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LA MISE EN SCÈNE ET SES FIGURES

Chapitre 4 : L'instance actorielle dans les films de Michael Haneke

4.2.1. Syncrétisme des actants.

L'histoire du père et ses fils dans Code inconnu.

Pour démontrer cet état des choses, c'est-à-dire ce procès d'amplification du « spectacle simple » chez Haneke, nous prenons l'exemple, somme toute simple, de l'histoire du père et de ses fils Jean et Georges dans Code inconnu. Pour simplifier davantage, nous n'allons pas prendre en considération les séquences de la vie « indépendante » de Georges, ses relations avec Anne et l'exercice de son métier de photographe de guerre. Ainsi, l'histoire qui nous intéresse, celle entre le père et son fils Jean, se déroule dans huit plans-séquences, soit : (4287) Boulevard 1 (Une boule de papier), (8) Le retour du fils, (16) La moto, (19) L'étable,

(24) La lettre d'adieu, (29) La mort des taureaux, (34) Le fils disparu, (38) Labourage. Chaque plan-séquence fonctionne comme un micro-univers avec ses propres actants syntagmatiques. Le père apparaît pour la première fois dans (8), lorsque Jean revient à la maison après l'avoir quittée. Le père est dans une position actantielle passive, il subit l'action de son fils : sans lui dire un mot, le père lui sert le dîner et quitte la pièce pour s'enfermer aux toilettes. Jean se présente ainsi comme l'actant-sujet-destinateur d'un message, celui de sa révolte et de son envie de quitter la maison et la ferme. Le père apparaît comme le destinataire de ce message. Les positions actantielles des deux personnages sont renversées dans le plan-séquence suivant de leur histoire, « La moto », où le père, en tant que destinateur du cadeau, se révèle aussi comme sujet de désir de communication. Le fils prend la position d'actant-objet, étant également le destinataire, l'offre du cadeau constituant ce spectacle simple. Le plan-séquence suivant, « L'étable », qui montre simplement leur travail dans la ferme, vient confirmer leurs

ma (1968), Paris, Klincksieck, 2003, tome I, p. 72. C. Metz recourt à Ferdinand de Saussure (Cours de linguis- tique générale, p. 188, 5e Éd. Payot, 1962) : « Saussure remarquait que la syntaxe n'est qu'un aspect de la dimen-

sion syntagmatique du langage, mais que toute syntaxe est syntagmatique : idée à méditer pour qui s'occupe de cinéma. »

286Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale, op. cit., p. 184 : exemple déjà mentionné : l'archi-actant de

sujet-destinataire dans le conte populaire.

287Nous indiquons entre parenthèses le numéro de la séquence tel qu'il est dans le menu de DVD Code inconnu,

positions d'inégalité, le père travaillant beaucoup plus énergiquement et devançant le fils. Jean quitte cependant la ferme, réalisant son projet, se confirmant ainsi comme actant-sujet syntagmatique de la fuite, négativité du désir de communication dont il est l'objet. Le père n'a qu'à subir l'action de son fils, en plus, la décision de celui-ci lui est communiquée par un petit- mot qu'il lit dans (24). Le père déclare ne pas s'intéresser au devenir de Jean dans (34). Son action pourtant dans (29), où il tue les taureaux, apparaît comme une réaction au départ du fils et incite à repenser le caractère du père et sa position actantielle dans le récit. Si l'on reconsidère cette histoire au niveau paradigmatique, on constate que malgré les différentes positions actantielles que les personnages occupent dans chaque séquence, le père représente l'actant-sujet sémantique du désir, désir de partage affectif et de communication, alors que le fils est l'actant-objet sémantique. Le fait que ce dernier fuit le désir de communication, le transforme en un actant-objet qui s'approprie les fonctions de l'actant-opposant. Bien que les « acteurs » soient deux, tous les actants sont là, symétriques ou inversés. Ainsi, les actants sémantiques seront : le fils, actant-objet-opposant et destinateur du révolte ; le père, actant- sujet-destinateur du vouloir et de la communication. Les deux actants circonstants, l'adjuvant et l'opposant, jouent à l'intérieur des acteurs principaux ou dans leur entourage. L'incapacité du père de discuter avec son fils, d'exprimer son désir et son amour, la ferme avec les taureaux, l'exemple du fils aîné Georges qui a déjà quitté la ferme, tous ces obstacles à la réalisation du désir et de la communication de l'objet du désir participent de l'actant-opposant. En tuant les taureaux dans le sixième plan-séquence de l'histoire, le père va liquider un des composants de l'actant-opposant, tout en imbriquant à la fonction du vouloir, qui exprimait jusqu'ici son désir, les modalités de la fonction du pouvoir. Là, on peut se demander si ce qu'il vient de faire n'est pas représentatif de son être. Il a été qualifié d'égocentrique dès le premier plan-séquence où Jean, dans sa conversation avec Anne, laisse entendre que c'est un espèce de fou. Le cadeau même, la moto, tel un cheval de Troie, au lieu d'agir comme adjuvant et d'aider la réalisation du désir, change de camp, facilitant le fils dans son départ. Le père, en tant qu'actant-sujet, se profile dans une solitude complète, dépourvu de tout adjuvant, à l'extérieur comme à l'intérieur de lui, un sujet de désir non assouvi. Finalement, il change d'entreprise, après avoir tué les taureaux, on le voit dans le tracteur labourer la terre. Peut-être qu'il apprendra à ne pas s'imposer mais à préparer d'abord la terre et à y semer.

L'analyse des séquences de cette histoire donne, nous semble-t-il, une image de la manière dont se constitue et se complique le schéma actantiel dans les spectacles simples des

films de Michael Haneke. Les personnages peu nombreux changent de positions actantielles dans chaque séquence, les actants entrent en combinaisons diverses.

L'archi-actant Sujet-opposant.

Reprenant le propos de Philippe Hamon selon qui « ce jeu entre le niveau actantiel et celui des acteurs (personnages au sens restreint) [...] définit souvent les orientations stylistiques d'un auteur »288, nous pourrions remarquer que, à l'image du père de Code inconnu, l'actant-sujet dans l'univers de Michael Haneke est presque toujours un sujet de désir

non assouvi, un vouloir qui n'aboutit pas. C'est pareil pour le vieil homme dans 71 Fragments

d'une chronologie du hasard, le convoyeur Hans Nohal dans le même film, Benny dans Benny's Video, Majid dans Caché : à part les obstacles extérieurs, l'actant-sujet comporte un

actant-opposant en soi, il est toujours Sujet-opposant. Lorsqu'il entreprend d'éliminer les forces opposantes, extérieures ou intérieures à lui, il fonce dans un acte excessif, tel l'assassinat des taureaux dans Code inconnu, le meurtre de la fille dans Benny's Video ou le suicide de Majid dans Caché. Dans sa tentative d'imposer son vouloir, le sujet-opposant franchit facilement les limites et se retrouve manifestant son pouvoir. Détruisant ainsi le vouloir qui le constituait en sujet, c'est lui-même qu'il détruit. Il s'anéantit. La famille qui se suicide dans Le Septième continent est représentative de cette tendance destructive de l'actant sujet-opposant hanekenien : les deux époux espèrent atteindre à leur objet de désir par le suicide. Cette particularité que l'on remarque au niveau du schéma actantiel se consolide en une thématique qui revient de film en film chez Haneke. L'agir destructif du sujet-opposant sort du cercle de sa petite famille (Le Septième continent, Code inconnu) pour atteindre les familles voisines (Funny Games, Caché), ceux qu'il croisent par hasard dans la ville (Benny's

Video, 71 Fragments d'une chronologie du hasard), pour déclencher une catastrophe qui

concernera désormais toute la société, peut-être l'humanité (Le Temps du loup). Pour ceux qui n'ont pas cru à cette catastrophe, la prenant pour hypothétique, Haneke a rappelé qu'il y a déjà eu, dans l'histoire de l'humanité, une pareille catastrophe (Le Ruban blanc), dont les causes étaient les mêmes : la tendance destructive au sein d'un archi-actant sujet-opposant. L'archi- actant sujet-opposant dans ses films est dépourvu d'adjuvant ; dans les cas où il y en a, l'adjuvant change de fonctions, à l'exemple du cadeau-moto dans Code inconnu, à l'exemple de la petite fille dans Le Septième contient qui accepte la mort, à l'exemple de la fille dans

Benny's Video, qui ne renonce pas au jeu de Benny, à l'exemple des cassettes vidéo qui, au

lieu de réveiller sa responsabilité, provoquent la haine de Georges dans Caché.