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2. Le point de vue de quelques chercheurs

2.2. Régine Douady et Perrin-Glorian (1986)

Nous avons retenu comme ouvrage de référence une brochure publiée en 1986 et qui traite de l'ensemble de la progression proposée du CM1 au CM2 et, pour certains prolongements, jusqu'au collège.

Avec ces auteurs, nous allons observer quelques ruptures de séquence par rapport à une progression allant du cran 2 au cran 3. Remarquons tout d'abord que les quatre crans sont bien présents dès l'introduction p 12 (les parenthèses sont de nous) : "les nombres servent principalement à dénombrer (cran 1), à désigner des mesures (cran 2), des rapports entre mesures, […] à coder des fonctions (cran 3) et à calculer sur ces fonctions (cran 4)." Les connaissances sont toujours construites suivant une optique piagétienne, de déséquilibres en équilibrations qui prennent ici la forme de dialectiques (dialectique outil / objet ou les trois dialectiques − action, formulation, validation − de Brousseau rappelées p 7), à partir de problèmes pour la résolution desquels la connaissance visée par l'enseignement constitue une réponse optimale. Quelques particularités méritent cependant d'être signalées.

En ce qui concerne l'expression

• Un lien est explicitement énoncé entre les concepts et les cadres à l'intérieur desquels ils se "formulent" (p 3) ;

• la diversité d'un concept est relié à la diversité de ces cadres (p 3) − et donc pas seulement à une diversité de situations ;

• un "langage oral et écrit" est évoqué (p 4), il est à "construire" à des fins de "descriptions, prévisions et communications" (p 4) ; ces langages ne sont pas − explicitement en tous cas − associés au jeu de cadres.

En ce qui concerne les obstacles situés à l'articulation de deux crans Tous ne sont pas aussi aisément repérables en tant que moteurs des choix didactiques comme chez Brousseau par exemple : notamment l'effacement du rationnel- mesure, argument d'une dilatation, par rapport au rationnel-dilatation (m par rapport à r(m) dans le passage du cran 3 au cran 4). Nous y reviendrons plus loin, p. 77.

Les rationnels-mesures (cran 2) sont d'abord introduits dans une situation de communication de longueurs au moyen d'une unité (pp. 29-39 et les notations fractionnaires favorisées dès le premier bilan. Ces nouveaux objets sont tout de suite immergés dans un environnement numérique par le biais d'une droite graduée et un système d'abscisses (pp. 43-46), puis en interaction avec des cadres géométriques et graphiques par la recherche de rectangles à périmètre constant (p 48 qui renvoie aux pp. 121-126). On utilise alors les fractions pour coder des aires (pp. 51-62) afin de "distinguer plus facilement le nombre (mesure) de la grandeur à mesurer". Puis on retrouve la droite graduée à des fins d'intercalations, et d'identification d'une fraction à un quotient de deux entiers, ce qui renforce son statut de nombre (pp. 63 à 72). On "réinvestit les nouveaux nombres" (partie du titre du chapitre IV, p 77), donc par continuité10 − entre rationnels-mesures et proportions (pp. 77-88) −, par le biais de représentations de parcours à l'échelle, puis de "situations de la vie courante (cran 3) […]. Au fur et à mesure que de nouvelles fractions apparaissent, on les fait intervenir dans des situations variées différentes du contexte où elles ont été créées. De cette façon les fractions vont pouvoir être décontextualisées et prendre le statut de nombre" (p 87). C'est donc ce mouvement décontextualisation, obtenu par variation des situations mais aussi des cadres, qui autorise à passer des fractions mesurantes à des nombres, puis de ces nombres à des opérateurs s'y appliquant.

Le produit de deux fractions sera abordé par le produit de mesures, dans un triple cadre géométrique, graphique et numérique, problématisant les relations entre dimensions, périmètre et aire d'un rectangle (pp. 105-140). Mais ce produit de mesures est aussi réinterprété en terme d'opération d'une fraction sur une autre fraction (le schéma d'un rectangle dont les dimensions sont 2/3 et 3/4, montre que son aire s'obtient en prenant les 2/3 des 3/4 du carré unité (cran 3), ainsi qu'il est annoncé lors de l'introduction p. 26). Les fractions décimales introduisent alors de grandes facilités de calcul lors de la recherche d'approximations des dimensions d'un rectangle ou d'un carré d'aire donnée (pp. 141-152) ; ou encore d'approximations de fractions par affinement d'un intervalle d'encadrement sur droite gradué (pp. 70-76). La passage aux écritures à virgules est soigné, et prolonge le système d'écriture des entiers (pp. 150-151). Ces

10 Rappelons que Brousseau, s'il décrit bien un recours aux rationnels-mesures comme arguments ou images des dilatations lors de leur introduction par l'agrandissement d'un puzzle, n'organise pas de

nouvelles écritures bien commodes permettent d'aborder un problème d'agrandissement de puzzle (cran 3), référant à la situation de Brousseau (pp.89-103), mais présenté comme un problème de réinvestissement, "après la construction de la multiplication sur les nombres fractionnaires et l'introduction de l'écriture décimale" (p 89). Le chapitre suivant est consacré à une étude des techniques opératoires sur les nombres décimaux, en liaison avec les opérations correspondantes sur les fractions décimales (pp. 153-168). Enfin un problème réinvestissant l'ensemble de ces connaissances par la recherche multi-cadres de rectangles d'aire et périmètre donnés conclut cet ouvrage (pp. 169-177) en donnant une bonne idée de la densité de l'ensemble des décimaux.

Remarquons que si ce canevas laisse clairement apparaître les crans 2 et 3, nous n'y avons repéré que des traces réduites, en tous cas peu développées, du cran 4. Mais ceci se comprend dans la mesure où ce cran est celui des rationnels considérés en tant que nombres ; or nous avons vu que l'acceptation de cette idée était une préoccupation constante et transversale à l'ensemble du processus didactique. Dès lors, il n'y a plus de raison de lui consacrer une place séparée.

Le schéma d'ensemble résumé serait donc : une introduction par les rationnels- mesures, qui accèdent tout de suite au statut de nombres, notamment par le biais d'écritures fractionnaires réagissant à des symboles numériques comme + et =. Ces nouveaux nombres sont alors éprouvés dans leur capacité à gérer des situations où ils interviennent en tant que rapports et proportions. Ce statut de nombre est confirmé par les traitements numériques qu'il est possible de leur appliquer, mais aussi par leur capacité à s'adapter à divers cadres où ils prolongent naturellement l'action des entiers. Les articulations consistent donc plus à provoquer l'extension d'usage de nombres déjà construits plutôt qu'à favoriser l'émergence de concepts nouveaux, unifiés en fin de parcours autour de la notion de nombre rationnel.

Ce qui fait l'originalité de la démarche, c'est sans doute le recours à divers cadres pour renforcer le statut numérique des objets (rationnels) construits. Ainsi, lors de la recherche de l'aire de rectangles dont une des dimensions est fixée, utilise-t-on une représentation graphique qui "joue un double rôle : recueil et organisation de l'information, source d'information nouvelle en donnant du sens à de nouveaux points intermédiaires" (d'abscisses et ordonnées fractionnaires qui viennent s'aligner avec des

points de coordonnées entières.). La droite représentant la fonction linéaire étudiée, production graphique sur un problème a priori numérique, renforce par sa continuité le statut de tous les points intermédiaires aux points de coordonnées entières. C'est donc ici un mode d'expression, et pas seulement une situation, qui porte le sens.

Mais si les moyens d'expression sont soigneusement étudiés − voir l'introduction aux nombres à virgules (pp. 141-167) −, deux points en revanche nous semblent devoir être soulignés, car ils distingueront cette approche de la notre.

1. Une introduction très précoce aux écritures fractionnaires.

2. La notion de cadre opposée à celle de registre : si un cadre "se détermine par rapport à des objets théoriques, en l'occurrence des objets mathématiques" (Duval ;1996, p. 357), un registre se détermine par rapport à un système sémiotique permettant de remplir des fonctions cognitives. Or, pour un même objet mathématique représenté, le coût cognitif peut varier en fonction de la représentation choisie. Ainsi, le fait de représenter un rationnel par une fraction ou par un point sur une droite graduée n'engage pas les mêmes capacités de discrimination et de mise en relation – entre deux rationnels, entre un rationnel et un entier, entre deux entiers.

Le point 1. a déjà été commenté en 1.2.3. Ajoutons à ce commentaire qu'ici le recours à des écritures fractionnaires est motivé par la recherche de messages les "plus courts possibles" (p 34). C'est donc une motivation extrinsèque à la situation, en tout cas peu liée à une nécessité de la situation.

La remarque d'un élève, cité par les auteurs p. 40, nous servira à éclairer le point 2. Cet élève constate, après les premières introductions d'écritures fractionnaires : "c'est drôle, la moitié de 12 c'est 6, et la moitié de 1/12, c'est 1/24, la moitié de 1/6 c'est un 1/12". Pour qu'un enseignement puisse prendre en compte ce "drôle" de phénomène et en exploiter les conséquences, on pourrait imaginer d'étudier systématiquement les répercussions d'une multiplication par 2 du dénominateur d'une fraction sur sa représentation dans un autre système, droite graduée ou surface fractionnée par exemple. Une telle tâche ne sera productive que si l'utilisateur est bien convaincu qu'il agit sur

deux représentations du même objet mathématique. Pour cela, il importe de bien discerner les deux systèmes mobilisés d'une part, la représentation du représenté d'autre part. Or dans un même cadre coexistent très rapidement, parfois dès l'introduction, des

fractions, un quadrillage, des traits, des points…, soit tout un arsenal sémiotique fonctionnant ou pas suivant des règles spécifiques, et exprimant ou pas le même objet. Notre analyse nous amènera à éviter, dans la phase introductive en tout cas, une telle hétérogénéité. Cela suppose, qu'au départ tout du moins, une approche séparée soit réservée à chaque registre, à des fins de discernement, avant de proposer des tâches de coordination inter-registres. Nous reviendrons longuement sur tous ces points au

chapitre III. Il importait cependant de les aborder ici car ils apportent un contrepoint à la démarche d'enseignement étudiée.

En résumant l'approche de ces auteurs nous dirons :

• les rationnels y acquièrent très tôt un statut de nombre, dont le mode d'action est progressivement étendu ;

• on désigne rapidement ces nombres, au moyen d'écritures fractionnaires, qui seront dès lors privilégiées ;

• un soin particulier est accordé à l'expression de ces nombres dans plusieurs cadres et aux interactions qui en résultent ;

• ces moyens d'expression sont introduits comme transcriptions de gestes, se référant à une expérience physique ou mentale, en des équivalents formels (numériques, géométriques, graphiques...) ;

• ce faisant, ces moyens d'expression divers ne sont pas vraiment organisés en systèmes autonomes, tant leurs interactions semblent constitutives de leur construction.

Précisons enfin les oppositions − les convergences ont été soulignées plus haut − qui nous semblent majeures entre Douady et Perrin-Glorian d'une part, Brousseau d'autre part :

• continuité contre convergence du rationnel-mesure au rationnel-nombre puis dilatation ;

• escamotage du cran 4, qui traverse en fait implicitement l'ensemble du dispositif ;

• produit des rationnels abordé par le produit de mesures (opération interne) contre l'introduction par l'opération d'un rationnel-dilatation sur un rationnel-mesure (opération externe) ; absence du produit comme composition de dilatations ;

• travail longuement décrit sur la diversité des interactions entre l'expression, les traitements et le sens, contre un travail peu explicité sur l'expression, par ailleurs détachée de la construction du sens ;

• discours des élèves organisé dès l'abord autour d'écritures fractionnaires élaborées et soigneusement décrites contre discours spontané initial, cadré en fin de processus par les "notations" fractionnaires, sans qu'un paragraphe soit consacré à leur appropriation.

Ce que résume Bolon (1996 ; p 103) en écrivant : "donner la priorité à la multiplication externe des rationnels et au rapport entre mathématiques et grandeurs physiques (Brousseau & Brousseau), ou à l'opposé, préférer la multiplication interne des rationnels et construire les nouveaux nombres dans le cadre exclusif11 des mathématiques (Douady & Perrin-Glorian)".

Concluons par le schéma de la Figure 7, qui résume les considérations précédentes et qui pourra se comparer à celui de la Figure 6, où m, r(m), r, y désignent le même type d'objets.

Figure 7

11 Nous ne reprenons pas à notre compte le terme "exclusif", qui nous semble faire trop peu de cas des nombreuses manipulations et références physiques explicitement évoquées par les auteurs.

r m m

Q

r(m) r(m) Cadre 2 Cadre 1 Cadre 3 Cadre 4

Dans ce schéma, les flèches en traits pleins signifient une antériorité par rapport aux flèches-retour en gros pointillés associées. Tous les éléments de ce schéma : objets, actions, cadres, interrelations, contribuent à la constitution de Q : "Au fur et à mesure que de nouvelles fractions apparaissent, on les fait intervenir dans des situations variées différentes de celles où elles ont été créées. De cette manière, les fractions vont pouvoir être décontextualisées et prendre le statut de nombre" (Douady & Perrin-Glorian ; 1986, p. 87). C'est cette volonté de dégager un statut de nombre que nous avons signifiée en élevant Q au-dessus du plan de travail. On notera aussi le « détour » par Q pour passer de m à r(m).