• Aucun résultat trouvé

2. Le point de vue de quelques chercheurs

2.3. David W Carraher (1993 ; pp 281-305)

L’ouvrage de référence est un article paru dans ESM en 1993.

Cet auteur suscite notre intérêt à un double titre : il se réfère à un modèle lié à une représentation linéaire des rationnels que nous allons rapidement décrire ci-dessous ; il utilise l'ordinateur pour mettre son modèle en œuvre. Sa démarche ne peut donc manquer d'évoquer la nôtre, et il importe d'en pointer les similitudes et les différences.

Avec cet auteur, on quitte une progression basée sur des expériences à supports physiques − feuilles de papier ; puzzle ; pantographe... −, sur lesquels les élèves pouvaient agir directement ; les insuffisances du matériel, et/ou une exigence d'anticipation et de communication nécessitant de dégager un modèle mathématique, évolutif en fonction des contraintes de situation. En recourant à un ordinateur pour organiser sa progression, Carraher nous fait passer des expériences réelles à des simulations, ce qui va permettre une délimitation du jeu des contraintes, des traitements valides et un choix précis puisque programmé des rétroactions. Il construit son modèle en écartant d'abord les référents discrets, qui risquent − entre autres − selon lui de limiter le sens d'une fraction à une double cardinalité au lieu d'un ratio : "[…] many students treat the numerator and denominator as if they were two cardinal numbers denoting the number of marked elements and the total number of elements, respectively (pp. 282- 284)". Il s'oriente donc vers des référents continus, et parmi ces derniers, il retient un modèle linéaire, donc géométrique et unidimensionnel, en se référant à Piaget, Freudenthal, et plus généralement aux mathématiciens qui représentent les nombres sur une droite numérique: "Length, moreso than other quantities, expresses magnitude

directly and unambiguously" (p 284). Mais la simple droite graduée par les entiers, entre lesquels vont se positionner les rationnels, présente deux difficultés :

1. "the implicit ratio" (p 285), qui attribue à l'intervalle [0 ; 1] le rôle privilégié et non explicite de référent (une fraction est un ratio de quantités dont une des deux se réfère à l'intervalle [0 ; 1], l'autre à un intervalle d'origine 0) ;

2. "the unclear operations" qui, pour résumer, se heurte au fait que sur une droite, les objets − en fait les intervalles − sur lesquels portent les opérations de reports et de subdivisions décrits par une fraction, ne sont pas discernés par les élèves. (Ceci débouche sur l'erreur classique consistant à appliquer la fraction à la totalité de la portion de droite représentée, sans tenir compte des intervalles).

C'est la raison pour laquelle Carraher supprime purement et simplement la ligne numérique repérée par les entiers. Il propose donc comme modèle de ratio la donnée de deux segments commensurables :

Figure 8

Ceci a pour avantage, non seulement d'éviter les deux difficultés signalées plus haut, mais encore :

• de ne pas travailler dans un espace métrique (car si l'unité [0 ; 1] est choisie une fois pour toutes, chaque segment a une longueur fixe, et donc non relative, ce qui contredit l'idée essentielle de Carraher "to emphasize the relational quality of rational numbers") ;

• de proposer aux élèves des "partially « de-arithmetized » tasks, for which there exists no mere numerical solutions".

Sa progression consiste donc à proposer aux élèves des tâches, mettant en œuvre les notions représentées par les équations suivantes :

d'item

Name Equation

1

Common Quotient A ÷ n = B ÷ m

2

Common Product A x m = B x n

3

Integer Operators A = (B x n) ÷ m

4

Rational Operators A = B x n m

5

Rational Divisor A = B ÷ m n

6

Relative Increase A = B + B (n m) m − (A ≥ B)

7

Relative Decrease B = A - A (n m) n − (A ≥ B)

8

Measurement A = Div(n, m)B + B mod( , )n m m

Tableau 1 : les huit types d'items retenus par Carraher

Concrètement, l'élève dispose à l'écran de l'interrogation qui lui est posée, sous forme d'une des équations d'une des lignes du Tableau 1, associée à deux segments comme ceux de la Figure 8. Voici par exemple un début de déroulement d'un exercice correspondant à la première ligne du Tableau 1

A B A ÷ n = B ÷ m ? A 5 B 3 A ÷ 5 = B ÷ 3 ? A 5 B 3 > ... ... ... A 7 B 3 A ÷ 7 = B ÷ 3 ? A 7 B 3 =

Tableau 2 : exemple de déroulement pour l'item 1

L'élève est invité, d'essais en erreurs, à trouver n et m. Ses essais sont décrits par la première ligne de chaque case de la colonne de droite. L'ordinateur renvoie deux types de rétroactions. L'une, numérique (notée N par la suite), décrite sous chaque essai de l'élève, et répondant sous forme d'inégalité ou d'égalité − lorsque la recherche a abouti − aux interrogations de l'élève (noter la forme fractionnaire de la rétroaction malgré l'interrogation au moyen d'opérations entières − s'agit-il d'une "préparation" à cette "notation" ?) ; l'autre géométrico-numérique (notée GN par la suite), consistant à dessiner les segments de longueur testée par l'élève (comme A

5 et B

3 en deuxième ligne du Tableau 2), légendés par des écritures fractionnaires décrites en première colonne.

Mais en plus de ces deux types de rétroactions que l'on retrouve pour les 8 items, le logiciel présenté par Carraher propose deux autres formes de retours aux essais de l'élève. La première d'entre elles utilise un cadre géométrico-numérique linéaire (notée GNL par la suite), et la deuxième un cadre graphique sur fond quadrillé (notée GPH par la suite), soit une représentation bidimensionnelle des fonctions linéaires impliquées. Nous décrirons ultérieurement ces deux représentations avec plus de détail, au moment où nous nous interrogerons sur la nature des moyens d'expression sollicités pour mener ces tâches. Pour l'instant, contentons-nous de remarquer l'escamotage total du cran 4, puisque de l'item 1 à l'item 8, la référence aux grandeurs A et B subsistant, le ratio ne se détache pas de ses arguments. Mais ce qui porte ce travail, c'est précisément le choix de lier très fortement l'expression d'un rationnel à ce couple de deux segments A et B. Dès lors, il devenait difficile d'effacer l'argument devant l'opérateur (cran 4), car cela reviendrait à effacer l'idée même de ce modèle. On verra d'ailleurs, avec l'étude des rétroactions GNL et GPH, une tentative pour valoriser le seul ratio n/m, mais pas tout à fait détaché de ses arguments A et B : ces derniers maintiennent toujours leur présence dans les schémas ou légendes, sous forme de segments dessinés ou seulement de leur désignation pure au moyen des lettres A et B.

On notera par ailleurs l'inversion, par rapport à notre classification, des crans 2 et 3, la mesure (cran 2) venant tout à la fin de l'étude en item 8. Ceci est dans la logique de l'auteur qui annonce dès l'introduction : "The purpose of this paper is to outline a model of rational number […] with special emphasis upon rational numbers as operators and closely tied to the concepts of ratio and proportion" (p 282). La mesure devient ainsi un cas particulier de ratio, une unité étant fixée.

Mais penchons-nous à présent sur les moyens d'expression mis à la disposition des élèves et sollicités d'eux. Une première remarque est que ces moyens sous-tendent l'expérimentation puisque l'auteur déclare dès l'introduction (c'est nous qui soulignons) : "mastery rational number concepts entails coming to understand and coordinate

symbolic representations of quantities and number" ; et plus loin : "[…] understanding rational number concepts entails developping multiple representations regarding how

numbers and associate quantities can be diversely decomposed and composed" (p 281). On notera dans un deuxième temps : le soin apporté à l'évolution des expressions numériques (voir Tableau 1), partant de formes entières (items 1 à 3) − avec retroactions déjà fractionnaires ainsi qu'on l'a noté plus haut − puis fractionnaires (items 4 à 8) ; la multiplication et l'interaction des cadres, numériques, géométriques, graphiques uni et bidimensionnels. On notera aussi qu'aucune nécessité de situation ne justifie l'évolution des notations ou le choix d'une notation ou d'un cadre contre un autre. Il s'agit de juste de fournir (provide) "diverse representations of how the ratio of segments can be captured in the algebraic notation" et des "feedback [visual representations] that can be used as a basis for drawing inferences about precise relations between quantities"(p 286).

Examinons à présent quel type de discours l'usage de ces moyens d'expression permet de tenir, ou, en des termes plus standards, quels types de problèmes ces moyens d'expression sont-ils supposés maîtriser ? L'auteur fournit une réponse : " […] the segments can be associated with meaningful names : yearly income ; taxes ; weight ; height and so forth" et plus loin : "a hypothesis regarding the relation of income to taxes might be formulated thus in the « common multiple » condition : Income x 2 = Taxes x 5 "; et encore : "the same relation can be expressed in many ways : one-fifth of the income equals one-half of the taxes ; 40% of the money earned goes in taxes ; […] the income is two and one half times the taxes and so on" (p 301). On reconnaît là des problèmes liés au cran 3, puisqu'on peut supposer que ces relations vont servir à calculer les taxes connaissant le revenu − ou le contraire. Bien entendu, les problèmes liés au cran 2 nous semblent aussi maîtrisables : problèmes de mesure − sans comparaison ainsi qu'on va le voir plus bas − ou problèmes liés à la relation partie-tout et demandant par exemple de gérer le lien entre 3 divisé par 4 (4A = 3B) et 3 fois

1 4 (B =

3

rationnels détachés de leur argument (taxe ou revenus ou...) ou encore à la simple comparaison de rationnels-mesures nous semblent difficilement gérables. En effet, et nous pensons qu'on touche là aux limites de ce modèle, le système des deux segments commensurables ne permet de ne gérer qu'un rationnel après l'autre. A tel point que l'auteur est obligé de recourir à d'autres représentations, GNL et GPH, lorsqu'il aborde la question de la comparaison des rationnels. Mais cette "sortie de cadre" se paie par une rupture du lien de congruence entre le ratio et ses représentations, qui risque d'être vécue au mieux comme une complication inutile, au pire comme un obscurcissement des problèmes posés. Il est temps d'examiner ces deux modes de représentation − tout en sachant que nous avons retenu les plus simples et éliminé de ce compte-rendu les plus compliqués. Voici, à titre d'exemple, à quoi ressemblent GNL et GPH, associée à l'item 2 du Tableau 1, pour les valeurs exactes du couple (m ; n) = (3 ; 7) et les essais successifs de l'élève : (2 ; 8) ; (1 ; 3) ; (2 ; 5) ; (1 ; 2) ; (3 ; 4) ; (3 ; 7) ; l'ordinateur disposant ces réponses successives sur l'une des deux (au choix de l'élève, du professeur ?) représentations :

Figure 9 : one-dimensional feedback (rétroactions GNL)

2 8 1 3 2 5 1 2 3 4 m n

Ratios overcorrects Ratios undercorrects

multiplier of A multiplier of B

Figure 10 : two-dimensional feed-back (rétroactions GPH)

La première comme la deuxième sont supposées donner du sens à la comparaison des rationnels. L'auteur semble d'ailleurs suggérer un conditionnement visuel plus qu'une prise de conscience procédurale : "with practise and réflexion [the student] should discover that all the attempts thaht leave a point under the diagonal will undercorrect whereas those leaving a point above the diagonal will overcorrect".

Pour notre part, nous pensons que le passage de 8B > 2A et A > 3B à 2 8

1 3

< est

fortement non congruent − voir chapitre III-3 − et qu'un simple conditionnement visuel, ajouté à une mise en souffrance momentanée de la barre de fraction − voir Figure 9 et GNL − ne suffisent pas à le gérer. Par ailleurs, GPH, qui associe un ordre sur les fractions à une pente "angular displacement from the x-axis" (p 292), est tout aussi voire encore plus non congruent12, ainsi que Duval l'a montré (1988-b ; pp. 240-246) pour des élèves de seconde (!), car "les unités signifiantes du graphe [pente entre autres] ne sont

12

Sans compter qu'aucun des segments A et B, pour respecter le souhait de l'auteur de ne pas travailler dans un espace métrique qui annulerait la relativité des ratios, n'est unitaire. Ceci ajoute fortement à la non congruence car le segment [0 ; 3] de l'axe des x de GPH, n'a pas la même longueur que 3A

Ratios undercorrects 0 1 2 3 4 5 1 2 3 4 5 6 7 8 Ratios overcorrects multiplier of B multiplier of A m n B A

aucunement déterminées par rapport aux points repérés de n'importe quel fond millimétré" (Duval ; 1995, p 57).

La limite de ce modèle est en fait liée à ce que nous pointons comme une insuffisance : le système des deux segments commensurables ne permet que la formation d'un rationnel (Duval ; 1995, pp. 37-38), mais pas ou peu de traitements. Ce n'est donc pas un registre. Faire de la non congruence des conversions entre représentations abordées ci-dessus un moteur de la compréhension demanderait : de définir sans ambiguïté les signes élémentaires de chaque "registre" (ce qui n'est pas fait puisqu'on mélange numérique, géométrique, graphique sans discernement) ; de développer des traitements spécifiques à chaque registre avant d'aborder l'épineuse question des conversions non congruentes entre registres hétérogènes. Le modèle développé par Carraher reste très physique et peu sémiotique. Il le précise d'ailleurs : "physical actions upon the segments can embody arithmetical operations upon quantities […]" (p 302). Les objets manipulés − nous pensons surtout aux segments − risquent de ne référer qu'à eux-mêmes. En ce sens, ils ne sont pas des signes.

Malgré ses imperfections, ce modèle se réfère à des idées que nous reprendrons à notre compte :

• maîtriser les rationnels demande de coordonner des représentations hétérogènes ;

• un système géométrique linéaire de représentation des rationnels permet de développer des actions non routinières, donc riches de sens, qu'un système trop vite arithmétisé risquerait de masquer ;

• un tel système est susceptible de représenter des grandeurs hétérogènes aux longueurs − les deux segments peuvent représenter des revenus par exemple.

Ainsi que nous l'avons entrepris pour les auteurs précédents, nous conclurons cette étude en nous interrogeant sur la façon dont les obstacles repérés à la section 1. sont négociés ici. En fait, les seuls obstacles qui nous semblent pris en compte sont ceux liés à l'articulation des crans 2 et 3. Ceci n'est guère étonnant puisque ces deux crans sont inversés par rapport à la présentation que nous en avons faite. Ainsi, l'obstacle lié à la prédominance de la cardinalité sur la relativité des grandeurs est même à l'origine du projet, qui consiste à désarithmiser partiellement l'introduction aux rationnels. Mais en l'absence d'une pratique de conversions systématiques entre un registre géométrique et le

registre des écritures fractionnaires, les problèmes liés à la prédominance de la cardinalité − 3/4 c'est 3 parts parmi 4 et pas le ratio de 75 à 100 par exemple − risquent de surgir lorsque s'imposera l'usage des fractions, incontournables pour exprimer les rationnels à un stade avancé. Quant à l'obstacle lié à l'existence d'écritures multiples équivalentes pour un même rationnel, il nous semble être correctement pris en charge dans la mesure où les activités peuvent déboucher naturellement sur de telles équivalences : deux élèves différents peuvent trouver deux expressions différentes associées au même couple de segments − 3 pour 4 et 6 pour 8 ; deux expressions identiques − 3 pour 4 − associées à des couples de segments différents. Dans les deux cas, la simulation physique de la commensuration nous semble apte à gérer ce type de conflits. Il reste l'obstacle lié au passage du cran 3 au cran 4. Nous avons déjà dit plus haut en quoi les moyens de le négocier par les modèles proposés nous semblent inadaptés.

Pour résumer notre lecture de cet auteur nous retiendrons, outre les trois points déjà évoqués p. 88, que :

• il soigne l'expression mais son système reste avant tout physique, ce qui limite les possibilités de traitements, de conversions et donc aussi de transferts ;

• l'ordre de passage par les divers crans n'est pas immuable ;

• la comparaison des rationnels, à notre sens fondatrice de la notion, nous paraît être la faiblesse structurelle de son modèle.

Résumons pour finir l’ensemble du dispositif observable depuis cet article au moyen d’un schéma que l’on pourra comparer à la Figure 6 et à la Figure 7 (notations analogues). On notera que Q y est disposé sous le plan de travail, ce qui pour nous traduit le fait qu’une conception sous-jacente forte de Q (rationnels, ratios et proportions) soutient ce modèle.

Figure 11