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suscitent, dans le mouvement du Dire esthétique, une élocution et une écoute particulières

Dans le document Du littéraire (Page 107-112)

Sans vouloir séparer le langage ditordinairedu langage esthétique, je

soulignerai néanmoins la nature spéci que à la fois de l'écoute et de la profération qui ont lieu quand le texte littéraire devient relation intersub-jective entre un récitant et son public. Ici, quelque chose se passe qui est de l'ordre d'une émotion esthétique partageable où se relance éventuel-lement à la fois le désir de transmettre une parole et celui de l'écoute. La subjectivation positive ou négative du Dire nous interroge entre produc-tion et récepproduc-tion du point de vue du Désir car nous sentons au plus haut point notre degré d'implication et de jouissance à travers cet acte rela-tionnel qu'est la communication esthétique. L'analyse psychanalytique

1. Pour les exercices pratiques de l'atelier voir G. Pierra,Une esthétique théâtrale en langue étrangère, Paris, l'Harmattan,2001, p.74à106.

2. C. Stanislavski,La formation de l'acteur, Paris, Pygmalion,1986.

3. L. Jouvet,op. cit.

4. P. Brook,L'espace vide,Écrits sur le théâtre, Paris, Seuil,1977.

5. E. Barba, N. Saravese,L'énergie qui danse, l'art secret de l'acteur, un dictionnaire d'an-thropologie théâtrale, Lectoure, « Bou onneries », no32-33,1995.

6. M. Blanchot,L'espace littéraire, Folio, Paris, Essais,1955, p.264. « ...Lire, ce n'est donc pas obtenir communication de l'œuvre, c'est “faire” que l'œuvre se communique... »

LE TEXTE LITTÉRAIRE MIS EN VOIX...

peut utilement théoriser, selon Jean-Claude Milner1, lasubjectivationen

tant quesujet de désir faisant signe dans la langue. Mais le chemin de la

voix du sujet parlant au désir de parole littéraire partagé, ne peut, il me semble, à l'instar des diverses théorisations déjà évoquées au début de

cette ré exion, éclairer ce qui concernela mise en action concrète de ce désir

de mise en voix des œuvres. Le désir des textes n'existe pas toujours au départ dans un cours de langue adressé à des étudiants pluricultu-rels quasiment débutants en français et qui n'ont pour la plupart aucune expérience de la littérature française .

Il apparaît maintenant utile de construire ce rapport dela rencontre

des voix a n de soumettre une proposition théorique depuis le champ des pratiques du Dire esthétique en langue étrangère qui ne doit pas être pour autant mis en opposition avec le Dire des discours. Car le poé-tique de la parole humaine se manifeste parfois par lapsus éloquents au sein des discours convenus, des stéréotypes et des multiples formes de la conversation et parfois même de la langue de bois. Quelque chose

échappe à notre contrôle qui vient soudain parler à notre place,nous dire.

En écriture l'échappant est quelque peu volonté de l'écrivain qui expé-rimente la possibilité même de donner vie à ce qui échappe encore et toujours. C'est bien l'impact de l'inconnu sur un autre inconnu qui fait œuvre. Car il ne faut pas oublier la di érence entre cette immédiateté

langagière « hystérique » des discours selon Roland Barthes2et le travail

de l'écriture tenant davantage de la « paranoïa » où le calcul de l'écriture est le calcul sensible qui provoque autrement l'émotion. En de tout autres termes, il y a de la spontanéité di érée dans le travail de l'écriture ainsi que dans celui du récitant. Tout d'abord un mot nous touche sans être compris. Cela arrive souvent en langue étrangère. Ce mot sera répété en exercice, mis en relation à quelqu'un d'autre à qui l'apprenant adressera un regard consenti qui lui sera retourné ou pas (les sensations sont di é-rentes). Il choisira une attitude corporelle qui lui convient, par exemple assis ou couché sur le sol (les positions relaxées donnent le meilleur résul-tat car elles ouvrent le sujet à ses passages émotionnels inconscients et

c'est cela qui nous intéresse poétiquement). Il ne faut jamais vouloirjouer

le mot. Pas de redondance entre le Dire et le Faire : « Ce que tu dis tu n'as pas besoin de le faire » ne cessait de répéter Louis Jouvet à ses comédiens toujours tentés par le surjeu. Cette contrainte doit être explicitée et

accep-1. J.-C. Milner,L'amour de la langue, Paris, Seuil,1978, p.104. « Soit une séquence de langue ; il su t qu'un sujet de désir y fasse signe en un point, pour que du même coup, tout bascule : la calculabilité syntaxique cesse, la représentation grammaticale cède et les éléments articulés tournent en signi ants. »

GISÈLE PIERRA

tée par le groupe pour mener le travail de mise en voix qui s'adresse autant aux textes poétiques que dramatiques. C'est en cela que la péda-gogie peut devenir elle-même une forme d'esthétique langagière, une esthétique de l'expression qui donnerait du temps pour savourer notre passage par les mots en langue étrangère, passage par les relations inter-culturelles plurielles. Une chance en n se produit de parler par un corps qui se dégage de ses habitus en devenant organique, premier. Puis les mots doivent simplement se poser sur des climats émotionnels qui ne peuvent être obtenus que par la plasticité du corps qui se détend, du

corps qui ne Veut pas Dire mais qui se pose là, pour entrer en relation

silencieuse et qui laisse venir quelque chose ressemblant à du langage articulé par une voix dans une langue encore bien mystérieuse. Peu à peu du sens surgit de cette relation corps-voix-texte car la parole est adressée et peut vouloir dire mille choses di érentes. L'émotion sera là, présente, parce qu'elle sera suscitée par cet exercice qui sert de prise de conscience du phénomène de la parole vivante accueillie par le texte lui-même qui o re des passages, des vides, où peuvent s'articuler les subjectivités des apprenants. Ainsi, rendre l'œuvre vivante c'est permettre à l'apprenant de prendre conscience qu'aucun de ses mots ne doit être mécanique. Le fragment de texte est un sursaut de la voix qui devient forcément relation-nelle et qui aura son impact sur les deux termes de cette relation. Cela compris, le travail autonome de répétition permettra aux acquistions de se produire jusqu'à l'interprétation nale du groupe qui donnera un ton spécial à une œuvre rafraîchie par toutes ces voix à accents dans un texte en français que l'on écoutera d'autant plus vivement, texte devenu étran-ger soudain parce que d'autres que soi, visiblement, se seront appropriés complètement ses paroles, s'en distanciant d'autant plus que nous aurons envie de fusionner avec ce texte en eux / hors d'eux, polyphoniquement peut-être aussi.

Guider un groupe hétérogène d'apprenants quasiment débutants en français langue étrangère vers une nouvelle appréhension de la littéra-ture par la mise en voix des œuvres est une proposition à la didactique des langues. Dans ce parcours où des langages se croisent en divers

pas-sages, les sujets ont été, à leur insu,subjectivés... par la situation

relation-nelle qui leur faisait vivre une expérience intersubjective forte depuis leur propre réalité jusqu'à l'altérité de l'œuvre. Cette dernière s'est mise à résonner de toutes leurs voix et de tous leurs accents, ciselées par le

per-fectionnement de leursdictions. Ils ont pu y prendre pied, s'y reconnaître

par l'étrangeté poétique que ce travail n'a cessé de révéler au cours d'un semestre. Leur désir de parole ou de littérature, pas toujours au rendez-vous au départ, a été pédagogiquement suscité par la possibilité qu'ils

LE TEXTE LITTÉRAIRE MIS EN VOIX...

ont eue de dire à la fois « Je » en se positionnant comme sujets parlant leur expérience et « Je est un Autre » par le biais des textes qu'ils ont

appris àlaisser parlerà travers eux transculturellement. Il va de soi que les

conséquences linguistiques et culturelles d'un tel parcours des œuvres sont multiples et que chacun des langages a développé des compétences complémentaires à savoir la libération de l'expression d'un côté et le per-fectionnement phonétique et prosodique d'un autre. Mais l'essentiel est ailleurs. Peut-on préjuger de toutes les réactions et de toutes acquisitions des apprenants ? Cette tentative de ré exion à partir d'une pratique de

mise en voix1 désire inviter à l'éducation au goût des textes par leurs

sonorités et par leurs rythmes, à celui de leur force et de la surprise de parvenir à des ressentis intenses communicables en langue étrangère. Le fait que les corps et les voix aient pu s'y libérer et s'y travailler pour mieux transmettre l'intime y est, je crois, pour beaucoup. Ainsi l'articu-lation des subjectivés textuelles et interactionnelles a-t-elle peut-être pu

faciliter les possibles rencontres favorisantl'accès direct de chacun aux

textes.

1. Voir également quelques articles traitant cette question :

G. Pierra, « Dire Nathalie Sarraute : la voix, le lieu », in Cahiers de Prévue Main d'Œuvreno19-20, université de Montpellier III,2002, p.131-45.

— « Le poème entre les langues : le corps, la voix, le texte », inELAno131, Paris, Didier Érudition,2003, p.357-67.

— « Mise en voix et en espace du poème en langue étrangère-Polyphonies en didac-tique »,Dialogues et Culturesino49, FIPF, Bruxelles,2004, p.145-51.

— G. Pierraet G. Siouffi, « Poème / Musique : la limite mouvante », inTraverses no6, Lacis-Dipralang, université de Montpellier III,2005, p.203-47.

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