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Spécificité et opacité de la population étudiée : une différence fondamentale

Environ la moitié de la population accueillie au FAM Pierre Valdo est constituée de personnes adultes polyhandicapées, souffrant à la fois d'un retard mental profond et d'une atteinte majeure des fonctions organiques, motrices et sensorielles, dont l'expression est variable selon les individus ; ces personnes vivent dans une situation de dépendance absolue envers le personnel soignant quant au maintien de leurs fonctions corporelles vitales et ne possèdent, de plus, pas de langage fonctionnel. Bien qu'étant également sujettes à un handicap psychique extrêmement grave, elles se démarquent à première vue des autres personnes accueillies, au sein de la structure, du fait de l'expression manifeste de leurs pathologies sur le plan corporel (malformations, paralysies, etc.) et de leur besoin d'assistance médicale continue.

Moins vulnérable sur le plan organique et ayant davantage de capacités motrices (notamment la capacité de se déplacer), l'autre partie de la population est constituée de personnes adultes avec un retard mental très important, lequel est associé selon les cas à de l'autisme, de la psychose, ou au syndrome de Down, avec parfois la présence supplémentaire d'autres troubles de nature somatique (cécité, surdité, épilepsie...). Les personnes avec autisme semblent pouvoir être différenciées des autres du fait d'une atypicité plus marquée de leurs comportements, surtout manifeste en situation de communication et d'interaction sociale. En effet, l'altération qualitative des interactions sociales réciproques et des modalités de communication apparait prévalente dans le syndrome autistique, et constitue concomitamment avec l'observation d'un comportement général restreint, stéréotypé et répétitif de la personne, la base du diagnostic clinique de trouble envahissant du développement (TED), dont l'autisme

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infantile est le prototype (World Health Organization [WHO], 1993/2000). L'intensité des troubles relatifs à l'interaction sociale et à la communication semblent permettre de différencier l‟autisme du retard mental et des autres troubles neuro-développementaux (Bourreau, 2008). Les personnes avec autisme et retard mental profond vivant au sein du FAM ne semblent avoir qu'une compréhension particulièrement limitée de leur environnement social, laquelle reste la plupart du temps un mystère pour les accompagnants. Elles ne possèdent pas de langage fonctionnel typique (ni verbal, ni gestuel). Les modalités d'expression de ces personnes apparaissent en conséquence extrêmement limitées ; elles sont parfois constituées de mots stéréotypés, plus généralement de sons et de gestes stéréotypés, qui apparaitraient a priori dénués de sens à un observateur inexpérimenté dans le domaine de la psychopathologie développementale relative à l'autisme sévèrement déficitaire, ce qui est trop souvent le cas des membres du personnel soignant et éducatif. Dénués des codes sociaux d'expression typiques à l'espèce, ces sujets sont le plus souvent dans l'incapacité d'exprimer leurs besoins les plus primaires. Les personnes adultes avec autisme et retard mental profond associé apparaissent très éloignées de la vision naïve et normative de l‟être humain typique et en opposition drastique avec la figure de " l‟autiste génial", si fortement médiatisée de nos jours. Elles ne semblent offrir a priori aucune compétence spéciale, mais divers "comportements-problèmes", comme le rapportent l'ANESM (2009) et la Haute Autorité de Santé (HAS, 2010a), tels que comportements archaïques, autostimulations, automutilations, hétéro-agressivité, repli sur soi ou manifestations d‟angoisse. Les comportements observés sont d‟autant plus susceptibles d‟être négativisés, que la parole, plus encore que la marche, signe le statut d‟homme (Vaginay, 2007) et que l'état d‟adulte de ces personnes peut être naïvement associé à l‟idée de stagnation développementale, voire à celle de dégénérescence. N'étant plus des enfants, elles ne suscitent plus l'espoir d'une amélioration majeure de leur pathologie au cours de leur développement. Malgré les études ayant révélé l'existence d'une véritable motivation sociale chez les personnes avec autisme, y compris chez celles avec retard mental associé (Nadel et Potier, 2002 ; Peeters, 1994/2008 ; Vermeulen, 2000/2009), l'idée naïve et stéréotypée que les comportements d'isolement observés chez ces personnes seraient dus à leur désintérêt pour leur environnement social continue d'être partagée par de nombreux accompagnants. Comme nous le détaillerons ultérieurement, le syndrome de l'autisme peut être considéré de manière générale comme la manifestation psycho- comportementale de désordres cérébraux précoces, qui empêchent l'individu qui en souffre de pouvoir unifier et synchroniser son fonctionnement et son vécu en situation, tant sur le plan corporel que mental (Gepner, 2003, 2006). Les troubles primaires liés au syndrome

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impliqueraient en premier lieu une altération des fonctions sensorielles, des troubles de régulation émotionnelle et un traitement de l'information atypique, davantage focalisé sur les détails que sur la signification globale d'une situation (Chamak, Bonniau, Jaunay et Cohen, 2008). L'interaction entre ces trois facteurs donnerait lieu à l'émergence d'une conscience de soi qualitativement différente et à une difficulté précoce pour la personne à pouvoir se synchroniser avec autrui de manière typique en situation d'interaction sociale. Dans le cas des personnes sujettes à la fois à de l'autisme et à un retard mental majeur, le très faible développement des capacités intellectuelles limite d'autant plus les possibilités de pouvoir compenser les difficultés liées au syndrome via des stratégies auxiliaires. On peut comprendre la gravité du handicap psychique propre à ces individus, qui ne possèdent ni les moyens de comprendre leur environnement social, ni les moyens typiques de s'en faire comprendre, mais qui vivent constamment en situation sociale au sein de la structure d'accueil, totalement dépendants de la perception et de la compréhension du personnel chargé de leur accompagnement quotidien.

Toutes les personnes accueillies dans la structure ont en commun le fait de vivre au quotidien une situation de "grande dépendance" envers les tiers qui en ont la charge ; elles sont considérées en tant que personnes "lourdement handicapées" dans notre société, dans laquelle elles occupent une "place à part" et "incertaine" ( Cellot, 2008 ; Chavaroche, 2006). Mais peut-être est-ce davantage la notion de "grande vulnérabilité" qui peut retranscrire au mieux ce que ces personnes ont en commun (Chavaroche, 2009 ; Fiat, 2009 ; Pandelé, 2009). Sujettes à ce que l'on peut assurément considérer comme des formes de psychopathologie parmi les plus graves chez l'adulte, ces personnes souffrent toutes de ce que l'on peut définir comme un "trouble de l'identité" ou une "extrême fragilité identitaire", du fait de troubles majeurs touchant à "l'émergence de l'intersubjectivité et du sens de soi" (Bovet, 2005). Or, "l'identité n'est pas un attribut de l'individu mais se constitue dans l'espace relationnel de Soi

à l'autre"(Ibid.). Etre en présence de ces hommes et de ces femmes, manifestement à la fois si

différents dans leur développement et si vulnérables dans le maintien de leur intégrité corporelle et psychique, a un impact psychologique intense sur tout individu adulte s'étant développé de manière typique, même après des années d'expérience sur le terrain. A l'instar des autres formes de handicap psychique majeur, rencontrer ces personnes suscite inévitablement "un choc identitaire" (Vaginay, 2007). En effet, leur existence même vient "bousculer nos représentations de l'humain", car elle oblige à réinterroger notre conception personnelle de l'être et des limites conceptuelles qui nous permettent de nous penser

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(Chavaroche, 2006). "L'existence de la personne en grande vulnérabilité témoigne à tous les

instants de la nudité de l'homme tellement dépourvu d'instinct et enfermé dans ses déterminations naturelle" (Pandelé, 2009). Leur fragilité apparente, parfois marquée par

l'expression manifeste de tristesse et de souffrance, amène à reconsidérer, d'une manière extrêmement réaliste, notre propre vulnérabilité en tant qu'être humain, et notre propre dépendance envers le monde social qui nous entoure. Nous sommes en effet, du fait des caractéristiques propres à notre espèce héritées au cours de l'évolution, des créatures biologiques, sociales et psychiques, dont l'existence, l'identité et le développement sont, dans leur fondement même, dépendantes des relations entretenues avec autrui ( Kaufmann et Clément, 2003 ; Laborit, 1997). Travailler avec des personnes adultes en grande vulnérabilité, qu'il s'agisse de personnes en situation de coma ou de fin de vie, de personnes démentes, de personnes polyhandicapées ou de personnes autistes avec retard mental profond, implique "d'accepter de travailler sur la part inconsciente de nous même qui est systématiquement

engagée par notre confrontation à une différence dérangeante" (Vaginay, 2007, p.46). Il est

certes peu aisé d'accepter de remettre en question les fondements implicites de notre existence d'être humain, et encore plus difficile de soutenir une position non "normo-centrée" ou non "valido-centrée" en situation d'interaction avec une personne qualitativement différente dans son développement psychique. De ce fait, une personne en grande vulnérabilité encourt au quotidien à la fois un "risque vital" et un "risque ontologique" (Pandelé, 2009) : le "risque

vital" est à la base lié à sa survie organique et biologique ; le "risque ontologique" est lié au

respect ou non par autrui de la légitimité de son existence en tant qu'être humain, en tant que personne, et en tant que sujet. La problématique des sujets adultes avec autisme et retard mental profond associé implique ainsi en premier lieu une attitude de "vigilance éthique" à leur égard ; celle-ci consiste à "s'assurer que les conditions d'existence d'un monde commun,

celui de la communauté des hommes, sont bien présentes, et à maintenir la personne dans ce qui la constitue comme être humain, c'est à dire entretenir ses capacités d'homme" (Pandelé, Ibid.).