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Autres marques de fragmentation La coupe au milieu de l'énoncé.

2.2. Procédé de fragmentation.

2.2.3. Autres marques de fragmentation La coupe au milieu de l'énoncé.

La coupe dans les films de Michael Haneke intervient parfois au milieu de l'énoncé, accompagnée ou non par un insert noir. Une action importante du point de vue du récit retombe dans l'ellipse, tel par exemple le vol de la veste dans 71 Fragments d'une chronologie

du hasard ou la réaction d'Éva vis-à-vis des lunettes que lui propose le garçon sauvage dans Le Temps du loup182. Dans ces cas, c'est l'instance énonciative qui manifeste de la sorte sa

présence, car l'éclipse d'une action importante du point de vue du récit, a pour effet de révéler son intervention. Dans certains cas, la coupe interrompt brutalement l'énoncé, intervenant au milieu de la phrase ou au cours d'une action. Dans la séquence de la lettre d'Éva, dans Le

Temps du loup, l'énoncé filmique reproduit la coupure survenue dans la diégèse. Dans Caché,

le matin de sa visite chez sa mère, Georges entre au salon et salue : « Bonjour maman » ; à la place d'une réponse ou d'un contre-champ, le plan qui suit est un plan pris d'une voiture en mouvement. Michael Haneke reconnaît :

« […] j'ai aussi opté pour d'autres procédés [de fragmentation] comme la coupure nette dans le dialogue : dans la scène des lettres du photographe, la lecture est interrompue en plein dans un mot183 ; dans d'autres séquences, une

question est à peine posée que la coupure surgit et exclut la réponse. »184

181Entretien avec Michael Haneke, « La fragmentation du regard », par Michel Cieutat, Positif n° 478 décembre

2000, pp. 25-29, p. 27.

182Supra chapitre 1.

183Il s'agit des lettres du photographe dans Code inconnu.

184Entretien avec Michael Haneke, « La fragmentation du regard », par Michel Cieutat, n° 478 Positif décembre

L'absence diégétique de lumière.

La séquence du coucher de la famille Brunner, dans 71 Fragments d'une chronologie

du hasard, et surtout la séquence de la recherche de Ben dans la nuit, dans Le Temps du loup,

représentent un cas particulier de fragmentation : l'image est engloutie complètement par moments par le noir à cause « simplement » du manque de lumière. Dans ce cas, le procédé de fragmentation joue sur ce qui est accessible ou non accessible au regard à cause d'un obstacle diégétique : l'instance énonciative a envie de nous faire assister à la scène, mais l'absence de lumière ne le lui permet pas, elle ne peut pas contourner cet obstacle. Elle renonce à un moyen profilmique, l'éclairage, pour rester fidèle aux circonstances dictées par le référent. C'est le « réel » qui domine ainsi la représentation.

L'absence d'agencement des événements.

Dans d'autres cas encore, le procédé de fragmentation se manifeste par le fait que les événements dramatiques se succèdent et ne sont pas agencés par une action dramatique qui les traverse. C'est le cas des événements itératifs qui accentuent sur la succession au détriment de l'agencement, dont nous avons parlé. Pareil est le cas des événements dans Le Temps du loup qui se succèdent, dépourvus d'action dramatique et du fil conducteur. Le procédé de fragmentation insiste sur la juxtaposition des événements dramatiques. Même lorsqu'il y a une action diégétique qui les lie, celle-ci étant éclipsée, le passage d'un événements à l'autre apparaît brut. Dans Caché, par exemple, après la première visite de Georges chez Majid, l'événement suivant commence par un plan de nageurs dans une piscine. Plus tard seulement, on verra Georges et Anne parmi le public et on se rendra compte qu'ils assistent à la compétition de leur fils. Il y a ainsi un temps, tout au début de la séquence, pendant lequel on est désorienté et on cherche activement un lien avec l'événement précédent. L'absence de lien narratif explicite stimule la création d'un autre lien dont la fonction sera de réfléchir les énoncés l'un par l'autre. Dans ce cas précis, l'image des nageurs dans la piscine pourrait suggérer l'idée d'une sorte de compétition dans laquelle avaient été pris Georges et Majid dans leur enfance. D'autre part, le lien narratif simple entre les deux événements que l'on découvre avec retard : Georges est venu assister à la compétition de son fils, abolit la figure de la métaphore. On pourrait voir, dans des cas pareil, une métaphore dégradée : surgie « aléatoirement » à la suite de la juxtaposition de plans arbitraires, la métaphore est anéantie par l'énonciation même qui rapporte le lien « banal » entre les deux énoncés. L'artifice se dissout dans le réel.

La fragmentation dans Caché.

Dans Caché, la fragmentation peut sembler moins évidente que dans les films à protagonistes multiples, car elle opère, dissimulée, par des « hiatus diégétiques »185 : ces sauts

dans la narration ne contredisent pas la logique narrative et peuvent passer inaperçus. Un pareil saut narratif apparaît après le plan d'extérieur dans lequel les personnages de Georges et Anne entrent dans le bâtiment de police, vient ensuite le plan à l'intérieur de l'immeuble de Majid : Georges et deux policiers avancent dans le couloir, Anne n'est plus avec eux. Une partie de l'action diégétique est élidée, celle qui concerne les démarches au commissariat et le départ d'Anne. Le passage extérieur-intérieur dans le raccord des deux plans masque, pendant un temps, l'ellipse, et l'on est un peu surpris dans une attente déjouée : on s'attendait passer à l'intérieur du commissariat, avec les personnages de Georges et Anne, alors que l'on se retrouve à l'intérieur de l'immeuble de Majid avec Georges et deux policiers. Ou bien, un autre exemple du même procédé : après le plan de la vidéo cassette, pris d'une voiture s'approchant du domaine de Georges, vient le plan dans lequel Georges lui-même est déjà dans le domaine chez sa mère, la décision et le voyage de Georges tombés dans l'ellipse dans ce cas. Pareil lors du départ de Georges du domaine : il est complètement sauté, remplacé d'une certaine façon par le plan pris d'une voiture en mouvement, lequel plan se révèle être l'image d'une nouvelle cassette que Georges et Anne visionnent. Une certaine confusion s'insinue, concernant les parcours du « filmeur » et de Georges, elle incline à entrevoir une complémentarité quelconque entre ces deux personnages. Cette idée de complémentarité se précise encore davantage dans le plan-séquence du départ de l'enfant Majid du domaine : difficile de trancher : est-ce un plan pris par le « filmeur » ou bien c'est la révélation de l'esprit de Georges que le « filmeur » a visée et finalement provoquée. Quant aux ellipses, normalement, leur fonction est de condenser le récit, d'éliminer les « temps faibles » qui le dilatent. L'effet produit dans Caché est contraire : les ellipses ne font que souligner le piétinement du récit, car tous ces « bonds » dans l'espace et dans le temps n'apportent pas grand-chose au déchiffrement de l'énigme vers lequel tend l'avancement du récit.

Un deuxième type de fragmentation, motivée par la diégèse, opère dans Caché. Le film entier étant tourné en HD, les plans enregistrés sur les vidéo cassettes ne distinguent pas, de par leur nature, des plans du film-cadre : dans les deux cas, c'est la nature d'image qui est soulignée, l'absence de profondeur du champ étant une caractéristique incontournable de l'image numérique. Ce qui trace la différence entre les unes et les autres, c'est la manière dont

elles sont prises et leur contenu. Le référent est le même : le quotidien de la famille de Georges Laurent, le couple signifiant-signifié est conçu différemment. Se constituent ainsi deux strates distinctes de la réalité diégétique commune : celle du film-cadre où l'on tend vers la construction d'un récit, en répondant aux questions de type : « qui ? », « dans quel but ? », « pourquoi ? » ; et cette autre, enregistrée sur les cassettes vidéo : une saisie « brute » du même quotidien. Le procédé de fragmentation, dans le film, opère sur l'alternance de ces deux strates de la réalité diégétique. Elles existent parallèlement, tendant parfois à se rapprocher, à se croiser, se confondant parfois, pour bifurquer de nouveau. Elles se séparent finalement en deux réalités distinctes dans le dernier plan pris devant l'école de Pierrot. Les deux strates de la réalité font partie d'un Réel commun, dont l'unité est à révéler par l'histoire notamment du film. Dans la réalité pour laquelle nous prétendons « être chez nous », les histoires se côtoient, pareillement à celle de Georges et celle de Majid dans le film. L'histoire de vie de Majid, telle que lui-même l'interprète, se distingue de celle que Georges y voit, qui, à son tour se distingue de celle qu'Anne construit, etc. C'est donc les êtres humains qui, en tant que protagonistes, créent, selon la manière dont ils l'entendent et selon leurs comportements, leurs histoires divergentes. D'un point de vue « distancié », si tel point de vue pouvait exister, tous les protagonistes habitent une même « histoire ». Et dans Caché, c'est celle du film186. Ce point de

vue distancié, ou transcendant, dispose d'une connaissance limpide du Réel, il connaît aussi les points de vues différents des protagonistes. Il peut les provoquer et les faire agir, les confronter, en leur « adressant » aux regards des « images » de la réalité qu'ils habitent. Ces « images » ne racontent pas forcément d'histoires, les histoires sont dans la conscience de ceux qui les regardent. Ce point de vue distancié ou transcendant existe, c'est le propos implicite du film ou, si l'on préfère, son hypothèse de base, la condition sine qua non. Ce qui peut sembler pour quelqu'un des protagonistes caché, est, pour ce point de vue distancié, révélé. Il ne faut pas pour autant confondre ce point de vue transcendant, qui fait partie de la diégèse du film, avec le point de vue transcendantal de l'auteur qui est une instance hors- diégétique.

186Nous nous sommes aperçu que ce que nous entendons sous le mot histoires des personnages a quelque chose

de commun avec les « mondes possibles » dont parle Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., pp. 157-225. L'au- teur précise, entre autre, p. 170 : « Un monde possible […] fait partie du système conceptuel de quelqu'un et dé- pend de ses schémas conceptuels. » Nous n'adoptons cependant pas le terme de « monde possible » car il nous semble ambigu. Le terme histoire du personnage nous paraît plus limpide car il indique le même mode d'exis- tence pour ces créations des personnages, les histoires qu'ils inventent, que pour l'histoire globale du film où ces