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Pourquoi un système géométrique qui soit un registre ?

2. Un système géométrique pour l’enseignement des rationnels

2.2. Quel système d'expression pour introduire les rationnels ?

2.2.3. Pourquoi un système géométrique qui soit un registre ?

2.2.3.1. Présentation générale du registre

Remarquons tout d'abord que la forme des droites graduées présente d’emblée un ensemble de caractéristiques favorables : familiarité pour les élèves (règle graduée), souplesse d’utilisation (changements d’unités par exemple), bonne adéquation avec les perceptions de sommes ou de rapports (songeons par exemple à la duplication d’un segment comparée à celle d’un carré). Équiper les droites graduées pour en faire un véritable registre sémiotique apparaît alors comme un objectif raisonnable.

Nous avons effectivement pu atteindre cet objectif au prix d’aménagements minimes, tant du point de vue quantitatif que qualitatif : en plus simple, nous proposons un apprentissage comparable à celui de la lecture d’une carte, avec ses signes conventionnels (que seront ici les traits, tirets, nombres entiers…) et sa légende. De plus, en choisissant le système qui peut être construit sur les droites graduées, sans modification notable de leur présentation usuelle, nous pouvons proposer aux élèves un instrument qu’ils ne seront pas amenés à abandonner rapidement. Au contraire, ils pourront disposer en quelque sorte d’un viatique, accompagnant constamment en tant que de besoin le recours à l’écriture usuelle, sous sa forme fractionnaire ou décimale.

Mais équiper la droite graduée en registre en se conformant aux conditions énoncées par Raymond Duval (1995 ; pp. 36-44) demande qu'on la munisse des moyens :

1. de désigner un rationnel grâce à un ensemble de signes spécifiques (donc sans recourir aussi aux signes des autres registres comme les écritures fractionnaires ou décimales) ;

2. d'identifier un rationnel sans ambiguïté ;

3. de recourir, pour les traitements, à des règles précises.

Sans rappeler ici en quoi l'outil informatique a été un auxiliaire précieux pour mener à bien ce programme, résumons les fonctionnalités élémentaires du système. Pour former un rationnel dans ce registre, l’élève dispose à l'écran d'un ordinateur :

• d'une droite graduée régulièrement par des entiers (de n en n avec n ≥≥≥≥ 1) ; un couple d'entiers de cette droite est privilégié, c'est le repère ; le repère est parfois initialement subdivisé en s (s ≥≥≥≥ 1) intervalles ;

de la possibilité d'agir sur ces intervalles du repère, en resubdivisant chacun

d'entre eux en t (t ≥≥≥≥ 1) sous-intervalles − le recours à un système de zoom est parfois possible −, fractionnant ainsi le repère en f = st sous-intervalles ; le nombre f est le fractionneur ; il apparaît en blanc sur fond noir à gauche du repère ;

• de la possibilité − pour certains logiciels seulement − de reporter le repère, sa resubdivision éventuelle entraînant alors celle des segments obtenus par report.

Notons en outre que l'élève :

saisit le nombre t directement au clavier, le logiciel assurant les opérations géométriques de resubdivision ;

• peut effacer, modifier, tout recommencer...

• marquer la position d'un rationnel par une flèche pointant vers un point de la droite

• déplacer au moyen de la souris les nombres à déposer sur une des graduations. Notons enfin que les problèmes de dépassement − des limites fixées par le logiciel, des capacités de l'ordinateur, de la résolution de l'écran... − sont gérés par des messages informant l'utilisateur qu'il sort du cadre de travail autorisé. Ainsi, les rationnels que l'on peut atteindre par ce système appartiennent à un univers dont l'horizon est délimité par un certain nombre de contraintes, voulues par les concepteurs, ou seulement liées aux limites du matériel et de sa gestion logique. Dans la mesure du possible, l'utilisateur est informé de ces limites.

Voyons à présent quelques exemples :

Le nombre 5/3 dans le repère le nombre 5/3 dans le repère le nombre 3,14 exprimé [0 ; 1] sans graduation [0 ; 5] avec graduations au moyen d'un zoom

Figure 40 : diverses expressions de rationnels dans le registre des droites graduées

On notera que :

• aucune écriture fractionnaire ou décimale n'est requise pour la formation d'un rationnel dans ce registre (les légendes ne sont rajoutées que pour la clarté du présent article) ; seuls les signes géométriques et les nombres entiers y ont cours ;

• ces signes sont suffisants pour interpréter et traiter des problèmes rationnels au moyen d'une représentation linéaire (voir chapitre III-4) ;

• en présence d’un petit nombre de graduations régulières, le fractionneur est redondant, car il suffirait de compter le nombre d'intervalles pour disposer de cette information ; nous y reviendrons au paragraphe suivant ;

• enfin, on ne peut pas faire l’impasse sur l’expression orale d’un rationnel formé dans ce registre ; pour le deuxième schéma de la Figure 40, « un tiers de [0 ; 5] » est un choix possible ; la mention du repère pourrait éventuellement être omise lorsqu'il s'agit de [0 ; 1] et l’on parlerait alors de « cinq tiers » à propos du premier schéma, l'équivalence référentielle de ces deux désignations devenant alors un problème structurellement lié au registre (voir 2.4.1).

2.2.3.2. Avantages à disposer d'une droite équipée en véritable registre géométrique

Nous disposons ainsi d'un véritable registre d'écriture des rationnels en géométrie unidimensionnelle. En effet, le système tel qu’il est constitué est affranchi des ambiguïtés qu'un système géométrique sommaire, remplissant une simple fonction d'illustration, risque

0 1

3

0 5 3 3 4 10 10

d'engendrer. Le fractionneur évite par exemple que des superpositions visuelles soient prises abusivement comme critère de décision quant à l’égalité de deux nombres rationnels. En son absence, l’expérience a montré que même des coïncidences imparfaites, comme celle qui apparaît dans le cas de 5/3 et 12/7 (voir Figure 41), peuvent amener la confusion dans l’esprit de certains élèves. Examinons cet exemple de plus près :

Figure 41 : distinguer 5

3 et 12

7 ?

En l'absence de fractionneur, la position de x sur la droite serait attestée

visuellement : "il semble bien qu’une subdivision en 3 attrape x, mais peut-être qu’une autre subdivision en 7 pourrait l’attraper aussi". Alors que l'exigence de la production d'un fractionneur amène à formuler le problème en termes numériques : si x et y sont égaux, alors il doit exister un même fractionneur qui les attrape simultanément. Existe-t-il une graduation permettant d’attraper simultanément x et y ? Il faut pouvoir progresser de 3 en 3 et de 7 en 7, donc 21 convient, mais alors j’aurai 35 de ces graduations pour atteindre x et 36 pour y. Donc x y. Le fractionneur est donc le signe qui permet non seulement une première numérisation du problème, mais aussi qui conduit à constituer l'information visuelle en hypothèse, un peu comme le signe caractéristique des angles droits :

fait passer du constat visuel de l'orthogonalité à l'hypothèse géométrique.

De plus, le fait de disposer d’un registre nous permet de délimiter strictement le jeu des contraintes régissant les traitements. C’est évidemment utile pour procéder à des traitements, mais cela permet aussi de valider ou au contraire d’infirmer des traitements proposés. Des prises de conscience doivent pouvoir par ailleurs résulter des questions qu’un traitement dans un registre fait surgir (c‘est une partie importante de l’intérêt des exercices en mathématiques). Considérons à titre d’exemple un changement de repère

0 y 1 77 0 1 33 x

faisant passer d’une première droite repérée par 0 et 1 à une nouvelle droite repérée par 0 et 2 (voir Figure 42).

Figure 42 : deux expressions de quatre tiers

Un traitement interne au registre − par exemple réduire de moitié le nombre de graduations séparant 0 de x1 permet de passer du repère [0 ; 1] au repère [0 ; 2] et de constater l'identité de x1 avec x2 ; ou bien porter l'entier 2 sur la figure de gauche amène à constater que relativement à [0 ; 2], la position de x1 est la même que celle de x2 – est une occasion de prendre conscience dune égalité comme celle de quatre tiers avec deux tiers de deux. Nous y reviendrons en 2.4.1.

L’intérêt d’un registre se situe également dans les conversions avec les autres registres qu'il y aura lieu d'effectuer. En particulier, il nous semble que les avantages suivants peuvent être soulignés :

• On peut conserver comme références de formation d'un rationnel les signes et actions attachés à ce registre, bien adaptés à l'expression des grandeurs relatives : choisir un repère, un fractionneur (futur dénominateur) ; marquer une position, relative car conjuguant ces deux données, en retenant un certain nombre (futur numérateur) des graduations créées par le choix du fractionneur ; revenir éventuellement sur ces choix initiaux en fonction des rétroactions. Dans ces conditions, l’opération de conversion apportera toute la plus-value attendue. A l'inverse, en cherchant à représenter trop vite un rationnel par une écriture fractionnaire comme 3

5, on s'expose à des interprétations absolues du 3 et du 5 − voir par

exemple la Figure 38 où la position du 3

5 sur fond gris clair semble désigner les 3

premières graduations rencontrées sur les 5 premières.

• Les écritures fractionnaires usuelles sont bidimensionnelles. Nous avons établi au chapitre III-3 en quoi cette saisie en simultané de deux nombres entiers − numérateur et dénominateur − est un obstacle repéré à l’acception d’une fraction comme descripteur d’un seul nombre (Figueras, Filloy, Valdemoros ; 1987). Cette dissociation débouche sur

0 1 3 x1 0 2 3 x2

des défauts de conception et de traitements : on dispose d'entiers mais on n'a pas le droit de les traiter en entiers. L’introduction des rationnels dans l'univers unidimensionnel que nous avons décrit propose un environnement favorable pour lever cette ambiguïté car un rationnel y est avant tout représenté par un point sur une droite graduée. Certes, plusieurs nombres entiers interviennent aussi dans cette représentation : soit explicitement (les bornes du repère et le fractionneur) ; soit implicitement (le nombre de graduations séparant l'origine du repère de la flèche). Mais comme il est possible de prendre en compte séquentiellement ces différentes données, on est en définitive ramené à un traitement géométrique associé à un traitement sur les seuls entiers.

2.2.3.3. Analyse d'un obstacle lié au registre des droites graduées

La section 2.2.2 a été l'occasion d'une analyse pointant certains avantages d'un système unidimensionnel sur un système bidimensionnel. Mais le fait de choisir un système de représentation qui soit un registre d'une part ; unidimensionnel d'autre part, a un coût. Car un registre, par sa nature même, renvoie à des significations plus qu'il ne les donne à voir, le choix de la dimension 1 renforçant encore la distance entre perception immédiate et interprétation. Examinons dans le détail une des ambiguïtés ainsi produites.

Toute investigation des nombres en exhibe – au moins – deux aspects, correspondant à deux types d’activité : mesurer ou dénombrer d’une part, numéroter d’autre part. On aboutit ainsi au nombre-mesure, susceptible de répondre à la question "combien ?" (aspect 1) et au nombre-numéro, susceptible de désigner sans ambiguïté (comme dans le cas du numéro de sécurité sociale), ou d'ordonner (comme dans le cas des numéros d'une rue), et donc de répondre aux questions : "lequel ?" ou "avant ou après ?" (aspect 2). Dans le cas des entiers, on peut rapprocher ce double aspect de la dualité classique cardinal / ordinal. Sur un plan didactique, cette dualité et la coordination de ses deux pôles sont sans doute fondateurs de tout apprentissage numérique. Il est ainsi courant, dès les débuts du cycle 2, de proposer aux enfants des travaux de dénombrement d'une collection d'objets formés de la réunion de deux sous-collections – comprenant par exemple 3 et 2 objets. Si l'on souhaite un résultat écrit du total, on met souvent à disposition des élèves un ruban des nombres, qui n'est qu'un habillage de la demi-droite numérique. Une procédure fréquemment observée consiste alors à localiser 3 sur le ruban, et à effectuer des sauts vers la droite, ici 2, en énumérant les deux nombres qui suivent 3, soit 4 puis 5. On répond ainsi à la question "combien ?" (aspect 1) en utilisant l'ordre

naturel sur les nombres (aspect 2). Ces deux aspects du nombre sont donc intimement mêlés dès les débuts de l'apprentissage.

Figure 43 : 3 + 2 et [trois]…..[quatre], [cinq]

Avec la mesure des longueurs au moyen d'un double décimètre dès la fin du cycle 2, on assiste à une complexification de la tâche due notamment à la nécessaire coordination entre segments et extrémités. Or cette coordination renvoie aux deux aspects du nombre évoqués ci-dessus : d'une part le nombre de fois qu'il est nécessaire de reporter un segment unité dans le segment à mesurer (aspect 1) ; d'autre part la lecture du résultat, au moyen de la suite ordonnée des nombres inscrits au-dessus des graduations, après localisation du point de la règle en coïncidence avec l'extrémité du segment à mesurer (aspect 2). Nombre d'élèves échouent à intégrer ces divers points de vue dans une suite cohérente d'actions. Ils auraient alors plutôt tendance à obtenir le résultat de leur mesure en privilégiant soit l'aspect 1 : dénombrement, par comptage direct ou en s'aidant des nombres inscrits sur la règle, des intervalles obtenus par reports successifs de l'unité ; soit l'aspect 2 : numérotation, obtenue par coïncidence avec les nombres inscrits sur le double décimètre, des points du segment à mesurer, le "numéro" en regard de l'extrémité de ce dernier fournissant la réponse. Cette dernière procédure débouche souvent sur une erreur, car il est tentant de démarrer la numérotation à 1, et donc de mettre en coïncidence l'origine du segment à mesurer avec le 1 et pas le 0 du double décimètre (erreur classique du "démarrage de la mesure à 1"). Remarquons cependant qu'elle est proche de la procédure standard qui consiste bien, lorsque le problème des origines est correctement réglé, à lire le résultat par coïncidence entre un point du segment et un point de la règle.

Figure 44 : deux procédures pour mesurer la longueur d'un segment par comptage et dénombrement des intervalles ou numérotation des points de ce dernier

1 2 3 4 5 6 7

Intervalle n° 1 Intervalle n° 2 Intervalle n° 3

La procédure de dénombrement des intervalles quant à elle peut déboucher sur un résultat juste, mais obtenu d'une manière peu satisfaisante, car risquant de rencontrer ses limites dans le cas de mesures non entières. Enfin, une application insuffisamment maîtrisée de l'une comme l'autre de ces procédures conduit souvent à l'échec lorsque le double décimètre, cassé, ne commence pas à 0.

Réussir la mesure d'un segment au moyen d'un double décimètre, en mobilisant une procédure correcte et extensible aux mesures non entières demande donc sans doute, sinon une prise de conscience, du moins une mise en acte de la bijection entre les intervalles de type [0 ; r] et les points extrémités de ces derniers. De cette bijection dépend l'identification canonique entre un espace affine dont on a fixé l'origine et son espace vectoriel sous-jacent. Elle autorise à parler de la somme d'un point et d'un vecteur, ce qui légitime par exemple la procédure de dénombrement par sauts, donc translations (+2), depuis un point origine (3) jusqu'à un point extrémité (5) décrite en Figure 43, et même de la somme de deux ou plusieurs points.

Les élèves éprouvent bien entendu des difficultés vis à vis de cette bijection en acte. Il n'empêche qu'ils y sont très tôt confrontés, avec plus ou moins de bonheur, ainsi qu'on l'a rappelé plus haut. Cette confrontation, constitutive de la notion même de nombre, est cependant incontournable. La droite graduée fournit un espace de travail adapté à l'appréhension de cet obstacle et à la mise en œuvre des conditions de son dépassement. Elle peut en effet être à la fois traitée en univers physique, fractionnable en parties dénombrables par réunion, et à la fois en système sémiotique mobilisant des signes qui peuvent indifféremment référer aux segments ou à leurs extrémités, et sur lesquels opère une loi de composition additive, que l'on peut considérer comme externe ou interne suivant le degré d'intégration de l'identification de l'espace affine à l'espace vectoriel sous-jacent. Nous avons vu que ce n'était pas le cas du système des parts de tartes, qui renvoie à un univers avant tout physique, en tous cas peu "sémiotisable".