• Aucun résultat trouvé

Monstratif et narratif dans les films de Michael Haneke.

2.1. Procédé de dédramatisation.

2.1.5. Monstratif et narratif dans les films de Michael Haneke.

Le procédé de dédramatisation dans les films de Michael Haneke vise un dépouillement dans l'organisation de la réalité qui s'y expose. Comme si son objectif était de faire répéter l'organisation mise en place par la vie même, sans faire intervenir la logique limitée et limitante d'une mise en intrigue. Cette vision des choses rapproche Haneke d'un Antonioni qui déclare :

« […] ce qu’on appelle ordinairement la ligne dramatique ne m’intéresse pas […] les histoires sont au besoin sans début ni fin, sans scène clef, sans courbe dramatique, sans catharsis, elles peuvent être faites de lambeaux, de

fragments […] »134

Pareillement aux films d'Antonioni (et de bien d'autres encore135), dans les films de

Haneke, l’événement « n’est que constaté par lui-même »136 sans être élucidé par ses liens aux

autres événements. Les événements du récit apparaissent contradictoires, les faits qui les nourrissent, voir le recours constant de Michael Haneke aux faits divers, sont par nature paradoxaux. Une des nouveautés du cinéma de M. Haneke consiste dans le fait qu'il ne trouve plus nécessaire d'élucider la nature paradoxale de l'événement, bien au contraire, l'intentionnalité auctoriale se pose comme objectif d'explorer les contradictions à tous les niveaux possibles. Voilà pourquoi il manque une considération univoque sur la cause du suicide de la famille dans Le Septième continent, ainsi que sur la conscience en tourmente de Benny dans Benny's Video et celle de Georges dans Caché, sur la nature de la catastrophe dans Le Temps du loup, ainsi que sur les accidents au village dans Le Ruban blanc. La construction même du scénario prépare déjà le terrain pour que la monstration domine la narration si l'on recourt à cette terminologie déjà contestée137. André Gardies évoque que

134Michelangelo Antonioni cité par Céline Scemama-Heard, Antonioni : le désert figuré, Paris, L'Harmattan,

1998, p. 56.

135Il ne fait pas partie de notre étude de tracer les liens entre l'oeuvre de Michael Haneke et celles d'autres réalisa -

teurs ; nous recourons cependant à certaines comparaisons lorsque celles-ci nous semblent évidentes, avec Ro- berto Rossellini, Pier Paolo Pasolini, Robert Bresson, Michelangelo Antonioni, Andreï Tarkovski, Ingmar Berg- man, Jean-Luc Godard.

136Gilles Deleuze, L'Image-temps, op. cit., p. 14, souligné par l'auteur, à propos des films d'Antonioni.

137Pierre Beylot, 2005, op. cit., p. 18-23. L'auteur expose la théorie d'André Gaudreault sur la monstration et la

même « le choix monstratif engage la narration qui se déploie au niveau de la mise en chaîne »138. Pierre Beylot insiste :

« La monstration n'est pas pour autant une transcription directe et transparente de la réalité, une pure mimesis du réel : c'est une construction intentionnelle qui requiert la mise en oeuvre d'un dispositif de captation et de diffusion des

images et des sons. »139

« La narration est fondée dans l'image même, mais elle n'est pas donnée », dira Gilles Deleuze140. L'image filmique, cela provient de sa nature photographique, a l'air de participer

surtout au processus de dénotation car possède une force qui, si l'on recourt à l'expression de Roland Barthes, « domestique l'artifice du récit »141. Mais il ne faut pas surestimer le caractère

« objectif » de la dénotation, car :

« […] elle a une fonction structurale égale aux autres : celle, précisément, d'innocenter la structure ; elle fournit aux codes une sorte d'excipient précieux, mais, circulairement, elle est aussi une matière spéciale, marquée, dont les autres codes se servent pour adoucir leur articulation […] »142

Ainsi, au début et longtemps, comme le remarque Christian Metz, de 1900 à 1915, la constitution du cinéma comme langage s'est joué « autour des problèmes de succession de

plusieurs images »143. La narrativité qui se retrouve dans l'image même est moins ressentie

comme telle :

« […] la co-présence simultanée de deux motifs dans le champ complexe d'une image unique, vaste et longue – ou encore la co-présence successive, dans une image changeante mais continue, de deux motifs reliés par un déboîtement de caméra – sont davantage ressenties comme des propriétés du spectacle filmé lui-même, et moins nettement comme des assertions du sujet filmant […] »144

138André Gardies, L'espace au cinéma, 1993, Paris, Méridiens- Klincksieck, p. 184 et 209, note 4. 139Pierre Beylot, 2005, op. cit., p. 21, souligné par l'auteur.

140Gilles Deleuze, L'Image-temps, op. cit., p.45. 141Roland Barthes, S/Z, op. cit., p. 133.

142Ibid., p. 134, souligné par l'auteur.

Ainsi, c'est la stratégie même du récit, chez Michael Haneke, de se constituer sur des événements (re)présentés par des images où l'indicible domine. Ces images insistent sur la dénotation et la monstration, quand elles ne les contestent pas, ainsi que sur l'impression d'absence d'intentionnalité narrative. Le narratif semble expulsé des images et des événements du film, ou plutôt, la manière dont il se manifeste se rapproche de la manière dont s'accomplit un récit dans la vie, si l'on se met d'accord qu'il y là du récit : le récit s'esquisse à peine, à travers des contenus contradictoires et à travers de l'indicible. Il s'agit d'une stratégie qui donne priorité aux écarts dilatés entre les « noyaux fonctionnels »145 du récit, selon les termes

de Roland Barthes, et ce jusqu'au point où, dans cette dilatation, les images deviennent « radicales » au sens où le signifié semble expulsé au profit d'un lien directe du signifiant au référent. Les « noyaux fonctionnels » mêmes sont, dans leur représentation, très tenus, minimisés, souvent expulsés dans les failles. Cela crée un rythme particulier, très proche du rythme dans la vie courante ; nous dirons plus sur ce point au chapitre suivant.

La scène des choux décapités dans Le Ruban blanc : le monstratif domine le narratif, © WEGA-Film.

Les phases syntagmatiques essentielles pour la production d'un récit, telles que les synthétise Roger Odin146, sont présentes, avec quelque « détérioration », dans les films à récit

linéaire de Michael Haneke, ainsi que dans les linéaments autonomes des protagonistes dans

145Roland Barthes, « Introduction à l'analyse structurale des récits », op. cit. 146Roger Odin, De la fiction, Bruxelles, De Boeck Université, 2000, p. 31.

ses films à récit polyfocalisé. Se basant sur les analyses du récit, en particulier sur les propositions de T. Todorov, A. J. Greimas, D. Bordwell et E. Branigan, Roger Odin retient sept phases :

« 1. la présentation d'une situation initiale (lieu, temps, personnages, état des choses) ; 2. l'intervention d'un événement déclencheur qui modifie la situation initiale, instaure un déséquilibre, suscite un manque, un désir, etc. ; 3. la

reconnaissance de ce changement et la décision d'y répondre : cela se manifeste le plus souvent par l'assignation d'un objectif, d'un but à atteindre, pris en charge par un ou des personnages ; dans le modèle greimasien, on parle de

contrat ; 4. la quête des moyens pour atteindre cet objectif ; dans le modèle

greimasien, cette phase est isolée sous le nom de « séquence qualifiante » ; 5. en général, des complications qui cherchent à empêcher que l'objectif visé soit atteint ; ces complications conduisent à un (ou à des multiples) affrontements entre les forces contraires ; le récit, dit E. Branigan, atteint alors un climax ; 6. enfin, l'affrontement aboutit à un résultat, à une résolution dans un sens ou dans l'autre, du moins à des conséquences qui peuvent être mesurées ; 7. tout

s'achève par la description de l'état final. »

Dans les films de Michael Haneke, la phase 1 est soit très étendue (lorsqu'il n'arrive rien d'extraordinaire aux protagonistes), soit recouverte par la phase 2, et dans ce deuxième cas, la phase 1 est à restituer virtuellement pendant que la phase 2 est en train de se déployer. Par exemple dans Caché, l'on est contraint à se faire une idée sur la vie quotidienne bien calme de la famille Laurent au moment même où ce quotidien est déjà troublé par la cassette leur envoyée. Les phases les plus atteintes par l'étouffement du narratif sont les phases 3, 4, et 6, celle de « contrat », la « séquence qualificatif » et la phase de la résolution, celles, en effet, qui sont plus ou moins déterminées par l'objectif à atteindre de la part du personnage, lequel objectif est, dans les films de Haneke, complètement absent, aléatoire ou surgissant sur le coup d'une manière hasardeuse147. La phase 5, celle de climax, où le héros affronte le plus

dure obstacle vis-à-vis de son objectif, apparaît dans les films de Haneke comme un quiproquo tragique (le suicide de Majid dans Caché, le meurtre dans 71 Fragments d'une

chronologie du hasard)148 ou comme un événement qui ne se détache pas forcément des autres

(le suicide dans Le Septième continent, l'accident avec Karli dans Le Ruban blanc). Le climax

change d'emplacement et survient au début du film, réuni le plus souvent avec la phase 2149 (le

meurtre de la fille dans Benny's Video, la bagarre sur le boulevard dans Code inconnu, le meurtre de Georges dans Le Temps du loup). Quant à la phase 7, dont la fonction est de donner une description de l'état final, elle change radicalement de nature dans les films de Michael Haneke : les plans finals ouvrent le monde diégétique vers le Réel et cristallisent le concept auctorial, le discours s'affirme. Les exemples les plus claires, dans ce sens, sont : le plan du mot joué par le garçon sourd-muet dans Code inconnu150, le plan-séquence pris d'un train en mouvement dans Le Temps du loup151, le plan final devant l'école de Pierrot dans

Caché152. Michael Haneke déclare :

« Chaque histoire doit trouver sa propre forme de récit. Et la vérité, comme la forme, est une catégorie morale. Il me semble que la vérité au cinéma, c'est lorsqu'il n'y a qu'une seule manière de raconter une histoire. »153

Il ne s'agit donc pas de déployer l'histoire selon un schéma narratif, comme c'est le cas dans le cinéma conventionnel, mais de trouver le signifiant intrinsèque au signifié afin d'exprimer une vision sur le monde.

D'autre part, il ne faut pas négliger la fonction narrativisante de la faille entre les images. Il est connu depuis l'effet Koulechov154 que le spectateur crée un rapport entre deux

images qui se succèdent, il construit un récit à partir des stéréotypes culturels ou d'un code. Un même plan rapproché, celui du comédien Mosjoukine, est interprété différemment selon les plans qui le précèdent : après une assiette de soupe, on lui attribue éprouver de la faim ; après un cadavre dans un cercueil, de la tristesse ; après une femme allongée sur un divan, du désir. Jean-Louis Provoyeur155 conclut :

149Supra chapitre 3. 150Supra chapitre 5. 151Supra chapitre 5. 152Supra chapitre 6.

153Michael Haneke cité par Camille Nevers, « L'œil de Benny », op. cit., p. 68.

154Nous reprenons ici, car c'est elle qui nous intéresse, une des interprétations de l'effet Koulechov ; celui-ci a fait

l'objet de nombreuses discutions : cf. Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, tome I, op. cit., pp. 53-54 ; Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, volume 1, Éd. Universitaires, 1965, pp. 283-285 ; B. Amengual, « Koulechov a fait le cinéma » in Du réalisme au cinéma, Nathan 1998 ; cf. Iris, vol. 4 n° 1, 1986 ; cf. François Albéra, « Koulechov en effet... », in Brûler les planches, Crever l'écran, Ed. L'entretemps, 2001, pp. 97-114.

« Ce que démontre l'effet Koulechov, c'est donc que le récit n'est pas dans les images mais entre les images, c'est-à-dire dans un rapport que le spectateur crée (invente) entre deux images, entre deux plans. »

André Bazin insiste sur la restriction du sens qu'opère le montage : « Le sens n’est pas dans l’image, il en est l’ombre projetée, par le montage, sur le plan de conscience du spectateur »156.

Tout cela démontre, à notre avis, que la conversion d'images en récit et en texte, qui s'opère en cinéma, étant assez dynamique et instable, se prête volontiers à un jeu avec elles. Ce qui est entre les images pourrait bien blâmer et contester ce qu'elles exposent au regard. Surgit alors un double récit : le récit que l'on voit, différent de celui qui se constitue, étant élidé. Cette richesse dynamique produite par les rapports divers dans lesquels entrent dit et non-dit, montré et non-montré, raconté et éclipsé, révélé et dissimulé, « vrai » et illusoire (Mosjoukine quant à lui, ne jouait éprouver ni la faim, ni la tristesse, ni le désir, qu'on lui attribuait) devient une source de troubles narratifs qui, dans le cinéma classique, nécessitait le recours à un personnage pour justifier cette discordance par son point de vue personnel, interprété soit comme mensonger soit comme imaginaire. Cette justification de contradictoire et d''incomplet est désormais abandonnée dans les films de Michael Haneke. Elle est assumée par l'énonciation, le narrateur du film a la tendance à se transformer en un responsable de

l'énonciation157. Dans Le Ruban blanc, ce procédé est nettement évoqué, sinon mis en

dérision, comme nous l'avons vu, par le recours au personnage du narrateur second du film, dont la version sur les événements est violemment contestée et rejetée par un autre personnage. D'autre part, le narrateur global du film ne tente pas d'élucider l'affaire et le film se termine sans que le récit soit achevé. Cela rappelle la lettre brusquement interrompue au milieu de la phrase par Éva dans Le Temps du loup, une lettre dans laquelle elle relatait les événements qui survenaient à son père mort. Le récit, se déployant dans la lettre, est interrompu par les événements du présent qui afflue dans la diégèse. Transparaît ainsi la conception auctoriale d'une réalité qui déborde toujours : le présent l'emporte sur le passé, l'invisible sur le visible dans l'image, les possibles sur l'élucidé dans le récit. Tout récit est incomplet, il vaudrait mieux l'avouer. Surgit alors le paradoxe : là où l'énonciation, dans les films de Michael Haneke, s'interrompt parce que défaillante, le discours se constitue.

156André Bazin, op.cit., « L’évolution du langage cinématographique » (synthèse de trois articles de 1952, 1955,