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CHAPITRE IV : MACRO-ANALYSE

4.2. L ES ACTIVITÉS

4.2.1. Les tâches

Nous tenterons ici de cerner la manière dont la tâche influence les arguments énoncés par les élèves et de répondre à la principale problématique de ce travail, à savoir si une tâche scientifique ou à caractère explicatif amène effectivement de l’explication telle que nous l’avons définie et s’il en est de même pour une tâche à caractère argumentatif : amène-t-elle de l’argumentation ? Nous analyserons également la situation, en quoi elle diffère dans les

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deux tâches, ce que cela a impliqué quant à la production langagière des élèves et quant aux arguments donnés pour justifier leurs points de vue.

Tout d’abord, il semble utile de faire un court rappel de ce que nous a appris la théorie sur le discours explicatif. De manière générale, expliquer est l’action de faire comprendre un phénomène ou une notion à quelqu’un, le rendre intelligible. Expliquer (des phénomènes) est à distinguer de l’action de justifier (ses dires) et s’origine dans le constat d’un phénomène incontestable. Selon Ebel (1981), trois conditions sont nécessaires pour qu’un discours soit dit explicatif : le phénomène à expliquer ne peut être contesté, la légitimité de la question doit être reconnue, et celui qui produit le discours doit être reconnu comme compétent et neutre.

Les linguistes que nous avons consultés ont défini des prototypes de séquences explicatives.

Cependant, gardons à l’esprit que ce sont seulement des prototypes théoriques et, bien souvent, le discours en contexte se révèle être bien différent, d’autant plus lorsqu’il s’agit de discours d’enfants. On peut donc retrouver quelques caractéristiques du discours explicatif sans pour autant qu’il constitue le prototype de la séquence, il n’en reste pas moins un tel genre de discours. Ainsi, même si nous ne possédons pas dans nos données de séquences prototypiques du discours explicatif, nous pouvons néanmoins prétendre, grâce aux éléments théoriques résumés ci-dessus, que les élèves, devant une tâche telle que celle de la conservation des quantités de liquide, ont produit un discours explicatif. Les exemples d’explications sont nombreux dans nos données, nous retrouvons au moins une fois dans chaque séquence ce qui peut être reconnu comme une explication, même dans les groupes de

« petits parleurs ». L’extrait suivant se trouve justement faire partie de cette catégorie.

Expérimentatrice : pourquoi Daniel tu penses pas qu'il a raison ?

Daniel : parce que c'est la même chose [désigne le niveau de sirop dans les trois verres]

Expérimentatrice : parce que c'est la même chose ? Daniel : [fait oui de la tête]

Expérimentatrice : et puis toi tu dis pourquoi qu'il a raison petit ours ? Aline : parce que ici [C] il y en a beaucoup.

Les deux élèves de cet extrait se sont peu exprimés en général. Cependant, ils sont capables, lorsqu’on le leur demande, de justifier leur propos, en expliquant le phénomène qu’ils observent. Bien que l’explication ne soit pas très élaborée, les élèves tentent d’apporter une réponse et peuvent expliquer : ils essaient de faire comprendre quelque chose à quelqu’un.

L’extrait suivant montre un discours explicatif plus complexe et plus élaboré.

Arthur : oui il a la même chose mais le verre il est trop grand, tu vois le verre il est trop grand alors ça doit prendre beaucoup de place [prend le

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verre A' et le met au-dessus du verre C] toi tu comprends rien

Expérimentatrice : Jules t'es d'accord avec ce qu'il dit Arthur ? il dit que le verre il est plus gros alors qu'il y a plus de sirop. tu crois que c'est vrai ou pas ?

Arthur : y a beaucoup, y a même chose mais sauf que c'est trop gros [C] et puis ça [A] c'est un peu petit c'est pour ça

Arthur tente de faire comprendre à Jules que les verres A, A’ et C contiennent la même quantité de liquide, même s’ils ne sont pas au même niveau. On peut retrouver des traces, dans ce passage, de la séquence explicative telle que la définit Bronckart (1996). Ainsi, la phase de constat initial serait « oui il a la même chose » ; la phase de problématisation34 est introduite pas le connecteur « mais » suivi de « le verre il est trop grand » ; la phase de résolution reprend l’argument « le verre il est trop grand » et se complète par « alors ça doit prendre plus de place », qui peut aussi être une conclusion-évaluation. Nous pourrions également inclure dans la phase de résolution le geste d’Arthur : il prend le verre A’ et le place au-dessus du verre C. La même structure peut être appliquée à la seconde réplique d’Arthur, où « y a même chose » serait le constat initial, « mais sauf que c’est trop gros [C] et puis ça [A] c’est un peu petit » seraient la phase résolution35

34 Cette phase n’est pas explicite ici. Cependant, rappelons que la séquence explicative décrite par Bronckart est une séquence prototypique et que, dans la langue en contexte, on ne retrouve pas souvent ces séquences prototypiques.

et « c’est pour ça » pourrait représenter la conclusion-évaluation. Nous pouvons donc dire que l’extrait ci-dessus est assimilable à une séquence explicative. Nous verrons plus loin qu’une telle séquence peut se construire à deux partenaires. Il est encore nécessaire d’ajouter qu’Arthur, dans son explication, allie les gestes à la parole pour montrer à son camarade la différence de forme et de largeur des verres. L’extrait nous révèle encore une composante importante de la tâche de conservation des liquides : la possibilité d’utiliser du matériel concret pour étayer une explication. De nombreux élèves ont utilisé le matériel en tant qu’argument, comme lorsqu’un élève dit : « parce que je vois comme ça que c’est pas la même taille ». En effet, il arrive souvent que les élèves désignent le niveau de liquide dans les verres afin de justifier le fait qu’il y a la même quantité, comme dans l’exemple suivant : « il a plus parce que [trace la hauteur avec son doigt] ». L’hypothèse la plus probable quant à l’utilisation fréquente de la démonstration sur le matériel est le manque de vocabulaire perceptible dans certains cas, comme ici. Les élèves ne possèdent quelque fois pas le vocabulaire nécessaire pour s’exprimer sur la tâche (les adjectifs pour désigner la forme des verres, par exemple), ils utilisent alors l’univers physique qui les entoure.

35 Là aussi la phase de problématisation n’est pas explicite, mais introduite tout de même par le « mais ».

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En ce qui concerne le discours argumentatif, il en existe également une séquence prototypique, qui a constitué et constitue encore l’objet d’étude de nombreux linguistes.

Cependant, comme la séquence explicative, il est rare de trouver dans un discours en contexte de telles séquences. Pour rappel de ce que nous avons étudié sur le genre argumentatif, de nombreux auteurs s’accordent à dire que l’argumentation se trouve dans tout type de discours, allant jusqu’à la proposer comme fonction langagière (Adam, 2008a). Tous reconnaissent la même finalité au discours argumentatif : faire adhérer un ou plusieurs interlocuteur(s) à une thèse, que ce soit dans un discours à « visée » ou à « dimension » argumentative, ainsi que les différencie Amossy (2006). Les arguments énoncés par les élèves lors du dilemme moral sont principalement des arguments simples, composé d’une seule proposition. Selon la classification en regard de la complexité des discours argumentatifs de Golder (1996), on se trouverait alors au niveau 3 (une prise de position justifiée par un seul argument). Relevons que les élèves sont presque dans tous les cas capables de prendre position par rapport au dilemme, sauf dans le cas d’un groupe où une élève, puis une autre à sa suite, exprime un doute :

Expérimentatrice : pourquoi vous allez dire à la maîtresse ? Sarah : parce que c'est une bêtise

Clara : parce que c'est pas bien

Expérimentatrice : parce que c'est pas bien ? Sarah : aussi parce que c'est une bêtise Clara : hmmh

Expérimentatrice : mais votre amie après elle va se faire gronder votre copine.

Sarah : hmmh Clara : hmmh

Expérimentatrice : et alors vous allez quand même le dire ? Sarah : moi je sais pas

Expérimentatrice : toi tu sais pas ? Clara ? Clara : moi non plus je sais pas

Sarah et Clara ne parviennent pas à prendre clairement position, et cela tout au long du reste de la séquence. Les deux filles avancent des arguments simples en premier lieu, puis lorsqu’un élément du dilemme intervient, leur position devient floue et elles « ne savent pas ».

Nous verrons par la suite qu’il arrive souvent que les positions des élèves changent au fil de la discussion. La plupart du temps donc, les élèves prennent position, de manière très claire ou plus nuancée, par rapport au dilemme et la justifie le plus souvent par un argument, du type

« parce que c’est mon copain », « parce qu’il va se faire gronder/punir », « parce que c’est une bêtise », « parce que c’est pas bien/c’est mal », « parce qu’après elle va plus être mon amie »,

« parce que sinon mon copain il sera fâché », etc. Les structures des arguments sont parfois

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plus complexes, comme dans le cas suivant : « parce que même si c’est mon ami j’aime pas qu’il vole ». Il arrive que l’on trouve des mouvements argumentatifs, tels :

Expérimentatrice : ah, et puis alors, si justement Jean, s'il vole un natel, t'irais dire à la maîtresse ou non ?

Nathan : non

Expérimentatrice : pourquoi t'irais pas dire à la maîtresse ? Nathan : parce que s'il ferait ça, il serait puni.

Expérimentatrice : ah

Nathan : puis il voudra plus jouer avec moi.

Expérimentatrice : ah

Nathan : alors c'est pour ça que j'ai pas envie de dire

De même que nous l’avons fait pour la séquence explicative, nous allons tenter de mettre en relief la séquence argumentative telle que la décrit Bronckart à l’aide de l’extrait ci-dessus. La phase de prémisses ou données serait ici implicite : le « non » de Nathan sous-entend « non, je n’irais pas dire à la maîtresse » ; la phase de présentation d’arguments correspondrait ici à

« parce que s’il ferait ça, il serait puni »36

La tâche du dilemme moral induirait, selon l’extrait ci-dessus, un mouvement argumentatif, alors que celle de conservation des liquides, un mouvement explicatif, ce qui tendrait à répondre affirmativement à la question de recherche qui était de savoir si une tâche à caractère scientifique amènerait de l’explication et une tâche basée sur des problèmes d’ordre moral ou social amènerait de l’argumentation. Cependant, les passages comme ceux que nous avons analysés sont rares dans nos données et nous trouvons plus souvent des périodes argumentatives ou explicatives que des séquences. Les tâches en elles-mêmes jouent donc un rôle dans la production d’un discours explicatif ou argumentatif. Mais en quoi les consignes influencent-elles les productions discursives des élèves ?

; la phase de présentation de contre-arguments est absente ; la phase de conclusion serait « alors c’est pour ça que j’ai pas envie de dire ». Même s’il ne s’agit pas d’une séquence argumentative prototypique, il est indéniable qu’on en retrouve des traces dans cet extrait.