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CHAPITRE I : LE HANDICAP

1. Evolution des figures de l'infirmité et de la folie vers la notion de handicap

1.2. De la Renaissance au XXe siècle

Cette conception de l'infirmité se modifie à l‟âge classique, période correspondant à la centralisation du pouvoir, à l‟essor des sciences naturelles, au recul de l‟irrationnel et au développement grandissant du mercantilisme. "La misère est désacralisée et la folie est

désormais réduite, dans l'univers social, à la marque d'un écart par rapport à la norme",

laquelle a trait à "l'utilité sociale" de l'homme (Muller, 2011, p.15). Les "déviants sont traités

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retrouvent par la contrainte la raison et le chemin du travail" (Vaginay, 2007, p.23). Comme

le relate cet auteur (Ibid.), cette volonté est sous-tendue par l'idéologie que "l’homme doit être

raisonnable, actif et utile" et que "tous ceux qui s’écartent de cette option doivent être réparés".

"C'est la base de tout ce qui se développera sous forme de rééducation et de

réadaptation, les prémices d’une forme humaine idéalisée. Le corollaire de cet idéal, c’est la nécessité de préserver l’homme sain du fou, donc de séparer nettement les deux" (Ibid.).

Cette situation unique de regroupement ou d‟enfermement d'une partie de la population (impliquant tant les infirmes que les vieillards, les fous, les vagabonds, les mendiants ou les délinquants), connue sous le nom du "grand renfermement" d'après l'expression de Foucault, est institutionnalisée par la promulgation, le 22 avril 1656, par Louis XIV, d'un édit créant à Paris l'Hôpital Général, suivi dès 1676 d'un nouvel édit du roi ordonnant la création d'un Hôpital Général dans chaque ville du royaume. "L'enfermement est justifié par sa portée

économique et morale, dans lequel le travail a une valeur rédemptrice (en plus, bien entendu de sa visée productive). Une masse hétérogène d'individus se trouve ainsi séparée, marginalisée en bloc" (Muller, 2011, p.16). Dans ce cadre, les infirmes, qu'ils souffrent

d'altérations corporelles ou de troubles psychiques, se retrouvent dilués dans la masse des indésirables, ce qui correspond à ce que Vaginay (2007) décrit comme la "figure de l’infirme

apprivoisé" concomitante à la "figure de l’infirme oublié", qui perdurera jusqu'à notre ère.

Suite au mouvement des Lumières, une critique radicale de ces lieux d'enfermement apparait, amenant à distinguer la folie des autres marginalités :

"Des structures indépendantes s'ouvrent peu à peu et deviennent des lieux

d'enfermement spécifiques des insensés, où des quartiers distincts sont créés selon la gravité des manifestations. Parallèlement, la folie apparait dans les classifications médicales de l'époque, où coexistent autant des considérations cliniques que des caractérisations morales. [...] Avec Pinel, premier psychiatre aliéniste, un projet thérapeutique s'élabore au sein des institutions asilaires. Le fou est détaché de ses chaînes mais est désormais asservi au pouvoir médical. Il est soutenu que la communication dans sa visée thérapeutique reste possible avec un sujet raisonnant en dehors des accès de folie : on parle alors de traitement moral, et le terme de folie, jugé trop péjoratif, sera abandonné au profit de celui d'aliénation mentale" (Muller, 2011,

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Apparait également au cours de cette période l'idée que les troubles mentaux ne sont pas toujours exclusivement la conséquence de l'hérédité ou d'une lésion cérébrale, mais qu'ils peuvent résulter des effets néfastes d‟une expérience de vie malheureuse, cette dernière conception "représentant une ouverture considérable sur les notions de psychologie" (Vaginay, 2007, p. 24). Ce mouvement humaniste d‟attrait et de bienveillance envers les personnes sujettes à des troubles mentaux, qui se traduisit par l‟émergence de la notion de maladie pour caractériser les pathologies mentales et entraîna le développement de pratiques de soin et de réels projets éducatifs, reste cependant toujours accompli en marge de la société, à l‟apanage exclusif des intellectuels et aliénistes comme Pinel, Itard et leurs élèves. Comme l'indique Muller (2011), à partir du XIXe siècle et jusqu'à la seconde guerre mondiale :

"Malgré la conception humaniste de la maladie mentale (ou plus exactement, selon

elle), on assiste à une exclusion toujours plus importante de la folie en dehors des murs de la ville". [...] Le nombre restreint des médecins et la surpopulation des asiles (1 médecin pour 500 personnes) va transformer peu à peu le traitement moral, à visée individuelle, en pratique collective. L'asile devient ainsi un lieu d'uniformisation morale et sociale. Le projet de guérison se limite alors au projet de resocialisation. L'accent est mis sur les capacités d'apprentissage et le travail productif représente alors le plus haut degré de la réhabilitation"(p.18).

A l'extrême de l'approche humaniste et psychologique de la maladie mentale qui se développe au XIXe siècle, ouvrant notamment la voie aux travaux de Janet puis de Freud au XXe siècle, se développe un tout autre courant scientifique, lequel, délaissant toute vision psychologique éventuelle des troubles, se focalise exclusivement sur les causes organiques des pathologies à l‟exclusion des malades : "la maladie mentale devient celle du cerveau" (Vaginay, 2007, p.25). Comme le relate cet auteur, la conception idéologique sous-tendant cette approche, s‟appuyant sur la notion de dégénérescence, reprend à son compte la théorie darwinienne de l‟évolution pour préconiser l‟élimination des infirmes et instaure l‟idée de "darwinisme

social", préparant ainsi les arguments de l‟eugénisme, dont Galton, le cousin de Darwin, fut

un des représentants. Le darwinisme social, outre le fait qu'il ait été repris par l‟idéologie nazie, aboutit également à la hiérarchisation des ethnies en fonction de critères comme la couleur de peau ou le degré de développement de leur civilisation, et permit de justifier la politique coloniale menée en ces temps. Il fut également à la base de campagnes de stérilisation de milliers de personnes déficitaires et/ou indésirables, dans plusieurs pays. Comme le relatent Goutier (2008) et Pandelé (2009), cette idéologie de l'infirmité conçue

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comme déviance à éliminer ou à maîtriser perdure encore de nos jours, comme peuvent en témoigner, par exemple, les discours du philosophe Peter Singer, prônant entre autres l'infanticide des enfants malformés et la hiérarchisation des êtres vivants selon leurs capacités mentales, ou le concept de "non-personne humaine" (human nonpersons) développé par Hugo T. Engelhart, un des pères de la bioéthique américaine, pour désigner les fœtus, les nouveaux nés, les déments profonds et les comateux.

L‟intérêt social pour l'infirmité considérée comme désavantage et comme différence resurgit d‟une manière inattendue au début du XXème siècle, en partant du milieu ouvrier, pour se développer jusqu‟à l‟émergence de la notion de handicap et à sa législation en cours de nos jours, instituant progressivement la "figure de l’infirme réhabilité : le handicapé " (Vaginay, 2007). Comme le relate cet auteur, cette modification du système de pensée dominant apparait comme le résultat d‟un processus, lié à la montée et à la revendication de l‟idée de solidarité dans les milieux ouvriers de la société industrielle de la fin du XIXème, qui, prenant les accidents de travail entraînant mutilation et perte de revenus comme modèle et catalyseur, amène progressivement à la reconnaissance étatique des invalidités accidentelles. Cette reconnaissance s‟accélère particulièrement au cours et à l‟issue de la première guerre mondiale :

"Il fallait rendre aux survivants leur dignité d’hommes et le maximum de leur

autonomie corporelle. [...] Depuis la reconnaissance des invalidités accidentelles, la revendication du droit à la compensation était ouverte, avec l’objectif de rétablir ou d’établir une égalité de fait entre toutes les personnes, quelles que fussent leurs difficultés, acquises d’abord, ou héritées par la suite" (Vaginay, 2007, p.32-33) .