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Chapitre 3 : L'événement dramatique

3.2. Types d'événements dramatiques à effet-de-réel dans les films de Michael Haneke 208

3.2.3. Événements déconnectés.

Le troisième type d'événements à effet-de-réel que nous appelons déconnectés sont des événements dont la fonctionnalité est, sur le coup, indicible. Voilà pourquoi le recours au mot « déconnecté » : ces événements apparaissent « déconnectés » du récit. Ils possèdent une intensité qui les détache de l'ordinaire quotidien, mais l'on n'est pas en mesure de déterminer leur lien avec les autres événements dans le film. Il faut chercher ce lien, le construire d'une certaine façon, l'interpréter. Ce sont donc des événements qui incitent à une coopération textuelle. Dans ces événements est pratiqué d'une certaine façon l'effet avant la cause225 : il y

aura plus tard dans le film un autre événement grâce auquel l'indicible de l'événement déconnecté sera plus ou moins dissipé. Il se produit, dans l'événement déconnecté, un grand écart entre le voir et le raconter, entre monstration et narration. La présence prévaut sur la représentation. Au début d'une fiction conventionnelle, il y a souvent un événement qui fonctionne sur une certaine incertitude narrative. Cette incertitude narrative doit être vite dissipée car, selon la logique conventionnelle, elle entrave la lecture. Comme le souligne Laurent Jullier, « Le film classique lutte contre le "danger" de la prolifération des interprétations […] à coups d'effets d'annonce narratifs, de rappel et de métaphores stylistiques, autant de stratégies limitatives […] »226. L'événement déconnecté, dans un film à

effet-de-réel, transgresse la loi du lisible. Roland Barthes rappelle cette loi : « On connaît la

225Supra chapitre 1.

loi de solidarité du lisible : tout se tient, tout doit se tenir le mieux possible. […] La loi morale, la loi de valeur du lisible, c'est de remplir les chaînes causales »227.

« Finir, remplir, joindre, unifier, on dirait que c'est là l'exigence fondamentale du lisible, comme si une peur obsessionnelle le saisissait : celle d'omettre une jointure […] on dirait que le lisible a horreur du vide. Que serait le récit d'un voyage où il serait dit que l'on reste sans être arrivé, que l'on voyage sans être parti, - où il ne serait jamais dit qu'étant parti, on arrive ou n'arrive pas ? Ce récit serait un scandale, l'exténuation, par hémorragie, de la lisibilité. »228

C'est ce type de scandale que soulèvent les événements déconnectés dans les films de Michael Haneke. De surcroît dans son œuvre, un pareil événement peut se retrouver à tout un endroit dans le film, même juste à sa fin, comme par exemple le sacrifice de Ben dans Le

Temps du loup. Sa fonctionnalité sera suggérée, mise à réflexion, mais toujours opaque et

incertaine.

La crise de nerfs d'Anna dans Le Septième continent.

La crise de la femme dans la voiture à la station du lavage automatique dans Le

Septième continent est exemplaire pour le type d'événements déconnectés. On est dans une

ignorance narrative complète. Il faut voir la fin du film et revenir pour interpréter cet événement, sans pour autant jamais arriver à une interprétation définitive. On pourrait s'interroger si ce n'est pas le moment où l'héroïne saisit l'atrocité de leur décision de se suicider. Après avoir vu les victimes de l'accident au bord de la route, allongées par terre et recouvertes d'un plastique sous la pluie, Anna arrive, sinon à la compréhension, au moins au doute que la mort soit une solution. Il n'y aura pas d'évolution de cette idée, de cette sensation, de ce questionnement, dans le film. Il est difficile de trouver le corrélat de cet événement dans le récit, peut-être pourrait-on en chercher un dans les pleurs de l'héroïne à la vue du corps mort de sa fille à la fin du film. L'interprétation que nous évoquons est possible, jamais confirmée par le film même. Ce qui valide d'une certaine façon notre interprétation, c'est la manière dont l'événement est tourné ; nous recourons donc au signifiant, à l'expressivité des images, au découpage et aux points de vue pour élaborer du récit. La séquence est tournée en plans fixes qui séparent les personnages : père, mère, fille, chacun isolé des autres, bien qu'ils soient ensemble dans le petit espace refermé de la voiture, refermé une deuxième fois sous

l'automate du lavage. Les seuls plans, où l'on voit deux personnages ensemble, sont les trois plans du point de vue de la fille, assise sur la banquette arrière, explicitement soulignés comme ses points de vue car altérés par les inserts de trois plans rapprochés sur elle. Les parents apparaissent comme deux sombres silhouettes de profil tournées l'une vers l'autre, il y a un questionnement muet dans leurs postures, mais pas de réponse. Le plan de détail dans lequel la main de la mère touche celle de la petite fille ne dure pas longtemps : une brève manifestation d'affection ou geste de regret, ou geste d'excuse, ou un geste-appel au secours. Le sens précis échappe, l'image montre mais ne dit pas. C'est ce mutisme qui constitue en fait son expressivité et qui s'ouvre à une double lecture, voire à plusieurs lectures.

Les accusations à l'Étranger dans Le Temps du loup.

Dans Le Temps du loup, la carence narrative est exploitée d'une manière très suivie dans la ligne qui se constitue autour du personnage de l'Étranger. La situation s'y prête bien car toute la partie du film, se déroulant dans la petite gare, s'expose comme un extrait d'un Réel, coupé, sans avant et sans après. Et pourtant, le Réel déborde, il a eu lieu, il ne s'arrête pas, continue : le film vise l'infini dans le fini, dans la goutte d'eau, le monde qui s'y reflète. Le « avant » existe mais, inconnu à l'instance énonciative, ne sera pas inventé par elle. Elle exploite les capacités du cinéma de rassembler sur l’écran ce qui se dit et ce qui se voit, dans leur raccordement ou dans leur écart, de faire remarquer la discordance entre ce que dit un témoin et comment il le dit ou le contredit. L'Étranger, que l’on voit soigner humblement ses vieux parents, est soudain accusé d’avoir tué un homme dans un village. L’accusation lancée est spontanément niée par l’accusé. Accusateur et accusé sont tous deux si profondément persuadés, chacun de sa version, qu'ils s'accrochent corps à corps. Évidemment, la version de l'un exclut celle de l'autre, mais nous, de même que l'instance énonciative, pareillement aux autres personnages, on se retrouve dépourvu de savoir pour prendre parti. Plus tard, après que les assassins du mari d’Anne rejoignent le groupe, après la scène dans laquelle Anne les reconnaît, et le spectateur de même, alors qu’ils nient avoir commis le meurtre auquel le spectateur a assisté au début du film, le doute jeté sur l'Étranger prend force. Une deuxième scène suit dans laquelle il est, pour une seconde fois, brutalement accusé, toujours par le même accusateur, d’avoir volé cette fois-ci une chèvre disparue. On voit bientôt où est la chèvre, volée en fait par le garçon sauvage, l’ami d'Éva. Sur lequel des deux protagonistes porter nos doutes, où chercher la vérité ? L'accusateur, se trompe-t-il sur l'identité de l'accusé ? Et même s'il se trompe dans le cas de la chèvre disparue, est-ce que cela signifie qu'il se trompe également sur l'assassinat au village ? La réplique « Je ne suis pas juge »,

prononcée par l’homme au « pouvoir provisoire », renonçant à prendre parti et à juger le couple assassin du mari d’Anne, vient approuver le trouble ressenti. On est placé dans l'angoisse, entre la nécessité et l'impossibilité de justice, entre plusieurs possibles et un seul fait. L'instance énonciative renonce à se comporter en Juge, renonce à intervenir et avoue ce que lui échappe. Du vrai pourrait paraître faux et du faux devenir vrai. Ce n'est pas que le vrai et le faux n'existent pas, c'est qu'ils font partie d'un Réel qui change. André Bazin reconnaissait la sagesse des réalisateurs néo-réalistes, qui « ...n’oublient pas qu’avant d’être condamnable le monde est, tout simplement »229. Un personnage du présent est confronté avec

son passé, par un autre personnage dont l'identité est sujet de doute, l'interprétation qu'il en donne est à son tour confronté avec une réalité que le spectateur voit. Réalité et vérité entrent ainsi en une relation confuse, sinon en contradiction. Le Réel apparaît comme une aire mouvante, au-delà d'une réalité qui refuse d'intégrer les possibles et l'invisible. Des possibles qui dépassent les attentes, de l'invisible qu'on ne peut pas, ne veut pas ou ne sait pas voir. Remettant en cause les énoncés, se contredisant par eux-mêmes ou par l'image ou par le comportement qui, quant à lui, est toujours sujet de doute, Michael Haneke vise à ouvrir la voie vers d'autres possibles, qui ne sont pas immédiatement représentables ni déchiffrables. L'instance énonciative n'intervient pas pour dissiper la contradiction dans les versions divergentes des protagonistes car elle n'est pas Juge. Il ne s'agit pourtant pas ici d'un recours à une narration faussaire ni non plus à une énonciation des incompossibles, des « alternatives indécidables » ou des « différences inexplicables entre le vrai et le faux » que Gilles Deleuze remarquait dans les films de la Nouvelle vague française230. L'alternative est indécidable, chez

Haneke, faute de savoir, faute de discernement. Le spectateur est amené à prendre conscience et laissé à résoudre le problème à sa manière. Cela lui vaudra bien entendu un temps de distanciation du récit. L'instance énonciative renonce à la position d'omniscience, une position très limitée en fin de compte.

Le suicide de Majid dans Caché.

Dans la plénitude de l'action (re)présentée en continuité dans l'événement du suicide de Majid dans Caché l'acte reste une énigme. Une scène rare, la seule peut-être de ce type dans l'œuvre de Michael Haneke, excepté une dans La Pianiste qui lui ressemble231.

229André Bazin, op. cit., « Le réalisme cinématographique et l’école italienne de la Libération » (1948), pp. 257-

285, p. 264, souligné par l'auteur.

L'événement du suicide de Majid est un événement mixte du point de vue de notre classification : il apparaît événement déconnecté car ne participe d'aucune chaîne causale explicitement déployée dans le film, il pourrait également être considéré comme événement de climax, étant le point culminant dans l'évolution du malentendu sur lequel repose tout le film. Georges vient chez Majid, appelé à venir cette fois-ci par lui-même. Si on ne compte pas le même trajet vu sur la cassette, tourné par une caméra subjective, c'est la quatrième fois que Georges avance dans ce couloir. Pour la première fois, la caméra est face à lui, ce qui suggère déjà qu'il va recevoir quelque chose en plein visage. La scène se déroule dans un plan d'ensemble, un plan-séquence fixe, dans lequel les actions sont bien délimitées dans leur succession. Les deux personnages entrent dans la chambre, Majid ferme la porte derrière lui. Un instant de face à face, invitation à s'asseoir, refusée par Georges. Majid sort un rasoir de sa poche et d'un geste sans aucune hésitation le plante dans sa gorge, le corps sursaute légèrement, comme surpris, et s'effondre par terre. La scène continue en silence, troublé uniquement par le son bizarre du râle étouffé que le corps laisse échapper, mort ou peut-être en train de mourir. Georges reste interdit. « Il y avait beaucoup de sang » dira-t-il plus tard, rien de plus qu'un constat tautologique. Et de toute la scène, bien qu'elle contienne en plénitude toute action, aucun sens supplémentaire ne s'en dégage. La scène est elle-même tautologique : « il s'est suicidé ». Il s'impose le questionnement : la représentation, qu'est-ce qu'elle représente ? Le sens n'est pas en elle mais en dehors, dans la projection sur la conscience de quelqu'un.

Événement en aberration et événement déconnecté : différence.

Il nous semble nécessaire de souligner la différence entre un événement en aberration et un événement déconnecté. L'événement en aberration pourrait paraître étrange ou susciter un étonnement du type « comment est-il possible que l'énonciation recourt à un événement pareil, tellement il est in-signifiant ? ». Sa fonctionnalité est de contrecarrer l'intrigue, de dissoudre l'action dans la contingence. L'événement déconnecté, par contre, apparaît tel un coup de récit, inattendu ou « extravagant ». Ces deux types d'événements représentent deux expressions différentes de l'effet-de-réel : l'événement en aberration travaille dans l'insignifiance du Réel, alors que l'événement déconnecté dans son inintelligibilité.