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Eleni Mouratidou Université Paul-Valéry, Montpellier III

Dans le document Du littéraire (Page 112-120)

Défendre une sémiologie du théâtre apparaît en ce début dexxiesiècle

comme un projet à risques qui expose fortement celui qui s'y attelle à la

critique, tant cette discipline sou re depuis la n des années1980d'un

certain discrédit. Il est en e et couramment admis que l'inadaptation au

théâtredes outils sémiologiques impose au sémiologue de faire l'impasse sur cette discipline : ses modèles, trop mécanistes, étant jugés inaptes à l'analyse et à la critique.

Notre ambition, à travers le présent article est au contraire de recher-cher dans quelle mesure cette « science de la vie des signes... » (Saussure

1916:33) peut se révéler utile à la construction et à la lecture de l'objet

théâtre.

Commentapprocherla représentation théâtrale, commentappréhender

ce ux artistique, « polyphonique » selon Barthes (1964:268) qui, par son

caractère éphémère et poétique échappea priori au sémiologue ?

Com-ment mettre en lumière les propriétés plurielles de la représentation théâ-trale ? Comment concevoir un objet sémiotique à travers la multiplicité substantielle du geste artistique ?

Si la sémiotique des textes littéraires s'est répandue aisément y com-pris au niveau des recherches théâtrales, la recherche en sémiologie de la représentation a rencontré pour sa part de nombreuses résistances, voire oppositions. Nombreux sont les travaux à caractère sémiotique et linguis-tique ayant abordé le texte dramalinguis-tique dans sa manifestation écrite. Du modèle actantiel de Greimas emprunté par Ubersfeld dans le domaine théâtral, des approches énonciatives du dialogue dramatique de Kerbrat-Orrecchioni et de Reboul et Moeschler, les travaux ne manquent pas dont

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l'inventaire ne saurait être ici exhaustif. Le texte dramatique, comme tout texte littéraire se prête à l'analyse. Le texte dramatique, contrairement au

texte mis en scèneest un continuum accessible au lecteur.

En revanche, lorsque nous tentons d'appliquer les modèles

sémio-tiques ou linguissémio-tiques au discours dramatique1, nous constatons une

certaine insu sance de ces derniers. Non pas du fait de leur qualité, qui est incontestable, mais notamment parce qu'ils ne prennent en compte que le texte écrit. Or, une représentation, c'est aussi un travail sur la voix, le corps, le geste, l'espace scénique, le rythme, le son... Le texte écrit n'est qu'une composante parmi d'autres, participant à l'énonciation de l'œuvre artistique. C'est à partir du moment où le chercheur franchit le seuil du texte écrit, que les problèmes d'une sémiologie de la représenta-tion théâtrale commencent à se poser.

Le premier souci du sémiologue sera donc la construction de ce que nous appellerons ici le « texte » théâtral. Par « texte », nous entendons la création empirique d'un objet résultant de la transformation du texte dramatique en texte scénique. Nous parlerons à l'instar de Hjelmslev de

« texte » et non pas de corpus, notre souci de mettre l'accent sur le

proces-sus, rejoignant le sien. Pour nous aussi, il s'agit bien de tenter de « rendre

possible une description simple et exhaustive du système qui sous-tend

le processus textuel » (1971:59). Reconnaissons toutefois que la

descrip-tion du « texte » théâtral est loin d'être simple et qu'elle ne saurait être présentée dans son exhaustivité. Il nous faut pourtant tendre vers cette

description susceptible de rendre compte de l'organisation de ce

proces-sus textuel.

Inscrit dans cette démarche descriptive, le sémiologue est confronté à l'usage et à l'adaptation des outils fournis par la linguistique. Parmi les di cultés qui se présentent à lui, abordons dans un premier temps celle de l'annotation du « texte ».

Lorsque la position descriptive apparaît en sciences du langage, nous

tentons de laisser des traces écrites de ce continuum ditlangue.La

trans-cription du « texte » n'est toutefois jamais une opération simple. Changer de substance, passer de l'oral à sa transcription écrite est un problème d'ordre sémiotique, nous dit Maurer :

Avec la transcription, il y a au contraire une rupture sémiologique grave qui ne pourrait être comblée que par un appareil critique important. Il faut transcrire en faisant passer un signal de la dimension vocale à la dimension scripturale, au risque de perdre un grand nombre

d'informa-tions. (1999:151)

1. Nous entendons par discours dramatique la mise en scène du texte théâtral écrit.

REGARDS SÉMIOLOGIQUES SUR UN OBJET HÉTÉROGÈNE ET POLYPHONIQUE...

Qui plus est, transcrire le « texte » théâtral nous oblige à suivre un pro-cessus descriptif guère économe. Car, si la diversité des transcriptions

dans le domaine sociolinguistique peut en e et provoquer le retour à

Babelévoqué par Maurer, la pauvreté des systèmes d'annotations sémio-logiques impose une description d'une part minutieuse d'autre part nul-lement codée. Artaud avait mis en son temps, l'accent sur son désir d'éta-blir des conventions annotatrices :

Pour le reste, il faut trouver des moyens de noter ce langage, soit que ces moyens s'apparentent à ceux de la réinscription musicale, soit qu'on fasse usage d'une manière de langage chi ré. En ce qui concerne les objets ordinaires, ou même le corps humain, élevés à la dignité de signes, il est évident que l'on peut s'inspirer des caractères hiéroglyphes, non seule-ment pour noter ces signes d'une manière lisible et qui permette de les reproduire à volonté, mais pour composer sur la scène des symboles pré-cis et lisibles directement [...] D'autre part, ce langage chi ré et cette trans-cription musicale seront précieux comme moyen de transcrire les voix.

(1964:145) Projet guère accompli par Artaud, l'ambition de laisser les traces codées de la représentation théâtrale est un dé pour le créateur tout autant que pour le sémiologue. Aussi, lorsque la représentation théâtrale est étudiée à travers un « texte », ce dernier ne saurait être à proprement

parlertranscrit. Il peut en revanche être décrit. Il en résulte une première

étape méthodologique : la description la plus complète possible, qui mal-gré les e orts de l'analyste restera partielle et forcément inaboutie.

Première constatation : cette description implique une grande part de subjectivité, notamment parce qu'elle rend compte de la réalité de

l'objet à travers laperceptiondu sémiologue. C'est-à-dire, à travers la

re-construction, laréécriturede l'objet. D'une certaine façon le sémiologue

est appelé àre-mettre en scènel'œuvre théâtrale.

Le « texte » théâtral sera cesupportqui rendra compte du parcours de

la représentation. Ce parcours résultant d'un doubleça a été : celui du

« lecteur-récepteur » confronté au continuum de la représentation

théâ-trale ; celui du sémiologue, confronté à une construction de l'objeta

poste-riori, c'est-à-dire après la réception initiale, après la perception première.

Cette « lecture » nous confrontera à une certainehétérogénéitédu « texte »

théâtral. Cette hétérogénéité, résulte non seulement de l'intervention du sujet interprétant dans la construction du processus « textuel », mais éga-lement de la multiplicité des systèmes sémiotiques aboutissant à la créa-tion du « texte » théâtral : langue, voix, corps, lumière, son, etc.,

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cipant quelquefois à titre égal de l'énonciation. Ils se complètent, s'in-uencent, se contredisent volontairement aussi parfois...

Mettre en relation ces données hétérogènes — qui ne sont pas encore

liées sur un axe syntagmatique — impose leurvisualisation, voire leur

matérialisation. La lecture du « texte » théâtral pourra se construire à

par-tir d'un ensemble de stratesrenvoyant aux composantes du dispositif

scénique. Cettemise en strates1de la représentation appelle une seconde

interprétation subjective du chercheur qui devra de nouveau privilégier à cette occasion les aspects du processus textuel lui paraissant les plus pertinents et en occulter volontairement d'autres. Il devra établir un « premier texte » parmi ceux, nombreux, que peuvent nous proposer les

« structures qui se meuvent » (Eco1965:43). Nous pouvons ainsi parler

à ce stade, d'une étape de recherche de critères de pertinence.

Selon Barthes « la pertinence choisie par la recherche sémiologique

concerne par dé nition la signi cation des objets analysés » (1985:80). Il

s'agit là d'un postulat qui défend une sémiologie se manifestant comme unepraxis critiqueplutôt que comme une étude communicationnelle.

Dans ce sens, la représentation théâtrale doit, dans un premier temps

au moins, être travaillée en immanence, car, — par opposition au

pro-cessus communicationnel qui doit prendre en considération tous les fac-teurs externes de l'objet — le processus de signi ance vise à l'observation du fonctionnement interne du signi ant.

Dans le même ordre d'idées, selon Eco, postuler une signi ance de la représentation théâtrale nous oblige à nous concentrer sur le niveau

neutrede cette dernière, autrement dit sur le ux de la représentation se déroulant dans un espace et un temps donnés, indépendamment des savoirs périphériques concernant le processus énonciatif de la mise en scène.

In order to try to formulate it, we should begin with a positively naive attitude, assuming that we do not know what Molière did, who Samuel Beckett was, how Stanislavski made somebody feel himself to be an apple or how Berthold Brecht made an apple appear to be a piece of criticism of

capitalist society2. (Eco1977:109)

1. L'idée de la strati cation du « texte », voire du corpus est empruntée aux nombreux travaux sémiologiques avancés par Anne-Marie Houdebine : « la méthode, inspirée de Hjelmslev, est de strati cation mais elle est souple : les strates en question sont à dé -nir selon les objets analysés y compris en termes de formes du contenu (soit les formes phrastiques, discursives, énonciatives, sémantico-référentielles) »,Sêméion, no1, Paris, Labo-ratoire DynaLang-SEM, université Paris V,2003.

2. « Pour ce formuler, nous devrions adopter une première attitude positivement naïve en assumant que l'on ne sait pas ce qu'a fait Molière, qui était Samuel Beckett, comment

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Oublier l'énonciateur — simple ou pluriel — oublier les savoirs drama-turgiques touchant le texte dramatique, oublier les comédiens transfor-més en personnages, oublier l'espace institutionnel accueillant la repré-sentation.

Toutefois, Eco nous précise aussi que « l'œuvre d'art est le fruit, chez le

créateur, d'un processus d'organisation en vertu duquel expériences per-sonnelles, faits, valeurs, signi cations s'incorporent à un matériau pour

ne plus faire qu'un avec lui, s'assimilerà lui » (1965:46). Cette remarque

nous incite à sortir d'une position strictement immanente et aller vers uneimmanence étendue. Cette dernière s'élaborant en un deuxième temps, postérieur à celui du processus de signi ance interne, l'immanence éten-due permetde relier l'objet à sa source émettrice et à son contexte.

Inspiré de la lecture de Racine par Barthes (1961), Eco souligne

égale-ment que « la littérature (mais le problème se pose pour tous les arts)

désignerait de façon certaine un objet incertain ». (1965:38). Le « texte »

théâtral est cet objet incertain qui en appelle à la fois à la rationalité et à la

sensibilité de sonlecteur. Structurale, car organisée par des éléments

for-mels dépendant les uns des autres, la représentationminimisele signe au

pro t d'une signi ance en devenir, au pro t d'une logique à construire,

d'un sens à ouvrir. Pour cette raison, nous préférerons le terme de gure

scéniqueà celui de signi ant : gure linguistique pour le texte dramatique énoncé, visuelle, sonore etc. pour les autres composantes de la mise en scène.

Cette notion de gure scéniqueest étayée par la théorie de Hjelmslev,

lorsque ce dernier postule l'existence des « non signes qui entrent comme

parties de signes dans un système de signes » (1968:64). Il parle de gures

dépourvues de signi cation, indispensables pour la création des signes dotés de sens. Sans pour autant vouloir calquer notre proposition sur celle de Hjelmslev qui fait pour sa part référence au phonème, il nous semble que le signe, même dans sa manifestation symbolique, est, ou

en tout cas devrait êtrerelativiséau sein du « texte » théâtral. Poser une

forme signi ante attachée à un contenu arrêté serait renvoyer au ge-ment du « texte », à sa fermeture, à un refus de processus et donc de

sémiosis. En revanche, poser des gures1, des non signes qui vont, par

Stanislavski faisait quelqu'un se sentir comme une pomme ou bien comment Bertold Brecht faisait d'une pomme un objet critique de la société capitaliste », notre traduction.

1. Le terme opérationnel de gureest également utilisé par A.-J. Greimas dans l'examen des structures discursives intégrées dans le domaine plus général de l'analyse narrative. Toutefois, l'usage que A.-J. Greimas fait de ce terme — en accord avec le postulat hjelm-slevien — touche le niveau du contenu dont « la théorie de la narration essaye de rendre compte ». Il s'agit selon A.-J. Greimas de la « gure nucléaire à partir de laquelle se déve-loppent certaines virtualités, certains parcours sémémiques permettant sa mise en contexte,

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leur contextualisation, aboutir à la mise en sens de la représentation théâ-trale, nous semble répondre à l'indispensable subjectivité interprétative qu'appelle l'œuvre artistique.

« Préciser serait gâter la poésie de la chose » (1964 : 224) nous dit

Artaud. Parler de l'objet artistique qu'est le théâtre en posant

l'impossi-bilitéde son explication absolue, de sa transparence incontestable et de sa compréhension exhaustive est une position que le sémiologue doit défendre.

La notion d'e ets de sens, défendue dans le discours sémiotique de

Greimas et Courtès (1979: 116) établissait la nécessité d'une ouverture

de la structure et de son interprétation. Il nous semble que dans le cas du « texte » théâtral, il serait approprié de prolonger cette notion en

postulant celle d'impression de sens, voire d'impression de signi ance qui

permettent de mêler la notion de signi cation à celle de sensation. Les traces laissées par le processus interprétatif sont entendues comme des

empreintes, du latinimpressio, renvoyant à l'action d'imprimer un sens et

résultant d'uneimpression sensible.

Le sujet interprétant est au départ un sujet percevant, confronté à tra-vers l'œuvre artistique à une multiplicité de réactions sensibles, étroite-ment liées à son histoire personnelle, mais aussi culturelle, sociale, etc. Il s'agit par conséquent de considérer le processus interprétatif comme

perméable aux e ets du sensible et d'ouvrir sur unesémiologie sensibledu

théâtre et sensibleauthéâtre.

Si, comme le postule la notion derelativité linguistique, l'homme rend

compte de sa vision du monde à travers sa langue, le metteur en scène, lui, rend compte de la sienne à travers la représentation. Ce langage de la scène se réinventant, pour partie au moins, avec chaque metteur en scène et à chaque création, les outils permettant son analyse, doivent eux-mêmes pour partie au moins se réinventer chaque fois.

Au théâtre, le sémiologue ne doit pas craindre de s'éloigner de ses repères habituels : il lui est indispensable de s'adjoindre des compétences complémentaires à son champ disciplinaire. Il ne saurait pour commen-cer, faire l'impasse sur une connaissance du théâtre lui-même et de la

théâtralité.Mais au-delà d'une nécessaire connaissance des enjeux de l'art, une ouverture en direction de l'anthropologie culturelle par exemple, nous semble une voie possible à explorer parmi de nombreuses autres.

Défendre une sémiologie — du théâtre en l'occurrence — c'est d'abord reconnaître les limites de cette science jeune, âgée de « deux milles ans »

c'est-à-dire sa réalisation partielle dans le discours ». À ce propos, voir GreimasA.-J., « Les actants, les acteurs et les gures »,Sémiotique narrative et textuelle, ouvrage présenté par C. Chabrol, Paris, Larousse,1973, p.169-170.

REGARDS SÉMIOLOGIQUES SUR UN OBJET HÉTÉROGÈNE ET POLYPHONIQUE...

(Eco1997:109). Mais reconnaître les limites et l'insu sance de la

sémio-logie appliquée au théâtre ne signi e pas pour autant renoncer à user des outils qu'elle propose ni renoncer à les a ner ou à en fourbir de nou-veaux.

1 Bibliographie

ArtaudA.,1964,Le théâtre et son double, Paris, Gallimard. BarthesR.,1961,Sur Racine, Paris, Seuil.

BarthesR.,1964,Essais critiques, Paris, Seuil.

BarthesR.,1985,L'aventure sémiologique, Paris, Seuil. EcoU.,1965,L'œuvre ouverte, Paris, Seuil.

Eco U., 1977, « Semiotics of theatrical performance », in The Drama

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Greimas A.-J.,1973, « Les actants, les acteurs et les gures », in Sémio-tique narrative et textuelle, Paris, Larousse.

GreimasA.-J., et CourtèsJ.,1979,Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Classiques Hachette.

Houdebine A.-M., 1999, « Actualité de la sémiologie », Entreprise et sémiologie, sous la dir. de B. Fraenkel et C. Legris-Desportes, Paris, Dunod.

Houdebine A.-M., 2003, « Apport de la linguistique à la sémiologie »,

Sêméion, no1, Paris, université Paris V.

HjelmslevL.,1971,Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Minuit. MaurerB.,1990, « Retour à Babel : les systèmes de transcription », in

L'enquête sociolinguistique, sous la direction de Louis-Jean Calvet et Pierre Dumont, Paris, L'Harmattan.

Baudelaire, Correspondances

Dans le document Du littéraire (Page 112-120)