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Le Ruban blanc : la futilité de la réponse dramatique.

2.1. Procédé de dédramatisation.

2.1.4. Le Ruban blanc : la futilité de la réponse dramatique.

Dans Le Ruban blanc, la structure fragmentaire est tempérée d'un côté par le récit du narrateur second en voix over132 qui relate les événements dans la recherche d'une explication,

d'un autre côté par certains liens de causalité qui se tissent à travers quelques lignes suivies. Telles sont les lignes narratives autour de la nurse, renvoyée par la baronne après l'accident avec Sigi, devenue la bien-aimée de l'instituteur, ainsi que les lignes narratives se poursuivant dans chacune des familles : celle du pasteur, du baron, du médecin, du régisseur, du paysan. Le récit polyfocalisé est surplombé par une énigme commune concernant tous les

130Contrairement à certaines interprétations, nous les transmettons au chapitre 7, selon lesquelles l'auteur est celui

qui « tourne et envoie » les cassettes dans le film. Le « filmeur » dans le film ne peut être qu'un personnage du film, placer l'instance auctoriale parmi les personnages de la diégèse revient à dégrader celle-ci ; la place de l'au - teur est bien connue pour la théorie littéraire et cinématographique depuis au moins 1968, voir Roland Barthes « La mort de l'Auteur » (1968), in Le bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, 1984, pp. 63-69.

131Entretien avec Michael Haneke, « On ne montre pas la réalité, juste son image manipulée », par Michel Cieu-

tat et Philippe Rouyer, Positif n° 536 octobre 2005, pp. 21-25.

132Pierre Beylot, 2005, op. cit. L'auteur délimite voix off de voix over dans le cinéma, p. 75-78 ; p. 75 : « Les

sons over proviennent comme les sons off d'une source non visualisée, mais, ils ne se situent pas dans le même univers spatio-temporel que celui présenté par les images [...] »

protagonistes. De même que dans Caché et Le Temps du loup, dans Le Ruban blanc, il n'y aura pas de réponse explicite à la question qui ouvre le film : qui est-ce qui a commis les crimes au village ? C'est à nouveau le code herméneutique qui est mis à l'œuvre, mais contrairement à Caché, l'énonciation ne joue presque pas avec la nomenclature de retards quant à la réponse de cette question, celle-ci est simplement reposée par les gendarmes qui font l'enquête, par le baron, par le narrateur second du film. À bien regarder, la réponse de l'instituteur est donnée dès le début, dès le plan où il voit les enfants s'éloigner ensemble ce jour-là, le jour de l'accident du médecin. La question implicite que pose le récit et sur laquelle il s'étale, c'est : jusqu'à où peut aller cette cruauté « enfantine » ? Très loin, comme on le verra, lorsque aucun mécanisme adverse ne lui fait obstacle : ni la foi en Dieu, ni la religion, ni l'autorité des adultes ou de ceux qui sont au pouvoir, encore moins la compassion et le moral. La vie devient une entreprise à double face, rien n'empêche de se montrer selon les apparences convenues et vivre son intimité démoniaque en caché. Les enfants dans Le Ruban

blanc sont ainsi dans la lignée de Georges de Caché et des assassins du Temps du loup, qu'on

a vus nier « sincèrement » leurs crimes, sauf que les enfants apparaissent encore plus « doués » dans leur impassibilité. On voit le fils et la fille du pasteur faire preuve d'une grande

La fille et le fils du pasteur interrogés par l'instituteur sur les accidents au village, Le Ruban blanc, ©WEGA-Film.

adresse, en évitant les questions pièges de l'instituteur. Ils sont outragés par cet interrogatoire, et même plus, indignés, et dans leur indignation, la haine prend déjà racine. Ils ne se rendent même plus compte que leur indignation est fausse, ils se considèrent hors de toute cause. Dans la manière dont les assassins de Georges, dans Le Temps du loup, niaient le meurtre, on

entrevoyait leur peur. Dans la manière dont Georges de Caché s'indignait des reproches des autres, on entrevoyait son égocentrisme solitaire. La manière dont les enfants du Ruban blanc refoulent leurs crimes, presque en colère, exclut toute prise de conscience de leur part. Non seulement ils ne voient aucun inconvénient dans ce qu'ils font, ils sont capables d'en jouer avec fierté. Comme le fils du régisseur qui, après avoir nié l'accident avec le sifflet de Sigi et après avoir reçu quelques coups de son père, celui-ci sorti de la pièce, le fils se mettra à jouer au sifflet chopé. Il s'en moque de tout : et de son vol, et des coups qu'il a eus et de ceux qu'il va avoir, il s'amuse de sa propre arrogance imbattable. Si dès leur jeune âge, les enfants du village apprennent à vivre à double face, ce n'est pas sans le concours de leurs parents. Leur vie est parsemée de signes doubles, pareils à ce ruban blanc qui punit, tout en ornant. Ainsi, les doutes de l'instituteur, portés sur les enfants, seront violemment contrariés par le pasteur, voire plus, l'instituteur est considéré comme monstrueux, menacé par licenciement parce qu'il a pu soupçonner les enfants. Quant à ce qui s'est passé au village, l'instance énonciative expose les événements dans leur ordre chronologique, certains parmi eux étant inconnus au narrateur second du film. Les événements exposés sont en fait différents de nature et ne sont pas tous commis d'une même personne. L'accident du médecin ainsi que ceux de Sigi, de Karli et du bébé laissé au froid, la fenêtre ouverte, restent jusqu'à la fin non élucidés, bien que certains détails, tel le texte mystique trouvé à côté de Karli ou le fait que Sigi et Karli aient été ligotés et battus de verges, rappellent la manière dont le pasteur punit ses propres enfants, et font penser à eux (par induction, à lui) et aux fils du régisseur comme auteur de ces crimes. Par contre, les accidents autour de la mort de la paysanne : le choux décapité par le fils, le suicide du paysan, l'incendie dans la grange du baron, s'enchaînent selon une autre logique : une sorte de révolte pointe sans que celui-ci soit délimité de la vengeance. Viennent ensuite des incidents montrés en intégralité : l'oiseau du pasteur percé des ciseaux par sa fille Klara, Sigi jeté dans l'étang par les fils du régisseur. S'ajoute à la fin une série de méfaits, pourrait-on dire, privés : la manière dont le pasteur traite ses enfants, les battant de verges, les attachant au lit, les ornant du ruban blanc comme rappel, voire accusation, de l'innocence perdue ; ou la manière dont le médecin tripote sa fille et humilie sa compagne la sage-femme ; ou la manière possessive dont le baron traite sa femme. Les événements du film ne montrent guère les enfants en train d'exécuter les crimes au village, même au contraire, on les voit s'intéresser, soucieux, à l'état des victimes, et dénier, outragés, tout rapport avec les accidents. Évidemment, dans des cas pareils, les liens causaux ne seront ni lucides ni univoques. La plupart des événements ne sont même pas montrés, ils se déroulent dans le hors champs des images, pareillement à la punition que le pasteur afflige à ses enfants, se déroulant derrière la

porte fermée du salon alors que la caméra reste dans le couloir. Le film devient un composé des temps (pour employer un terme musical, car Haneke avoue considérer le cinéma comme plus proche de la musique que de la littérature133) qui contiennent et transmettent les tensions

secrètes des événements non montrés. En tant que narrateur second du film, l'instituteur n'oublie pourtant pas la question restée non résolue et revient vers elle à la fin du film, en précisant qu'après l'urgent départ du médecin et de la sage-femme, les villageois se sont concertés sur la version selon laquelle c'était eux deux les coupables, en mettant à leur compte non seulement les troublants accidents de cette dernière année, mais aussi la mort de la femme du médecin et le handicap du petit Karli, le fruit de leur lien impur. Le narrateur second interrompt son récit après avoir communiqué cette version des faits qui désapprouve la sienne et qui n'est pas peut-être la vraie. Le narrateur second du film ne prétend pas savoir plus que les autres villageois, ainsi, il n'est pas en mesure de dire si le départ de la sage-femme et du médecin était lié à ce qui s'est passé auparavant au village. On ne saura pas, le médecin, fuit-il l'amour très pesant de la sage-femme et ses reproches, ou fuit-il pour pouvoir profiter notamment en tranquillité de son lien incestueux d'avec sa fille ? La logique courante qui tend à relier les faits, telle qu'est la logique des villageois, a produit une fausse réponse. Le grand événement de la Première Guerre mondiale qui éclate va déplacer l'attention et va bouleverser encore davantage la vie des protagonistes, y compris celle de l'instituteur qui quitte le village et change de métier. On ne saura pas ce qu'il en a voulu conclure, en revenant après des années vers ces événements du passé, ni non plus pourquoi il ne finit son récit. Le narrateur global du film renonce à savoir plus que le narrateur second, et à la manière de celui-ci, celui- là coupe son récit. Le film s'interrompt. Paradoxalement, l'interruption de l'énonciation se transforme en discours. L'événement de la Première guerre mondiale date le récit et établit un lien entre les événements relatés dans le film et les événements réels de l'Histoire humaine. Les événements réels se présentent ainsi comme une réponse possible à la question qui a été implicitement posée dans le film : les crimes au village, crimes d'une cruauté « enfantine », dépassent les limites de quelques incidents hasardeux, bien au contraire, ils relèvent d'une infection qui prospère et gagne les mentalités. Mais après tout, si une réponse évidemment fausse, celle qui accusait le médecin et la sage-femme, pouvait être interprétée par les villageois comme déchiffrement final, ne serait-il pas vain d'y ajouter encore d'autres ? Se précise ainsi la vision auctoriale quant à la futilité de la réponse dramatique. La résolution finale dans un film n'est qu'une résolution illusoire car, si une problématique était mise à l'étude, c'est parce que cette problématique existe dans le Réel. La résolution dans le filmique

ne résout nullement le problème qui est dans le Réel, là où il persiste, change d'apparence, s'aggrave, évolue.