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CHAPITRE I : LE HANDICAP

4. Prises de position et attitudes envers la personne handicapée

Il parait intéressant, à ce niveau de notre étude, de nous référer à l'analyse de Mercier et Bazier (2001), qui décrivent le handicap à la lumière de "l'éthique de la communication" développée par J. Habermas. Ces auteurs identifient en effet trois différentes "prises de

position", définies comme :

"[…] des points de repères qui permettent de mettre en évidence et de classifier les

attitudes et les présupposés qui peuvent sous-tendre nos actions envers les personnes handicapées, tant du côté des praticiens que des scientifiques. [...] Ces trois niveaux, ces trois conceptions, ces trois prises de position déterminent nos comportements à l'égard des personnes et reflètent probablement des représentations sociales qui sous- tendent les interventions" (Ibid.).

Le premier niveau est nommé "l'agir observationnel". Ce positionnement, qui correspond à l'approche scientifique "classique" du sujet humain, se fonde sur une communication du type "je-il", et engendre un processus d'objectivation du sujet. "En effet, le scientifique est un sujet

connaissant qui appréhende la réalité de l'autre, en tentant d'y introduire une prise de distance et de l'objectivation". Dans ce cadre, la personne handicapée est appréhendée (d'une

manière parfois réductrice) en tant que "champ théorique" et "objet d'intervention", ce qui "permet d'appliquer des méthodes et des techniques objectivantes (scientifiques)"; "dans une

telle perspective, c'est le diagnostic de la déficience qui détermine la représentation que l'on se fait du patient, de la personne handicapée" (Ibid.).

Le deuxième niveau correspond à "l'agir communicationnel". Ce positionnement correspond généralement à l'approche éducative et thérapeutique. La personne handicapée est considérée comme un sujet par l'éducateur ou le thérapeute, et non pas réduit à un objet. La communication est du type "je-tu". Cependant, la relation entretenue n'est pas symétrique, du fait de l'établissement d'un rapport de dépendance (ou de dominance), car la personne handicapée ne maîtrise pas l'action éducative ou thérapeutique au même titre que le professionnel.

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"On tente de mettre en évidence le sens que le patient donne à sa réalité et à sa vie

mais on l'objective encore : lui ne parle pas en je. On le considère comme un sujet mais pas au même titre que l'intervenant. Les professionnels possèdent un savoir et un mode de connaissance qui privilégie leur position par rapport au patient. L'accent est mis sur la différence et non pas sur la ressemblance par laquelle le sujet pourrait s'adresser à un autre sujet qui lui est égal et dont le savoir est tout aussi valorisé. Nous sommes ici dans un paradigme de communication avec le patient, qu'il aborde dans sa dimension fonctionnelle et met en évidence ses incapacités (ses manques) pour tenter de l'aider à les dépasser" (Ibid.).

Le troisième niveau correspond à "l'agir émancipatoire". Suivant ce positionnement, la personne handicapée est appréhendée par l'intervenant "comme un partenaire, comme un

acteur de sa propre évolution". La communication est de type "je-je". La personne est

considérée comme une personne à la fois différente et similaire, "en tant qu'elle est sujet, au

même titre que l'intervenant" (Ibid.) :

"Cette démarche fait appel à la créativité, à la liberté et à l'autonomie du patient. Ce dernier peut parler en « je » à l'éducateur, au thérapeute, au scientifique". Dans le

cadre de la recherche, cette perspective sous-tend la démarche des études qui "tentent

de s'appuyer sur la manière dont la population visée voit elle-même sa propre réalité. Le partenaire qui fait l'objet des interventions est simultanément acteur de la production de savoir et de créativité. Il y a une production commune d'émancipation où chacun évolue dans la perception qu'il a de lui-même et de l'autre" (Ibid.).

Ces trois prises de position envers la personne handicapée nous semblent bien synthétiser les différentes approches actuelles du handicap, tant sur le plan des pratiques en structures médico-sociales que sur le plan de la littérature ayant trait à ce sujet. Ces positionnements ne nous paraissent pas antagonistes, mais bel et bien complémentaires ; ils doivent être réfléchis et relativisés à la lumière de la singularité de la situation de handicap propre à une personne. La complémentarité de ces approches nous apparait inévitable dans le cas de la prise en charge des personnes en situation de grande vulnérabilité et de grande dépendance, comme les sujets SAI-RMP dont il est question ici. En effet, chacun de ces positionnements, s'il est appréhendé isolément et de manière absolue, fait courir le risque d'une dérive idéologique, au détriment du bien-être et du respect du sujet en situation de handicap. Les dérives possibles de "l'agir observationnel" sont de circonscrire l'approche du sujet à un champ conceptuel exempt de la dimension subjective, et de ce fait, de tendre vers une hégémonie du courant médical

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(réduire la personne à ses déficiences) et vers une technicisation outrancière des méthodes d'accompagnement de la personne et du langage utilisé pour définir cette dernière. Quant à l'approche nommée "agir communicationnel", elle peut maintenir, voire renforcer la dépendance du sujet à son environnement social, plutôt que de contribuer à son autonomisation, si elle n'est pas suffisamment et assez souvent remise en question. Comme pour "l'agir observationnel", la technique éducative ou thérapeutique peut prendre le pas sur le respect de la subjectivité et du libre choix de la personne. Enfin, les dérives éventuelles de "l'agir émancipatoire" reposent sur les possibilités réelles qu'ont les intervenants d'accéder au point de vue de la personne en situation de handicap, surtout dans les cas majeurs de troubles de l'intersubjectivité et du sens de soi. Un sujet qualitativement différent sur le plan de la conscience de soi risque d'être appréhendé a priori par l'intervenant comme s'il lui était similaire dans son fonctionnement et son vécu (sur les plans sensoriel, émotionnel, mnésique,

etc.), alors que cela n'est pas le cas. La possibilité de dérive est d'autant plus forte lorsque la

personne en situation de handicap n'a pas développé de capacités de communication fonctionnelle, et ne peut parler en "je". La tentation peut alors être forte pour l'intervenant de s'exprimer à la place du sujet. En parallèle, un risque majeur de "l'agir émancipatoire" est l'excès de subjectivité du côté de l'intervenant, lequel sera alors en perte de repère pour réfléchir et objectiver sa conduite envers le sujet.

Nous estimons ainsi que ces trois prises de position doivent s'entre-contrôler et se soutenir mutuellement. "L'agir émancipatoire", qui n'est pas toujours possible dans la pratique, doit alors avoir une fonction "d'idéal", d'objectif vers lequel tendre, afin d'instituer la personne handicapée en tant que sujet, dans une vision compréhensive et ouverte de sa problématique. Il doit être pondéré par "l'agir observationnel", qui permet de définir le cadre conceptuel dans lequel évoluent les intervenants. Enfin, "l'agir communicationnel" doit être à la fois objectivé par "l'agir observationnel" et subjectivé par "l'agir émancipatoire", créant ainsi les conditions favorables d'existence d'une zone de développement potentiel au sens vygotskien (cf. la notion de zone proximale de développement théorisée par Vigotsky, 1997), non seulement pour le sujet, mais pour le chercheur ou l'intervenant lui-même.

5. Synthèse : les conceptions actuelles du handicap sont-elles applicables au cas des