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Le hasard dans les films de Michael Haneke.

1.2. L'effet-de-réel dans les films de Michael Haneke.

1.2.1. Le hasard dans les films de Michael Haneke.

Qu'est-ce que le hasard sinon une démesure, une emphase du réel, un cataclysme de l'habituel, un contre-pied du courant. Comme l'a défini Antoine-Augustin Cournot51, on

emploie le mot de hasard à propos d'événements qui ont quelque chose d'irrégulier, de fatal, d'extraordinaire ou d'imprévu, mais si l'on doit le définir du point de vue de l'austère raison, le hasard « n’indique pas une cause substantielle, mais une idée », l'idée du concours de plusieurs séries de causes indépendantes pour la production d'un événement :

51Antoine-Augustin Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique

« Les événements amenés par la combinaison ou la rencontre d’autres

événements qui appartiennent à des séries indépendantes les unes des autres, sont ce qu’on nomme des événements fortuits, ou des résultats du hasard. »52

Le hasard, c'est donc le croisement inattendu de deux, au moins, chaînes événementielles. C'est l'enchaînement de cause à effet qui est justement rompu. Voilà pourquoi le hasard apparaîtra comme une pure expression de l'effet-de-réel. On en ignore, même si elles existaient, les raisons ainsi que l'ampleur des conséquences. Autrement dit, les raisons du déroulement des chaînes événementielles ne concernent pas leur croisement, là où se situe notamment le hasard. Plus le croisement est arbitraire, plus le hasard est perceptible. La situation échappe à l'habituel. Les conséquences qui en surviennent apparaissent fortement déphasées non par rapport à une raison, car finalement raison y en a pas, mais par rapport à une logique des choses, par rapport à une explication quelconque. Il y a donc dans le hasard un dépassement de l'état normal des choses et un dépassement de la logique susceptible d'expliquer. C'est le Réel même, imprévu et bien concret, qui s'exprime dans le hasard. C'est notamment cette double nature, un réel qui est en même temps déplacé, qui constitue l'essence du hasard dans les films de Michael Haneke. Le hasard apparaît sous différentes configurations dans plusieurs de ses films, il occupe une place déterminante dans 71

Fragments d'une chronologie du hasard et dans Code inconnu, et fait partie d'une séquences

de détour important dans Funny Games.

Dans 71 Fragments d'une chronologie du hasard et dans Code inconnu, le hasard est le dispositif même de construction de ces deux films, dont les événements et les personnages ne sont pas liés autrement qu'à travers lui. Dans 71 Fragments d'une chronologie du hasard, c'est le hasard qui rassemble les personnages dans un même espace, celui de la banque à la fin du film. Cela explique pourquoi c'étaient ces personnes-là les personnages du film : la raison qui les a faits personnages du film a suivi, pour ainsi dire, celle du hasard. Le paradoxe que l'on peut ressentir vient du fait que l'instance énonciative ait connu une manifestation du hasard avant qu'il ne se soit produit et ait organisé le récit autour de lui. Ce paradoxe est énoncé dans le titre, l'expression « chronologie du hasard » suggère le fait que les choses se sont déjà produites et attire l'attention sur le fait divers qui est au fond du film. Ainsi, le hasard est évoqué comme principe d'organisation du récit, mais aussi comme problématique que le film va aborder, un procédé que l'œuvre va reproduire à la manière de la vie. Tandis

que dans Code inconnu, le hasard n'est qu'un donné. Il se manifeste dans le premier plan- séquence pour faire croiser les chemins de quelques personnages, pour nous les présenter d'une manière éloquente, tout en produisant de graves conséquences pour l'un d'entre eux, la Roumaine sans papiers, qui sera expulsée de France. Plus tard dans le film, le hasard réapparaît seulement deux fois encore et seulement pour nous rappeler que c'était lui « le déclencheur » de ce récit, sans « faire plus d'histoires » : les personnages d'Anne et d'Amadou se reconnaissent à peine dans le plan-séquence du restaurant, et à la fin, lorsque dans l'avant dernier plan-séquence sur le boulevard, Anne et la Roumaine se croisent à nouveau, elles ne s'aperçoivent même pas, chacune noyée dans ses pensées. Ce qui est enfin l'idée du fond du film, car Code inconnu est un film sur les existences parallèles qui ne se rencontrent pas, chacune isolée des autres par des murs invisibles. C'est l'état des choses et on n'a pas d'explication, pas d'accès : c'est un code inconnu.

Anne, Amadou et les policiers à la fin du premier plan-séquence de Code inconnu, © MK2.

Abordons maintenant la dernière séquence de 71 Fragments d'une chronologie du

hasard, la séquence où se produit justement le hasard comme croisement de quelques

parcours. Le récit suit quatre chaînes événementielles qui vont se croiser, chacune consacrée à un personnage différent. Le vieil homme rend sa « visite » à sa fille, employée de la banque, il lui apporte les cadeaux de Noël car c'est le 23 décembre. Le convoyeur Hans Nohal, qui escorte le transfert de l'argent y est, comme d'habitude, en exerçant son métier. Ce matin, comme tous les matins, avant de sortir il répond à sa femme qu'il rentrera ce soir comme tous les soirs, 6 heures passées. L'enfant roumain qui, par un coup de chance, a trouvé une famille

autrichienne qui l'adopterait, accompagne sa future mère pour retirer de l'argent « des vacances ». À l'opposé de ces personnages qui s'y rendent volontiers, une quatrième chaîne

Le jeu au Mikado : « l'adresse contre le hasard » dans 71 Fragments d'une chronologie du hasard, ©WEGA-Film.

événementielle se déploie autour du personnage de l'étudiant, poussé d'une certaine façon par les circonstances à s'y retrouver. Dans une séquence précédente, on l'a vu jouer au jeu de Mikado, commenté par son collègue comme le jeu de « l'adresse contre le hasard ». Maximilien B. a peut-être parié son pistolet, comme le lui a proposé son ami, mais comme on n'a pas vu la fin du jeu, on ignore pour l'instant s'il l'a perdu ou s'il le possède toujours. Il reste non résolue la question : est-ce l'adresse qui l'a emporté sur le hasard dans le jeu au Mikado ? La situation qui se déploie dans la dernière séquence pose à nouveau cette question : est-ce l'adresse qui va l'emporter sur le hasard ? Au début de la séquence de la banque il y a un plan dont l'espace se remplit progressivement par l'arrière de la voiture de transfert d'argent qui fait marche arrière et revient vers la caméra. Il y a quelque chose de menaçant dans sa lente marche en arrière, la grosse voiture remplit le champ et menace la caméra. Une voiture pareille, plus petite, s'éloigne de la caméra sur l'allée dans Funny Games, la nuit lorsque Anna, partie chercher du secours, manque sa chance ; le hasard lui fait un mauvais tour.

A la fragmentation du récit, s'ajoute celle de l'espace. Les personnages sont tous présents à ce même endroit, sans que cette coïncidence soit accentuée. L'espace commun et le croisement des personnages n'est montré que très délicatement dans quelques plans d'ensemble. Celui où l'enfant roumain et l'Autrichienne qui veut l'adopter descendent de leur voiture devant la banque alors qu'à l'arrière-plan on voit le poste à essence. Dans le plan où

l'étudiant est au poste à essence, on voit à l'arrière-plan la banque. Un autre plan d'ensemble dans lequel le vieil homme se dirige de la station de bus vers la banque, à l'arrière-plan l'étudiant se dépêche dans la même direction. Il y aura aussi un plan rapproché de leur croisement devant l'entrée de la banque. Et un dernier plan d'ensemble (juste avant que l'étudiant ouvre le feu), dans lequel le convoyeur Hans Nohal se dirige vers la sortie, à l'arrière-plan dans le hall de la banque parmi les gens qui font la file on peut distinguer la femme de la famille adoptive et le vieil homme. L'enchaînement de gestes et de détails du rituel quotidien bancaire, se déroulant à moitié sur les écrans de surveillance, à moitié sur le « vif », se termine sur la sensation étrange qui se produit lors de l'apparition du surveillé dans « le réel » du plan diégétique : un corps échappé aux écrans et à la surveillance, celui du convoyeur Hans Nohal. Pris dans l'enchaînement d'obstacles, l'étudiant Max semble entrelacé dans un « autre rituel », peu compréhensible, auquel il voudrait échapper. Arrêté à la station d'essence en face de la banque, il fait tout son possible pour payer et repartir : l'employé du poste à essence refuse la carte et redirige l'étudiant vers la banque pour y retirer de l'argent en liquide, le distributeur de billets s'avère hors service, un client énervé dans la file d'attente le repousse brutalement, un autre lui crie de dégager sa voiture de la station. À chaque tentative

Le convoyeur Hans Nohal sur l'écran de surveillance de la banque, 71 Fragments..., © WEGA-Film.

de s'en retirer, l'étudiant bute sur un nouvel obstacle qui entrave son départ. Dans cet enchaînement d'obstacles, le hasard se dessine comme une puissance à laquelle il semble difficile d'opposer une adresse quelconque. L'étudiant Max se retrouve interdit. Le témoin interviewé dans le reportage à la télé après le meurtre, c'est justement l'employé du poste à essence, celui qui a redirigé l'étudiant vers la banque en refusant le payement par carte et qui,

dans l'interview, se dit stupéfait, n'ayant aucune explication de ce qui est arrivé. Ce n'est pas donc la motivation de l'assassin qui est posée en analyse dans cette séquence, c'est la situation contraignante qui est montrée en détails. L'enchaînement d'obstacles engendre une aveugle impulsion d'agir, de se dégager des circonstances qui freinent toute action. Cette impulsion explose dans l'irruption de l'étudiant dans la banque, le pistolet à la main. Le tir vient comme un acte qui ne cherche pas de réponse. C'est pourquoi il n'y aura pas de contre champ sur les victimes. Une des victimes c'est celui qui a produit le tir. Le contre champ ici aurait fait partie d'un récit qui abandonne son sujet. Alors que le sujet même du film c'est notamment ce vide palpable qui entoure chaque personnage et l'accompagne jusqu'au bout. Dans une plongée verticale, la caméra suit la traversée résolue de l'étudiant dans la rue. Ce point de vue évoque ceux des caméras de surveillance, mais en distingue ; le plan répond stylistiquement au plan du début du film, où par une plongée vertical similaire, la caméra suit l'enfant roumain qui traverse la rivière pour s'échapper de son pays et venir au pays désiré. Tirant sur les voitures, Maximilien B. parvient à les faire freiner à une distance fragile de lui, il se fraie ainsi un passage serré et arrive intact jusqu'à sa voiture, qui, de ce point de vue surplombant, ressemble à un cercueil. Il s'y abrite et met fin à sa vie. Évidemment, si dans le jeu au Mikado l'étudiant a gagné et n'a pas perdu son pistolet, dans cette situation contraignante, il n'a pas su opposer son adresse. C'est le coup du hasard.

Si dans 71 Fragments d'une chronologie du hasard, les aléas du hasard sont détaillés dans les chaînes événementielles qui vont finir par se croiser, car c'est une « chronologie du hasard », dans les séquences qui abordent le hasard dans les autres films, l'accent tombe sur l'imprévu, sur ce qui surgit inattendu, pour provoquer un cataclysme brutal. Dans Code

inconnu, le hasard se manifeste dans l'inadéquation entre objectif visé et conséquences

produites. C'est la bonne intention qui tourne en désastre. Une boule de papier, que l'un des personnages jette, atterrit dans le panier d'une mendiante comme si c'était une poubelle. Cela provoque l'indignation d'un autre personnage, témoin hasardeux, inconnu à la mendiante qu'il se met à défendre par principe. Ce deuxième jeune homme insiste pour que le premier s'excuse de son acte outrageant. L'autre, humilié à son tour par le ton de l'inconnu, s'obstine à ne pas reconnaître sa responsabilité. La bagarre éclate et va jusqu'à provoquer l'intervention de la police. Celle-ci constate le séjour illégal de la mendiante, une Roumaine sans papiers, et l'expulse du pays. Les personnages n'entreront plus en relations, à part quelques croisements hasardeux déjà mentionnés, dans le film. Par contre, cette scène du début n'a seulement la fonction dramatique de présenter les personnages, elle véhicule l'idée que tout acte humain, même celui qui est produit sans raison, par hasard ou selon un caprice quelconque, tout acte humain donc répercute d'une manière plus ou moins grave sur la vie de quelqu'un. Même si celui-ci n'a d'aucune façon voulu y contribuer, comme c'est le cas avec la Roumaine. Autrement dit, c'est l'idée de la responsabilité personnelle pour le moindre acte commis qui est posée en jeu dès le début du film, dans cette scène du hasard.

Ainsi, le hasard qui apparaît dans les films de Michael Haneke comme une expression capricieuse d'un Réel instable et inconséquent, produit pour autant de graves conséquences. L'abîme entre l'arbitraire du déclenchement et gravité des conséquences devient caractéristique pour un hasard, par nature excentrique, tel qu'il est dans la séquence de Funny

Games. Après que la famille fut terrorisée et leur enfant tué par les deux jeunes hommes qui,

semble-t-il, sont partis, la femme quitte la maison pour chercher du secours. Elle doit parcourir une longue allée déserte pour parvenir à un endroit où trouver éventuellement quelqu'un. Accablée après toute la terreur qu'elle a vécue, se dépêchant dans la nuit, soudain, la femme aperçoit les feux allumés d'une voiture tout au bout de l'allée. Tout au début, à cause de la distance, les feux semblent immobiles. Un temps est nécessaire à Anna avant qu'elle comprenne que les feux s'approchent, la voiture vient donc à son encontre. Les feux éclairent et cachent en même temps. Il se peut que derrière eux, il y ait quelqu'un qui pourrait l'aider, mais derrière eux, c'est aussi l'inconnu. L'idée que les deux tortionnaires ne soient pas

définitivement partis domine son esprit. Affolée, Anna se tapit derrière un arbre et laisse la voiture passer. L'instant d'après, elle comprend sa faute, quitte sa cachette et essaye en vain d'attirer l'attention, criant après la voiture qui s'éloigne dans la nuit. Anna reprend son chemin sur l'allée déserte. C'est alors que les feux d'une deuxième voiture apparaissent au lointain, immobiles eux aussi. Leur mouvement devient progressivement perceptible, les feux s'approchent et dessinent ou cachent une deuxième chance. Cette fois-ci, Anna reste sur la route, l'espoir l'emporte sur l'affolement. On apprendra après une ellipse que dans cette deuxième voiture, elle a retrouvé les deux tortionnaires revenant pour continuer la terreur. Le cauchemar reprend après le bref moment du répit dans lequel le hasard s'est manifesté, fugace et inintelligible, insaisissable, Réel. Tous ses « traits » sont recréés avec une extrême maîtrise dans le film53 : l'allée si calme sur laquelle s'altèrent les ombres et les lumières des réverbères,

l'inconnu qui s'approche, difforme au début, accompagné d'une lumière qui le dissimule, il s'éloigne en se précisant. On pourrait dire, c'est l'image même du hasard, cette voiture étrange qui s'éloigne irréversiblement sur une allée dans la nuit. Elle rappelle, on a déjà évoqué leur ressemblance, la voiture qui, au contraire, s'approche, menaçante, en revenant en arrière au début de la dernière séquence de 71 Fragments d'une chronologie du hasard.

Nous voudrions souligner que ce n'est pas le suspense qui est visé lors de la construction de ces événements dans lesquels se manifeste le hasard, mais notamment le Réel dans son imprévu, dans son extravagance. Alors que, pour comparer, dans une fiction conventionnelle où le récit est soumis à un « ordre causal inéluctable », comme l'évoque Pierre Beylot54, même « le hasard est convertit en nécessité », « le fortuit devient prévisible et

l'accidentel nécessaire ». Le hasard, une figure ou un procédé du Réel, devient figure et procédé dans les films de Michael Haneke, une manière de capter le Réel en lui-même, en procédant à son image.