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Synthèse : conceptions méthodologiques, principes de modélisation, écologie de l'action et attitude systémique

Comme le relatent Mays et Pope (1995), une des plus grandes erreurs méthodologiques ayant eu cours dans le champ de la recherche en sciences sociales durant les cinquante dernières années est la croyance que la science consiste en un ensemble spécifique de techniques, alors qu'elle est davantage un état d'esprit, ou une attitude envers la connaissance, ainsi que les conditions organisées qui permettent à cette attitude d'être exprimée. La psychologie française n'y a pas fait exception ; elle apparait actuellement essentiellement "plongée dans la mutation technicienne des sciences naturelles modernes", ce qui entraîne au sein de la discipline "la fragmentation des connaissances, la prolifération de

micro-théories, l’hyper-spécialisation et la fétichisation des produits techniques" ; une des

conséquences majeures est que la psychologie française se retrouve "sectorisée en plusieurs

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conflictuels, objectiviste et clinique [...]" (Dorna, 2008). On peut, à la suite de Pourtois et

Desmet (1997), distinguer actuellement deux conceptions différentes existant concomitamment au sein des sciences humaines et sociales : une conception "traditionnelle" et une conception "élargie". Le tableau 1 présenté ci-dessous relate, selon ces auteurs, les éléments en opposition entre ces deux conceptions, qui semblent assez bien dépeindre les différences existant en psychologie entre l'approche expérimentale, à visée objectiviste, et l'approche clinique, d'orientation subjectiviste et phénoménologique. Cette opposition peut également être directement mise en lien avec celle ayant cours entre l'utilisation des méthodologies quantitative ou qualitative dans la recherche (Graham, 2000 ; Yoshikawa, Weisner, Kalil et Way, 2008).

Tableau 1 : Vers une conception élargie des sciences humaines et sociales (d'après Pourtois et Desmet, 1997, p.98).

CONCEPTION TRADITIONNELLE

1. Instrumentation centrée sur l'individu isolé.

2. Mesures standardisée de l'intelligence, des connaissances et des aptitudes instrumentales : objectivité.

3. Neutralité de l'observateur.

4. Recherche de traits normatifs (grands groupes). 5. Théorie du handicap. 6. Recherche de la cohérence. 7. Temps objectif. 8. Causalité linéaire. CONCEPTION ELARGIE

1. Instrumentation centrée sur le sujet en interaction.

2. Evaluation de la construction de la réalité par l'acteur : subjectivité / affectivité.

3. Prise en compte de l'existence de l'observateur.

4. Recherche de traits particuliers (multiplicité des groupes).

5. Théorie de la différence. 6. Recherche du sens. 7. Temps subjectif.

8. Paradigme de la complexité.

A l'instar de nombreux chercheurs, nous postulons que ces deux approches, loin d'être inconciliables, doivent être articulées de manière flexible, selon les enjeux spécifiques liés à

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une situation de recherche particulière, "afin d'aboutir à une conception non dogmatique de

l'épistémologie et de la méthodologie en sciences humaines" (Pourtois et Desmet, 1997). En

fait, ce sont directement les questions à la base d'un programme de recherche (les hypothèses de travail) qui déterminent les choix méthodologiques ; l'inconciliabilité supposée entre les différentes méthodologies employées selon les recherches semble plutôt relever d'une attitude "méthodocentrique" propre à certains chercheurs et à certaines institutions scientifiques, amenant ces derniers à confondre une méthode utile pour comprendre un problème de recherche avec le problème de recherche lui-même, souvent au détriment de l'analyse des sujets, de leur contexte et de la théorie sous-jacente aux hypothèses de travail (Yoshikawa et

al., 2008).

Comme nous l'avons explicité précédemment, les questions ayant initié notre étude (hypothèses de tactilisation des sens et adéquation d'un dispositif de suppléance sensorielle visuo-tactile dans le cadre de la problématique autistique pour compenser le handicap des sujets) se heurtent à plusieurs difficultés intrinsèques qui ne peuvent être éludées : 1. la complexité de la notion d'autisme ; 2. la complexité et l'opacité du vécu et du fonctionnement de sujets adultes présentant à la fois de l'autisme et un retard mental profond ; 3. la complexité de la notion de handicap et de son application à ces sujets en situation quotidienne ; 4. le choix d'une démarche d'investigation scientifique de type écologique en psychologie du développement, alliant approche clinique et expérimentale, impliquant la présence fréquente et à long terme du chercheur sur le terrain ; 5. l'implication éthique et épistémologique de la prise en considération du biais d'autoréférence dans la modélisation de la problématique des sujets en question, appuyée par la déontologie propre aux psychologues.

Puisque l'épistémologie scientifique amène à considérer qu'"il semble que toute connaissance

suppose simultanément, dans la mesure du possible, une approche objective et une approche subjective" (Jarroson, 1992, p.183), le recours au cadre épistémologique relatif aux théories

issues de la seconde cybernétique, sur les bases des fondements conceptuels de la psychologie du développement, n'a pas seulement été une contrainte logique et éthique liée à la conduite de cette étude. En effet, le champ conceptuel qui en a progressivement émergé a ouvert la possibilité même de pouvoir étudier la problématique des sujets SAI-RMP en situation, d'une manière compréhensive, non "normo-centrée", en offrant la base d'un champ d'investigation complexe, non réductionniste, permettant de relier d'une manière circulaire, dynamique et prospective notre théorisation scientifique et notre expérience clinique acquise en situation. Ce cadre nous permet de prendre en compte la part essentielle jouée par la subjectivité,

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l'expérience et l'implication de tout chercheur dans la description de son objet de recherche (a

fortiori dans le cas d'une étude in situ portant sur l'identité psychique de sujets humains

atypiques, se trouvant dans l'incapacité d'exprimer leurs propres points de vue), tout en appréhendant la problématique des sujets adultes SAI-RMP selon plusieurs niveaux d'organisation ou de complexité. Cette attitude semble extrêmement proche de celle relative à la recherche systémique en psychologie clinique, explicitée notamment par Courtois (2009), qui postule la complémentarité d'une "démarche d'objectivation" avec une "démarche de

subjectivation". Selon cet auteur, la démarche d'objectivation consiste en une modélisation

théorique de la réalité complexe du sujet humain en contexte, induisant l'émergence progressive de formes, structures ou gestalts, lesquelles ont une cohérence interne, font sens, sont intelligibles, et permettent une représentation simplifiée du phénomène complexe étudié et de ses lois d'organisation. La démarche de subjectivation, quant à elle, implique une rencontre entre un chercheur et des sujets, répétée dans le temps et/ou multipliée avec plusieurs personnes. Cette double démarche est décrite par Morin (1980) sous le terme d'un "circuit cognitif" reliant explication et compréhension suivant une logique causale circulaire. Cet auteur définit la compréhension comme "le plus ancien mode de communication d'ego

alter à ego alter" ; elle est :

"[…] la connaissance par projection/identification qui rend un être-sujet intelligible à

un autre être-sujet. La compréhension apporte une possibilité d'intelligence de la subjectivité par la subjectivité. [...] Elle peut et doit être désormais, non seulement réfléchie, mais combinée indissolublement avec « l'explication », c'est à dire les modes objectifs d'intelligibilité. Compréhension et explication doivent s'entre-contrôler, s'entre-compléter et se renvoyer l'une à l'autre dans un circuit cognitif explication- compréhension où, tandis que l'explication introduit dans la vie les déterminants physico-chimiques, les règles, mécanismes, structures d'organisation, la compréhension nous restitue l'individu-sujet vivant lui-même" (Ibid., p. 295).

Cette démarche dialogique, combinant l'objectivation avec la subjectivation, l'explication avec la compréhension, le positivisme avec la phénoménologie et l'herméneutique, la conception scientifique traditionnelle et expérimentale avec celle fondée sur la théorie de la complexité, a constitué la base de notre processus de modélisation portant sur la problématique des sujets SAI-RMP. La notion de "modèle", directement liée à celle de système (Lapierre, 1992), apparait centrale dans cette démarche. D'un point de vue systémique, on peut définir le modèle comme "une structure formalisée utilisée pour rendre compte d'un ensemble de

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phénomènes qui possèdent entre eux certaines relations. [...] Dans la perspective d'une action thérapeutique, un modèle est comparable à une carte décrivant le territoire des interventions"

(Hendrick, 2007a, p.53). Il est également "la forme la plus élaborée de l'analogie", qui "offre

des possibilités d'utilisation beaucoup plus large" ; "le processus de modélisation, s'il est correctement conduit, est en fait plus important que le modèle même qui sera établi à son issue" (Durand, 2006, p.51, 59). En effet, "la modélisation, de par ses invariants, permet de mener des recherches sur l'efficacité du modèle ou sur les processus" (Hendrick, 2007a,

p.55). Ainsi, une fonction principale du modèle est de pouvoir être discutée : "on peut y

adhérer et le valider ou au contraire le critiquer, le mettre en défaut et le transformer. Pas de modèle, pas de discussion" (Ibid.). Dans le cadre de la psychopathologie clinique, Hochmann

(1997) définit la fécondité du modèle à sa capacité d'articulation des données de l'expérience, à ses possibilités d'amorcer de nouvelles hypothèses, ainsi qu'au degré de joie que procure sa manipulation. Selon cet auteur, dans le cas de la clinique relative aux psychopathologies les plus sévères, le modèle ne peut généralement pas être communiqué au patient ; élaborer, théoriser, construire un modèle sont alors des activités mentales qui permettent au clinicien de maintenir son identité et son intégrité psychique sur le court et le long terme. Ainsi, le modèle a une fonction de "pare effraction", car il protège à la fois le respect de la subjectivité du patient et du thérapeute, tout en permettant une orientation dans le chaos du non-sens.

Dès les débuts de cette étude, la conduite consciente du processus de modélisation a ainsi constitué pour notre part "un fil d'Ariane", tant sur le plan conceptuel que sur celui de l'action concrète en situation. Le fait d'avoir opté pour une approche de type écologique a en effet plusieurs conséquences d'une importance non négligeable. Tout d'abord, ce type de recherche a impliqué notre immersion progressive au sein du milieu d'étude (le FAM), sur la base de notre statut ayant été défini avec la direction en tant que chercheur-psychologue-bénévole. Cette immersion a contribué à l'émergence d'un processus d'interspécification (influence réciproque) entre notre propre structure cognitive et celles des sujets étudiés, et inévitablement celles des autres résidents, ainsi que celles des différents acteurs de la structure d'accueil (personnel éducatif et aide-soignant, cadres), constituant la composante sociale du milieu des sujets étudiés. Comme l'expose Nardone (2003/2008) :

"S'il est vrai que « l'on ne peut pas ne pas communiquer » (Watzlawick, 1971), il est

aussi vrai que l'on ne peut pas ne pas être influencé par la communication. Cela signifie que, lorsque nous interagissons avec quelqu'un, nous l'influençons constamment, tout comme il nous influence - que nous en soyons conscient ou non. Et

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cela vaut également dans la relation à nous même, dans les moments de réflexion ou d'intense émotion. Ce qui fait la différence, ce sont le degré d'influence et le fait que l'on subisse le processus ou que l'on en soit l'acteur, que l'action soit délibérée ou inconsciente" (p. 29).

D'une part, l'influence des sujets et de leur milieu social sur notre personne a participé directement au processus de modélisation lui-même (principe de subjectivation et de compréhension). D'autre part, notre propre impact sur la cognition des sujets comme sur leur écosystème demandait à être profondément réfléchi, notamment du fait de l'opacité liée à la constitution psychique des sujets en question et de la complexité des interrelations ayant cours entre ces derniers et leur milieu social (les sujets vivent constamment en groupe). Ce questionnement peut être mis en lien avec les principes relatifs à la notion de "l'écologie de

l'action", développés par Morin (2004) :

"L'écologie de l'action nous indique que toute action échappe de plus en plus à la

volonté de son auteur à mesure qu'elle entre dans le jeu des inter-rétro-actions du milieu où elle intervient. [...] D'où ce premier principe : les effets de l'action dépendent non seulement des intentions de l'acteur, mais aussi des conditions propres au milieu où elle se déroule. [...] Le second principe de l'écologie de l'action est celui de l'imprédictibilité à long terme. On peut envisager ou supputer les effets à court terme d'une action, mais ses effets à long terme sont imprédictibles" (p. 46-52).

Ceci impliquait inévitablement le choix a priori d'une attitude constante à soutenir au sein du cadre d'étude, afin de trouver un juste équilibre entre : 1. contrôler de manière consciente notre influence sur les sujets et leur milieu social, afin d'étayer le processus d'objectivation lié à la modélisation de leur problématique selon nos objectifs initiaux ; et 2. respecter à la fois les fondements éthiques (principes du respect de la différence cognitive des sujets et de l'action favorisant leur bien-être) et déontologiques (notamment respecter et faire respecter le sujet dans sa dimension psychique) liés à une situation de cette nature.

Concilier ces points de vue peut paraître paradoxal et renvoie à l'opposition stipulée dans le Tableau 1 entre neutralité de l'observateur et prise en compte de son existence dans un programme de recherche, et plus généralement entre recherche clinique et recherche expérimentale. Mais comme nous l'avons relaté précédemment, l'articulation judicieuse entre ces différentes conceptions épistémologiques et méthodologiques apparait essentielle à la scientificité d'une démarche de type écologique. Dans le cadre de la psychologie, ce point de vue est soutenu par Lagache (2004) :

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"Non seulement la psychologie expérimentale et la psychologie clinique se complètent,

mais il y a entre elles une convergence remarquable. Pour l'une et pour l'autre, la psychologie est la science de la conduite, celle-ci étant comprise comme l'ensemble des réponses significatives par lesquelles l'être vivant en situation intègre les tensions qui menacent l'unité et l'équilibre de l'organisme" (p.70-71).

Du fait de la spécificité du milieu de recherche, nous avons ainsi choisi de relier ces deux démarches autour d'une attitude scientifique constante que nous qualifierons de manière générale de systémique et d'éthologique. L'attitude éthologique, dans son application à l'espèce humaine, peut se comprendre comme :

" une attitude partagée en totalité ou en partie par des psychologues […], des

psychiatres, des psychanalystes, des sociologues, des anthropologues, des linguistes... chaque fois que ceux-ci se distanciant des études de « compétence » veulent aborder des problèmes de «performance», c'est-à-dire ceux des hommes concrets aux prises avec un milieu écologiquement et historiquement défini" (Cosnier, 1977).

Nous avons déjà donné certains éléments de l'attitude systémique dans le cadre de la recherche en psychologie clinique. Nous ajouterons néanmoins, en référence à Courtois (2009), qu'elle postule que l'objet d'étude est "co-construit" progressivement entre les différents acteurs de la recherche, qu'elle prône "une approche multiméthodologique" s'appuyant sur "des indicateurs multiples qui renvoient chacun à des champs de l'humain

différents", et qu'à la base, "elle procède d'une intention, d'une visée, d'un projet du chercheur/observateur vis-à-vis de son objet d'étude". Comme l'explicite cet auteur :

"Dans le cadre d'une recherche-action, la visée sera la transformation des personnes,

des groupes, ou des institutions. Dans une recherche plus fondamentale (de thèse de doctorat), la visée sera la construction de nouveaux savoirs sur les lois d'organisation qui fondent la croissance des personnes, les « pannes » de développement et/ou la psychopathologie" (Ibid.).

Ainsi, les différents chapitres de cette thèse reprennent les différents niveaux du processus de modélisation de notre objet de recherche. Comme nous l'avons explicité, cette modélisation s'est accomplie de manière prospective, par émergences successives, suivant une logique circulaire à plusieurs niveaux. Elle a constitué les fondements de notre démarche d'investigation scientifique, laquelle a pris une forme multiméthodologique, afin d'unir, au mieux de nos capacités (tout système psychique a ses propres limites), les dimensions éthique, déontologique, épistémologique induites par notre objet d'étude avec les réalités concrètes du

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terrain. Le chapitre I aura pour objectif l'objectivation théorique du cadre institutionnel actuel relatif au handicap, duquel procède l'intention générale sous-jacente à ce programme de recherche de contribuer à l'amélioration de la prise en charge du handicap dans nos institutions sociales. Il contribuera ainsi à expliciter la notion de handicap et ses utilisations actuelles, afin d'y situer cette étude et de préciser les fondements de notre attitude envers les sujets en question. Le chapitre II constituera une revue de la littérature actuelle relative à la notion d'autisme. Nous étudierons également le paysage institutionnel relatif à la prise en charge actuelle de l'autisme. Ce chapitre nous permettra d'expliciter les différentes hypothèses possibles pouvant permettre d'esquisser un premier modèle de la constitution psychique des sujets SAI-RMP, et nous amènera à postuler qu'une approche des sujets SAI-RMP via la notion de corps est indispensable. Ce postulat sera développé dans le chapitre III, en référence à plusieurs notions issues du paradigme de l'enaction, notamment celles de corporéité, de couplage structural et d'interspécification cognitive. Ces éléments théoriques nous amènerons à proposer un modèle général cybernétique et transdisciplinaire du sujet humain en développement. La problématique des sujets étudiés pourra ainsi être appréhendée d'une manière contextualisée et interactive, nous permettant d'esquisser les liens théorico-cliniques entre la structure cognitive hypothétique des sujets SAI-RMP, la notion de situation de handicap, et les principes relatifs à un dispositif de suppléance sensorielle visuo-tactile. Le chapitre IV présentera et précisera les différents principes méthodologiques ayant été développés sur la base de notre approche théorique, afin d'étudier la problématique contextualisée des sujets. Une première application de ces principes en situation sera exposée au chapitre V, au travers de 5 études de cas. Une seconde application sera exposée au chapitre VI, via l'exemple d'une intervention systémique psycho-éducative centrée sur un sujet, au sein d'un groupe spécifique de prise en charge. Enfin, nous proposerons au chapitre VII une synthèse des facteurs susceptibles de contribuer à la situation de handicap des sujets adultes SAI-RMP accompagnés dans une structure de type FAM.

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PREMIERE PARTIE

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