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Événements de climax, quiproquo tragique.

Chapitre 3 : L'événement dramatique

3.2. Types d'événements dramatiques à effet-de-réel dans les films de Michael Haneke 208

3.2.4. Événements de climax, quiproquo tragique.

Les événements de climax dans les films de Michael Haneke surgissent d'une situation quotidienne qui dégénère devant nos yeux. Ces événements se déploient comme des

quiproquos tragiques dans lesquels la véhémence dramatique est retenue et harcelée à la fois par un malentendu quelconque. Les motivations et les objectifs des personnages changent, s'inversent, se relancent mutuellement, pour finir d'une manière tragique. Ainsi se crée une sorte de tension, différente par nature du suspense dans une fiction classique, qui, d'ordinaire, joue sur la « logique » du cauchemar : on sait que l'assassin s'approche et il va surgir, tôt ou tard, seulement il apparaîtra d'un autre côté et non pas du côté que l'énonciation a d'une certaine façon, plus ou moins claire, indiqué. Comme le formule Pierre Beylot :

« […] la construction d'un suspense comique ou dramatique suppose que le récit fournisse au spectateur des indications prémonitoires qui lui permettent d'anticiper sur les événements susceptibles de se produire, tout en conservant une marge d'incertitude. Qu'il s'agisse d'un enchaînement de gags et de

quiproquos ou de l'imminence d'un danger qui menace les personnages, la réussite de l'effet de suspense implique que le récit ait disposé une série de pierres d'attentes qui laissent augurer la suite des événements. »232

La tension particulière de l'événement de climax dans un film à effet-de-réel provient du fait qu'on assiste à une réalité « incontrôlable », non maîtrisée. Laissée à elle-même, elle se produit brutalement. C'est une réalité qui fulmine, elle explose d'une manière inattendue, pour les personnages et pour l'instance énonciative. Les personnages qui y sont impliqués, peuvent arriver par la suite à une certaine compréhension de l'absurdité de la situation dans laquelle ils se sont laissés aller, comme on peut le voir chez les assassins de Georges dans Le Temps du

loup. Le meurtre commis, l'assassin s'adresse à la femme de celui qu'il vient de tuer, en

suppliant presque : « Partez maintenant, emmenez-le, partez... », lui-même exténué par le mal qu'il a fait. Sa femme se met à hurler : « Tu l'as tué.... », sa manière de pleurer le malheur. Le flux narratif dans un événement de climax est en continuelle évolution. La transmutation dans la situation devient encore davantage perceptible lorsque l'événement est tourné en plan- séquence. Ce qui différencie un événement de climax d'un événement symptomatique- révélateur, c'est la nature excessive de ce qui se produit dans l'événement de climax. C'est une réalité outrée, une réalité « déchaînée » qui dépasse les objectifs des personnages. Dans ce sens, ce n'est pas seulement un obstacle ultime que le personnage affronte dans un événement de climax, comme le postule la définition classique233 ; dans les films de Michael Haneke, la

situation dégénère et dépasse les personnages. Le personnage découvre une essence inconnue,

inavouée, obscure, monstrueuse dans son for intérieur. Ni Benny de Benny's Video, ni l'étudiant Max de 71 Fragments d'une chronologie du hasard, ni l'assassin de Georges dans

Le Temps du loup sont « mauvais » de nature, ils deviennent assassins devant nos yeux, une

nature obscure surgit sur le coup. Spectateur et instance énonciative se retrouvent en léger retard par rapport aux actions fulminantes des personnages. Ainsi, le Réel est saisi en train de se faire, un Réel impitoyablement brut, changeant, extrême, imprévu, violent.

Une autre spécificité des événements de climax, dans les films de Michael Haneke, c'est leur emplacement : ils apparaissent au début du film, là où habituellement, dans une fiction conventionnelle, est placée la perturbation initiale. C'est le cas du meurtre de la fille dans Benny's Video, de l'altercation sur le boulevard dans Code inconnu, du meurtre de Georges dans Le Temps du loup. Cette transgression du modèle « néo- ou pseudo- aristotélicien » n'est pas complètement inconnue pour le cinéma, Francis Vanoye l'évoque en parlant d'« histoire sans climax ou dont le climax se situerait en début de récit »234.

L'événement de climax focalise ainsi en lui non seulement le moment de tension dramatique le plus intense dans le récit, il introduit le spectateur directement au sein de la problématique du film. Le déplacement de l'événement de climax a pour effet un bouleversement radical de la construction dramatique. Le film se déploie telle une analyse fonctionnant sur mode narratif, et non plus une histoire qui progresse sur une mise en intrigue.

Le meurtre de Georges dans Le Temps du loup.

Le coup de fusil dans la séquence du meurtre dans Le Temps du loup vient exactement au moment où il semble que le malentendu sera dissipé. Le calme du premier plan-séquence (la voiture arrive à travers les bois pour se garer devant une maison de campagne, la famille qui en descend emporte les bagages vers la maison) est brisé par les champs-contrechamps de la deuxième séquence qui, construits avec maîtrise, aiguisent la tension, sans en faire une caricature : deux familles se retrouvent face à face. La menace est encore vague, elle émane d'un comportement que l’on ressent déjà décalé. Une famille (homme, femme, deux petits enfants) s’est installée dans une maison qui n’est pas la leur. Ils ont franchi une limite, le fusil dressé suggère qu’ils sont sur le point d’en franchir encore une. Mais la tension du début, provoquée par cette brusque découverte, semble s'apaiser, la présence des enfants dans les deux familles a pour effet de diminuer la brutalité de la menace. En plus, la famille qui vient d'arriver apporte des provisions qu'elle ne refuse pas de partager. Georges, l’homme de la

234Francis Vanoye, Scénarios modèles, modèles de scénarios, op. cit., p. 22. L'auteur donne en exemple Pluie

famille arrivée chez soi, entame une conversation et propose de chercher une solution. C'est en ce moment que le coup de fusil est produit. D'autant plus brutal qu'il vient pour couper la discussion. Le plan qui suit, c'est un plan de l'extérieur235. Lors du retour à l'« intérieur »,

après le plan d'Anne (Isabelle Huppert) qui vomit, sans autre réaction possible dans cette situation hors du commun, l'énonciation introduit la réaction du couple assassins dont nous avons parlé plus haut. Eux, ils sont horrifiés par ce qu'ils ont fait, l'homme supplie, sa femme pleure et crie. Ainsi, on est placé au moment culminant de la problématique du film : celui qui a franchi la limite s’en rend bien compte et c’est d’autant plus atroce. Ce n’est pas que les valeurs sont effacées, c’est que l’on n’arrive plus à se maîtriser pour les respecter. Ce n'est pas un mal personnel, mais une catastrophe. La fonction de l'événement dépasse celle d'une perturbation initiale, celle-ci est expulsée avant le début du film, telle qu'aurait pu être un événement dévoilant la cause qui pousse la famille à quitter la ville. L'événement du meurtre de Georges a la fonction d'événement de climax : il (re)présente l'extension extrême de la problématique que le film met en étude : la catastrophe ravage le for intérieur de l'homme. Parvenu à un égocentrisme flagrant, l'être humain refuse toute communication, toute aide. Saturé d'impulses destructifs, il n'est plus capable de discerner les choses.

Le meurtre dans Benny's Video.

L'événement du meurtre dans Benny's Video est, pour nous, l'événement de climax dans le film, car en lui culmine l'incapacité de Benny à communiquer son intimité. Ainsi, le reste du récit apparaît comme une étude de cette même incapacité, bien qu'elle s'articule désormais par rapport au meurtre lui-même. Situé au début du film, entre la 25e et la 28e minutes environ, l'événement pourrait être interprété comme la perturbation initiale ; nous n'adoptons pas cette interprétation. L'événement du meurtre de la fille focalise, pour nous, le drame de la solitude émotionnelle de Benny. Benny avait l'intention de créer une intimité avec la fille, il finit par la tuer. La séquence commence par le rapprochement hésitant mais progressif des deux personnages. Après avoir raconté, bien que d'une manière maladroite, son anecdote du métro, ayant pris pour autant soin que son invitée ne se brûle pas en mangeant la pizza très chaude, après avoir partagé la pizza, Benny fait découvrir à la fille son « œuvre », la prise sur l'image de l'abattage de la truie. Puis, son secret : le pistolet d'abattage qu'il a volé au fermier. Dans le jeu avec le pistolet « tu n'as qu'à appuyer - tu es peureuse - non c'est toi, le peureux », le premier coup est tiré. Contrairement aux attentes des personnages, ainsi qu'à celles du spectateur, assistant jusqu'à présent à un jeu, la fille s'effondre, blessée. Le reste se

Benny avec son invitée dans sa chambre aux stores fermés, Benny's Video, © WEGA-Film.

déroulera pour le spectateur du film sur l'écran de la télé dans un champ restreint, tel que le saisit la caméra immobile de Benny. Une partie de la pièce reste dans le hors champ de l'image, mais par ses allers-venues, l'action qu'effectue le personnage de Benny relie sans cesse le champ à ce hors champ, dont l'existence est affirmée par les cris terribles de la fille blessée qui se meurt. Dans ce hors champ, se produira le moment culminant de l'événement, le meurtre même236.

Nous pouvons conclure que, dans les événements de climax, dans les films de Michael Haneke, l'intérêt est porté sur le procès qui conduit à l'acte extrême, tandis que le résultat, l'acte même, n'est pas au centre de l'intérêt de l'énonciation.

Les quatre types d'événements, que nous avons distingués, participent d'un récit qui se constitue à l'encontre de la mise en intrigue dans le film. La mise en intrigue est refoulée par les événements en aberration. Lorsqu'il y a, entre le récit et la mise en intrigue, un rapport quelconque, celui-ci est très lâche, dans le cas des événements symptomatiques-révélateurs, ou illisible, dans le cas des événements déconnectés. Les événements de climax enfin, au lieu de culminer et d'éclaircir la structure dramatique, soit la bouleversent par leur emplacement, soit surgissent, inattendus, pour balayer l'intrigue présupposée.

mise en intrigue climax événement déconnecté événement symptomatique- révélateur événement en aberration effet-de-réel

Ainsi, envisagés selon les axes de la mise en intrigue et de l'effet-de-réel, nos quatre types d'événements dramatiques peuvent être représentés par le schéma ci-dessus. Au fur et à mesure que l'événement s'éloigne d'une mise en intrigue, il s'approche de l'effet-de-réel. Les espaces entre les lignes en pointillé sont des espaces mixtes.