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CHAPITRE II : EXPLICATION ET ARGUMENTATION

2.1. I NCOMPATIBILITÉ OU COMPLÉMENTARITÉ ?

Comment distinguer ces deux genres qui, somme toute, sont assez proches et peuvent parfois se confondre ? Nombre d’auteurs s’y sont essayés. Nous nous y risquerons aussi en tentant ici de montrer en quoi les deux genres diffèrent et en quoi ils sont compatibles ou complémentaires. Nous voulons répondre à la question suivante : explication et argumentation, incompatibilité ou complémentarité ?

En guise de synthèse sur les deux genres que nous avons étudiés, nous pouvons proposer le schéma ci-dessous, simple certes, mais qui permet d’avoir une vue d’ensemble.

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La justification est un des principaux points communs aux deux genres ; celle-ci portant sur les paroles que l’énonciateur a prononcées (« pourquoi dire cela ? »). Autrement dit, la justification est le fait donner des raisons pour lesquelles un point de vue a été choisi (défendre son point de vue dans les deux situations). La finalité des deux genres, par contre, diffère. La volonté de l’énonciateur qui explique est celle de faire comprendre son explication à son interlocuteur, de lui transmettre ou de lui apporter des savoirs. Dans le discours argumentatif, qui porte souvent sur des problèmes sociaux, la volonté de l’énonciateur qui argumente est celle de convaincre son interlocuteur. Alors que l’explication a trait à un phénomène observable et répond à la question « pourquoi être/devenir cela ou faire cela ? », l’argumentation en tant que genre porte sur des valeurs, des opinions ou des croyances personnelles que nous voulons faire partager à un ou plusieurs interlocuteurs afin de les convaincre d’adhérer à notre thèse.

Des auteurs tels Adam et Bronckart, en particulier lorsqu’ils évoquent les séquences textuelles, font clairement la distinction entre les deux genres. Textuellement, ils ne s’articulent pas de la même manière et n’ont pas les mêmes finalités (argumenter visant à modifier les croyances et expliquer visant à faire comprendre un phénomène). Dolz et Schneuwly (1998) font également la distinction ; pour les auteurs, « Argumenter a trait au domaine de la discussion de problèmes sociaux […] Exposer concerne la transmission et la construction de savoirs. Cela inclut les textes pour apprendre (textes expositifs et explicatifs) et, de ce point de vue, ce genre joue un rôle bien particulier dans l’enseignement » (86).

Cependant, un point réunit l’explication et l’argumentation. Même s’il est « possible de parler de l’explication comme si elle existait en dehors du discours » (Borel, 1981b : 20), les actes

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de langage que sont l’explication et l’argumentation sont toujours destinés à un ou plusieurs interlocuteur(s) : on argumente et on explique pour quelqu’un, la finalité du premier étant de convaincre12

Revenons maintenant au numéro 56 de la Revue européenne des sciences sociales. Ebel (1981), dans l’article L’explication : acte de langage et légitimité du discours, consacre une section à l’explication et l’argumentation. Elle relève en particulier le caractère performatif du verbe expliquer, contrairement à argumenter : le fait de dire « je vais vous expliquer » oriente l’interlocuteur et le discours et ce dernier se trouve ainsi valorisé, le développement du discours est alors considéré comme une explication. Par contre, il ne suffit pas de dire « je vais vous expliquer » pour convaincre le ou les interlocuteur(s), qui peuvent refuser l’explication, voire la compétence du locuteur. Dans ce cas, celui-ci se verra, s’il veut voulait proposer son discours explicatif, à se justifier et à argumenter. Dans cette lignée, l’auteure poursuit avec la fonction sociale de l’explication qui n’est, selon elle, pas unique : « on n’explique pas seulement pour comprendre ou faire comprendre, pour communiquer et faire partager un savoir, mais aussi pour argumenter, convaincre, dominer, imposer une politique » (31). Cette vision des deux genres de discours en fait des discours complémentaires, l’argumentation étant vue ici comme support à l’explication. Ce peut être le cas contraire, si l’on se remémore les propos de Grize selon lesquels un orateur peut se servir d’une explication comme argumentation. La complexité du rapport entre ces deux genres prend alors tout son sens. Borel (1981) tente d’en éclaircir la relation :

, et celle du second de faire comprendre. Dans le sens de la logique naturelle de Grize, il s’agit dans les deux cas de processus de raisonnement ou des schématisations d’objets de discours dans une langue naturelle. La schématisation est à la fois processus et produit. Elle se déroule dans le temps (processus) et représente « l’activité par laquelle les représentations du réel sont mises en mots » (Amossy, 2006 : 20) ou, autrement dit, « une construction que le locuteur fait pour l’interlocuteur, devant lui, elle lui donne quelque chose à voir » (Grize, 1995 : 265). Le produit de cette schématisation dans le discours est décrit par Grize (1990) en termes d’ « images » ou de « représentation d’un micro-univers » (36).

l’explication est liée au discours argumentatif en général de deux façons. Elle peut d’abord entrer, comme moyen en vue d’une fin, dans un contexte qui n’est pas en lui-même explicatif. […] Une explication peut donc contribuer à entraîner une décision, à étayer une position, ou servir de base à une évaluation. Elle n’est alors qu’un composant du discours. L’explication peut être aussi la fin même d’un discours.

12 Grize fait la distinction entre convaincre et persuader : le premier ferait appel à la raison et le second aurait davantage trait aux sentiments. Ainsi, selon Grize (1995), « On peut être convaincu, mais rien n’assure que Je sois persuadé » (264).

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ci entre alors dans un genre particulier, comme une variation possible dans un ensemble d’autres discours desquels il doit se distinguer, se démarquer. Pour que l’intention de communication réussisse, le discours tenu ne doit pas être pris pour un autre. C’est ce rapport différentiel de l’explication par rapport à l’argumentation qui va nous tenir pour analyser les raisons, le fait de donner une raison n’étant pas « ipso facto » explicatif (42).

Pour conclure et tenter de répondre à l’interrogation posée plus haut, on peut dire que selon les auteurs, l’argumentation peut être un support à l’explication ; l’explication peut servir à l’argumentation, peut constituer un standpoint, un point de départ à un développement argumentatif. Dans ce cas, les deux genres seraient plutôt complémentaires. Lalanne (2002), quant à elle, en vient presque à confondre les deux genres lorsqu’elle mentionne que « tenter une définition, dire comment tel mot est compris, ce que recouvre telle réalité exige de l’enfant une explication cohérente. Celle-ci constitue une argumentation » (50). Aucun des auteurs que nous avons consultés ne semble dire l’incompatibilité de ces deux genres, même si certains, en particulier les linguistes et les didacticiens, en relèvent davantage les traits opposés ou divergents. L’intérêt pour nous et pour la suite de ce travail, outre le fait de les avoir distingués sur un plan théorique, est de connaître les marques linguistiques qui caractérisent chacun des deux genres. Adam donne déjà quelques pistes avec la distinction faite entre une justification et une explication et nous verrons dans la deuxième partie de ce travail, lorsqu’il s’agira d’analyser les données recueillies, que de nombreux auteurs en évoquent également.