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2. Le point de vue de quelques chercheurs

2.1. Guy Brousseau (1986-b ; pp 96-151)

Nous commençons par G. Brousseau car c'est manifestement un des chercheurs qui aura le plus contribué en France à l'étude des phénomènes didactiques, notamment ceux liés à l'enseignement des rationnels, tant par sa recherche personnelle que par toutes celles qu'il aura induites ou provoquées. Nous avons retenu comme ouvrage de référence la thèse de cet auteur, censée mettre au premier plan les points fondamentaux de son dispositif.

Dans le canevas du processus d'enseignement qu'il y décrit (1986 b ; pp. 97- 103), on repère vite les trois derniers crans − le premier n'est pas l'objet de son étude −, ce qui ne saurait être surprenant puisque Brousseau accorde une attention toute particulière à la distinction entre différentes situations mobilisant les rationnels : le deuxième cran est lié à la phase I (1986-b ; pp. 131-151), "des mesures rationnelles aux mesures décimales", dont la situation d'introduction a déjà été citée − mesure de l'épaisseur d'une feuille de papier en 1.2.2. ; le troisième cran est lié à la phase II (II.1 à II.3, pp. 99, 100, et 113-116) autour de situations dont la première a été présentée en 1.3.2 − agrandissement d'une pièce de puzzle − et dont les suivantes en sont des prolongements − examen d'agrandissements photographiques (p 100) ; la phase II.4 (p 100) est une phase contre-exemple − applications non linéaires ; la phase II.5 (p 99) est une phase de transition entre les crans 3 et 4 − produit de deux fractions dont l'une est interprétée comme une application linéaire opérant sur l'autre ; les phases II.6 à II.7 enfin (pp. 99 et pp. 103 à 112) relèvent du cran 4 et sont introduites par la situation "pantographe" déjà exposée en 1.4.2.

Pour Brousseau, "la question de rang n naît des problèmes rencontrés avec les solutions trouvées à la question de rang n - 1.". On a donc bien une progression du cran 2 au cran 4, des mesures rationnelles puis décimales aux nombres rationnels en passant par le stade des applications linéaires opérant sur des mesures, puis affranchies de leur argument.

Nous avons déjà relevé que les moyens d'expression requis des élèves ou mis à leur disposition ne sont jamais hypertrophiés par rapport aux nécessités du discours : ainsi, les rationnels mesurant une épaisseur de feuille de papier s'expriment-ils au

moyen de couples du type (30f ; 2mm), ce qui suffit pour les comparer, pour appréhender l'existence d'écritures équivalentes, et aussi sans doute, pour les multiplier ou les diviser par un entier − l'addition n'y étant pas décrite explicitement, nous n'en parlerons pas. En tout état de cause, − voir 1.2.3 − ces notations par couples assorties d'un discours rhétorique suffisent à traiter les problèmes soulevés par l'enseignant en vue de l'acquisition de la notion visée. Il n'y a donc pas lieu de compliquer inutilement les modes d'expression, ce que Brousseau évite soigneusement. On relève pareille économie des moyens lors de l'introduction aux rationnels dilatations par l'agrandissement d'une pièce de puzzle et "de façon à ce que tel côté qui mesurait 4 cm en mesure 7 […]. Ce que les enfants construisent empiriquement est un ensemble de quelques couples (longueur source et longueur image) et n'a pas de nom. L'application linéaire 7

4 s'inscrit seulement dans les schémas d'action du sujet." (pp. 99-100). Ceci est confirmé un peu plus loin (p 115) : "le lecteur aura remarqué que dans cette première séance sur le puzzle, l'agrandissement n'a pas besoin d'avoir de nom. […] Lorsqu'il faudra les comparer [les agrandissements], trouver ceux qui sont équivalents, les ranger, la domination par l'image de 1 (qui détermine la fraction coefficient de dilatation) sera choisie consciemment. Alors la question « est-ce que les agrandissements sont des nombres ? » sera posée comme elle l'a été pour les fractions-mesures, et laissée sans réponse officielle.". Il semble bien que l'on doive attendre la phase II.5, c'est à dire la transition entre les crans 3 et 4, puis ultérieurement les phases II.6 et 7 pour assister à l'utilisation d'une fraction pour signifier les formes linéaires ainsi construites.

Mais si les moyens de signifier les rationnels apparaissent toujours comme une conquête nécessaire, liée à un stade de l'apprentissage, et donc couronnant un processus d'adaptation, on pourrait s'attendre à ce que leur importance soit soulignée et fasse l'objet d'activités spécifiques. Or ceci n'est pas décrit dans la thèse étudiée. Une place modeste, de l'ordre de quelques lignes, est consacrée à l'introduction de nouvelles écritures. Mais surtout, rien n'est dit sur le système dans lequel elles s'insèrent, qui s'oppose pourtant aux systèmes antérieurs : car si les fractions et les décimaux utilisent des écritures chiffrées − très proches de celles utilisées pour les entiers − pour signifier, leur mode de signification est radicalement différent de celui des entiers. Ainsi, peut-on lire p 97 : "[…] les décimaux seront présentés comme des rationnels, simple réécriture des fractions décimales." ; et p 118 : "cette activité permet d'établir une relation avec les

nombres à virgule si les élèves les connaissent déjà, […] sinon le maître introduit l'écriture décimale." Recitons aussi le passage, déjà évoqué au chapitre I-1, décrivant l'adoption de la notation fractionnaire : (C'est nous qui soulignons)"En fin de séance, l'enseignant expose aux élèves une méthode d'écriture […]. (50 ; 4) désigne un tas de 50 feuilles qui mesure 4 mm d'épaisseur, l'épaisseur d'une de ces feuilles s'écrit 4

50". Les écritures à virgule et fractionnaires sont considérées comme "simple réécriture" des fractions décimales pour les premières, "méthode d'écriture" pour les deuxièmes, mais non analysées en termes de ruptures d'un registre d'expression à un registre alternatif, et donc d'un type de discours, avec ses règles de fonctionnement propres, à un autre. Ce dernier point de vue sera développé au chapitre III-3 notamment mais nous pouvons déjà noter qu'il ouvre des perspectives, d'interprétations et d'interventions, sur certaines erreurs résistantes signalées par nombre d'enseignants et de chercheurs : "Je pense que 3/4, si on enlève le trait on a 34%, 1/2 = 12%, 2/5 = 25%" (Sensevy ; 1996, p 23), prennent une

Quant aux obstacles, situés à l'articulation entre deux phases, ils sont négociés différemment suivant le cas.

En ce qui concerne l'obstacle lié à l'acception d'une fraction-mesure comme un nombre, on relève p 101 : "Ces objets nouveaux sont-ils des nombres ? C'est le moteur de l'activité 2 qui amène les enfants à les identifier, à les additionner, à les soustraire, les multiplier et les diviser par un naturel, à les comparer et à les ranger." Bien que cette activité 2 ne soit pas détaillée dans la thèse, nous relevons néanmoins que le statut de nombre de ces nouveaux objets est lié à la nature des traitements qui sont appliqués : on agit sur ces nouveaux objets comme sur des nombres (comparaison, addition...), donc ce sont des nombres. Dans ce cas, on constate qu'un lien est établi entre la notion faisant obstacle et le type de discours dans lequel elle s'insère.

En ce qui concerne l'obstacle lié à l'effacement de l'argument devant l'application linéaire − passage au cran 4 permettant le succès d'un raisonnement en proportion −, il sera associé non à la nature des traitements effectuables, mais à un changement de statut de l'image de 1 : de moyen d'établir les images de toute longueur source, il devient un moyen de désignation et de rangement des agrandissements d'une même photo (p 100).

Résumons en trois points ce que nous retenons de ce chapitre de la thèse de Brousseau :

• la progression présentée organise, autour de situations-problèmes, des changements de perspectives d'un cran au suivant débouchant sur des modifications du statut de nombre rationnel ;

• les moyens de signifier sont plus ou moins spontanés au départ ; le recours à des écritures standard ne se fait qu'au terme d'une conquête progressive et nécessaire de l'apprentissage ;

• ces écritures ne font pas l'objet d'une analyse détaillée ; elles sont plus présentées comme des moyens d'enregistrer l'information et de la communiquer, qu'insérées dans des systèmes discriminés par la nature des traitements auxquels ils se prêtent le mieux et des prises de conscience qu'ils permettent.

Nous schématiserons la dynamique de construction de l'ensemble Q des rationnels chez Brousseau par un diagramme de convergence, où m désigne un rationnel-mesure ; r(m) une forme linéaire rationnelle appliquée à un rationnel-mesure m ; r un nombre rationnel. Les interrelations entre ces trois notions sont schématisées par les arcs en pointillé. On notera que l'ensemble des rationnels Q ainsi construit fait partie du plan de travail, c'est à dire du plan où interagissent les différentes situations physiques qui ont motivé son émergence, dans la mesure où l'auteur ne souhaite pas apporter de "réponse officielle" à la question des élèves : « [les fractions-mesures ou les agrandissements] sont-ils des nombres ? » (p 115).

Figure 6

m r(m)

r Q