie personnelle de Colomb, et jusqu’à maintenant, jamais il n’y a eu de film à la hauteur de l’homme, à qui l’Amérique est intimement lié et dont la vie est entre les mains d’un si grand réalisateur de film, Abel Gance, pourrait devenir un chef d’œuvre du niveau de Napoléon Bonaparte »437.

Cette citation peut sembler anodine mais elle cristallise à elle seule toute la pression qui pèse sur les épaules d’un réalisateur et sur les éternels rappels à son chef d’œuvre. L’ensemble des hommages, remises de prix pour l’ensemble de sa carrière ou cérémonies en son honneur à la fin de sa vie s’articule autour de Napoléon. Il est le film étendard et en cela, Gance ne peut être un réalisateur inachevé, si l’on considère que l’essence du travail d’un réalisateur ou même d’un créateur réside dans le fait d’être consacré au moins une fois durant sa carrière. L’idée de carrière inachevée est plus

437 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-5.6 Clé

n°40. Feuillet 2. Article pour le British Federation of Film societies, auteur inconnu, datée du 7 août 1973 (Article directement traduit de l’anglais dans le corps de texte).

prégnante et Gance s’y résout. Malgré le fait qu’il ne cesse d’évoquer Christophe

Colomb comme un projet personnel qu’il réalisera, il baisse les armes à la fin de sa vie

et admet vouloir léguer son projet à Francis Ford Coppola, qui lui dédie de nombreux hommages et séances spéciales en Amérique à la fin des années 70438. Cependant, à la lecture des derniers Interviews données par Gance à la fin de sa vie, le réalisateur semble perdu, mélangeant les faits et disant un tout et son contraire. En 1978, un journaliste dit que Gance vient de lui déclarer « qu’il souhaiterait voir son film [Christophe Colomb] interprété par Marlon Brando sous la direction de Francis Ford Coppola »439. En 1981, Gance s’exprime en ces termes :

« Vous savez, pour un vieux monsieur comme moi, aller en Amérique, c’est un sacré voyage, il ne faudrait pas que je sois déçu. On m’ dit aussi que Francis Ford Coppola voulait me confier la réalisation d’un film. Sur Christophe Colomb. Si c’est vrai, il préférera sans doute, me le dire de vive voix. »440

Abel Gance est à bout de souffle et évoque Christophe Colomb comme un vestige effacé, une quête finale dont il sait qu’il ne l’atteindra jamais. L’échec de Giselle fut un coup de massue qui ébranla le moral de Gance. Il n’en reparlera que très peu.

Christophe Colomb et La Divine Tragédie sont les déceptions d’une carrière, de toute

une vie. Difficile de parler de carrière inachevée pour Gance alors que les premières années de sa carrière ont été aussi prolifiques mais la trilogie des années 40 et sa situation personnelle pendant la Seconde Guerre mondiale ont fortement affecté ses désirs de créations. Avant 1939, Abel Gance réalise trente films pour vingt-deux projets inachevés. Après 1939, Abel Gance réalise huit longs-métrages pour vingt-cinq projets

438 Roger ICART, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, op. cit. p.410. « Et c’est

encore de cette grande nation que lui parvint bien tardivement l’hommage le plus étonnant. Les 23,24 et 25 janvier 1981, la plus grande salle de New York, le Radio City Music Hall, accueillit, sous la direction de Francis Ford Coppola, la version reconstituée de son Napoléon et de son final en polyvision. »

439 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-5.6 Clé

n°43. Feuillet 1. Article pour Le Progrès de Lyon (1978), auteur inconnu.

440 Archives de la Cinémathèque de Toulouse, Fonds Abel Gance, dossier F12-5.6 Clé

inachevés441. La Seconde Guerre Mondiale est donc un point de non-retour pour le réalisateur qui voit sa réputation ébranlée (il mettra du temps à s’en remettre) et fait face à un certain désaveu populaire ainsi qu’au niveau de la profession.

La fin de carrière et plus globalement la fin de vie d’Abel Gance sont peu remplis, de projets ou de documents la retraçant. Roger Icart préfère la sobriété et se montre très rapide sur les derniers projets de Gance ainsi que la fin de sa vie. C’est surement du à la proximité des deux hommes et à l’admiration de l’historien pour le réalisateur. Au sujet de l’inachèvement chez Gance, Roger Icart s’exprime ainsi :

« Mais de ce bilan décevant qui laisse comme un goût d’amertume, de ces folles promesses non tenues, de ces ambitieux projets mort-nés Gance ne sort pas moins grandi avec le peu qu’il parvint à réaliser. S’il est grand, ce n’est pas tellement par quelque valeur achevée, parfaitement équilibrée que ses films pourraient avoir, mais plutôt par tout ce qu’il a apporté de possible et d’exprimable au moyen du cinéma442. »

441 http://res.cloudinary.com/ct-

cloudinary/image/upload/v1458572243/F12_Fonds_Gance_ulersk.pdf , Description du fonds Abel Gance de la Cinémathèque de Toulouse.

Le meilleur de lui-même dormait bien dans ses cartons. Le plus fascinant chez cet artiste maintes fois oublié, c’est la splendeur et l’intérêt historique que représente ce temple de l’inachèvement. De nombreuses études ou recherches ont systématiquement valorisé Abel Gance à travers son Napoléon alors qu’une dizaine de Napoléon sommeillait dans les archives du cinéaste. C’est ici symptomatique de la pauvreté du traitement réservé à Abel Gance et à son œuvre en général, chose qui peut aussi s’appliquer à l’histoire du cinéma qui articule l’histoire d’un réalisateur seulement autour de son plus grand succès.

Le cinéma est un art qui mêle le visible et l’invisible mais qui s’attarde peu sur l’inachèvement, sur l’ensemble de ces esquisses évaporées dans le temps. Le problème est que le cinéma est un art de l’inachèvement et que l’histoire est une discipline des faits. L’inachèvement suppose parfois l’interprétation et suggère le manque de sources. Dans le cas d’Abel Gance, la richesse de son héritage se transmet de meilleures manières dans l’ensemble des documents qui évoquent ces films oubliés. Ces documents permettent aussi une vision nouvelle du réalisateur, plus authentique. C’est aussi une vision moins idéalisée, la plupart des écrits concernant le réalisateur ayant été produits par des proches de celui-ci. L’objet de ce mémoire était de dépeindre le réalisateur sous un jour nouveau, de dresser un bilan d’une histoire oubliée et de comprendre les répercussions de ces échecs successifs sur la vie d’un réalisateur et sur sa vision du monde.

Réduire Abel Gance à Napoléon, à quelques autres films et certains procédés dont il est le géniteur est un faible moyen de lui rendre justice. Avant d’être artiste, Gance est avant tout un homme, faillible, qui vit l’échec comme une frustration et dont la persévérance décroît au fil des déconvenues. C’est un génie oublié, dont l’héritage résiste dans le temps grâce aux professionnels et aux connaisseurs et à Abel Gance lui- même qui n’a laissé que le meilleur de lui-même derrière lui.

La trilogie espagnole du réalisateur (Le Cid, Ignace de Loyola et Christophe Colomb) s’est rapidement muée en une trilogie du désespoir et d’abnégation (Christophe

Colomb, Giselle et La Divine Tragédie). Si le réalisateur a montré un courage assez

fascinant et un acharnement sans failles, la trilogie inachevée des années 40, la Seconde Guerre mondiale et le désaveu populaire lors de son exil en Espagne ont fragilisé lentement les ambitions du réalisateur. Il n’a pas rendu les armes directement mais a du

faire face à un âge avancé, à un cinéma changeant, à la monté d’une nouvelle école de réalisateurs et à une nouvelle frilosité des producteurs à a son égard. La fin de sa vie est marquée par les nombreux hommages et rétrospectives consacrées à son œuvre comme si l’on devait se souvenir à nouveau d’un homme qui a tant fait pour le cinéma hexagonal dans les années 20 mais qui a été délaissé par la profession durant les vingt dernières années de sa vie.

Les raisons de ces échecs de production ont été énoncées tout au long de ce mémoire. Les confusions économiques, le non-respect des devis, contrats et autres commandes sont des facteurs redondants responsables de l’abandon des tentatives de production. Les échecs sont aussi du à l’éternel problème de Gance avec le temps et sa gestion, les difficiles rapports humains qui régissent une production dans son ensemble ou encore les contextes politiques et diplomatiques tumultueux qui font trembler les projets. Un film est un pari, un coup de poker, un défi qui fait appel à tant de paramètres différents qu’il est par définition une œuvre en péril. Inutile de revenir sur la personnalité de Gance qui, malgré son talent, sa vision et sa modernité, influe tout au long de la construction des projets et les dégrade lentement. La Seconde Guerre mondiale est la période significative qui montre à quel point Gance est faillible et peut prendre des décisions qu’il regrettera jusqu’à la fin de sa vie.

D’un point de vue plus global, les différentes tentatives de raconter Christophe Colomb sur grand écran ont tous été des longs chemins de croix. La plus grandiose est la version de 1992, Christophe Colomb : la découverte, réalisé par John Glen avec dans le rôle du navigateur, le dernier choix de Gance, Marlon Brando. Pour Giselle, aucunes entrées n’existent pour des films concernant le sujet mais le ballet est repris dans le monde entier et est dansé depuis que son sujet a touché le cœur de Gance.

Abel Gance a produit de grands films, a surement marqué le cinéma français et son histoire et a su percevoir son art comme une entité qui évolue, comme une discipline ouverte qui a encore de belles choses à raconter. Sa détermination reste la plus belle de ses qualités et il reste des dizaines d’histoires à raconter sur les projets de Gance, malheureusement restés dans l’ombre.