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Baudelaire, Correspondances Franc Ducros

Dans le document Du littéraire (Page 120-126)

Université Paul-Valéry, Montpellier III

La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles ; L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies, — Et d'autres, corrompus, riches et triomphants, Ayant l'expansion des choses in nies,

Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

De Baudelaire, je dirais volontiers qu'il est le «dernier» poète d'une

plénitude verbale renouvelée des grandes époques, celle que Dante

nom-mait «convenance» : les mots, lourds de toute la prégnance de leurs

signi cations originelles et acquises, s'y composent harmoniquement ensemble pour e ectuer un sens plein, de toujours, et cependant jamais encore, et pour l'unique fois, entendu. Ainsi :

La Nature

selon l'étymologie, toutes les choses du monde en tant qu'appelées à naître (« natura »), donc à mourir. Elles se donnent en événements. Tel, le sens issu du latin qui, par ce neutre pluriel devenu féminin singulier,

FRANC DUCROS

vénérien, selon Lucrèce, traduisait le grec «ta genomena» : le monde est

tout ce qui naît. Il est notre séjour sacré. Lieu des mystères, il se donne

en tant que «temple». Le mot en suscite la gure selon le modèle grec :

pourvu de «piliers», mais «vivants». Car selon l'une des implications de

«natura», il est doué de vie — d'une vie qui excède celle de l'homme, mais dont l'homme relève, qui en fait partie, ainsi que dans Vers dorés l'avait formulé Nerval :

Homme, libre penseur, te crois-tu seul pensant Dans ce monde où la vie éclate en toute choses ? Vivant, le monde-temple

laisse [...] parfois sortir de confuses paroles.

Ces paroles sont l'expression des choses sacrées, et vivantes, du monde

en tant que «Nature». Mais ces paroles sont «confuses» : à la fois

nom-breuses et mêlées. Di ciles à entendre. Et cette di culté est accrue par le fait que ce qui nous vient ainsi du monde, en nombre et confusément, m'en vient pas toujours, seulement « parfois », d'où la nécessité d'être assez ouvert pour devenir susceptible de l'entendre — de les entendre,

ces «confuses paroles», quand elles se manifestent (quand les «vivants

piliers» les «laissent sortir»).

De «l'homme», jusqu'ici innommé, mais impliqué dans «Nature» et

dans «temple», il est dit que sa condition d'être-au-monde consiste à «y

passe(r)». Au double sens de traverser («à travers») et d'être de passage, transitoire, car mortel —

à travers des forêts de symboles.

Figure traditionnelle du lieu de la terre où l'homme est passant,

voya-geur, «égaré», «wanderer», parmi des mystères qu'il ne comprend pas

et qui l'e raient, la forêt ou plutôt les choses qui y apparaissent sont

quali ées de «symboles». Non qu'il faille soudain passer de la gure

«concrète» de la forêt à une abstraction pré-conçue de «symboles». Car il convient d'entendre ce terme dans son acception première : symbole est

ce, «symbolon», qui-apparaît-ensemble. Ensemble, le visible et le caché,

joints («sym-»), inextricablement liés. D'où s'induit l'injonction d'à

tra-vers le visible s'e orcer de percevoir le caché en lui, l'invisible consub-stantiel qu'il porte et recèle.

BAUDELAIRE, CORRESPONDANCES

Les choses ainsi pensées comme lourdes de secret, ont partie liée avec nous. Puisqu'elles « observent » l'homme, et que leurs regards sont «familiers». Les choses nous regardent : en elles, visibles, c'est

l'invi-sible, inconnu, qui nous regarde. Et cet inconnu nous est proche, il

nous entoure (Rimbaud, bientôt, le nommera «la vérité qui peut-être nous

entoure avec ses anges pleurants») et s'adresse à nous (Rimbaud, encore,

rencontrera «une eur qui me dit son nom»). Le lointain nous est proche

et de la même famille que nous.

La deuxième strophe se construit sur une comparaison : «Comme».

Mais le comparant («échos») rentre dans le comparé : il en est une

synec-doque («sons»). Les choses placées dans les deux termes de la

comparai-son peuvent donc être traitées sinon comme la même chose, du moins comme relevant du même.

Ce ne sont pas les choses elles-mêmes que nomme le poème, mais

ce qui — «longs échos» — d'elles vient à nous, acoustiquement, par un

détour. Di ciles à reconduire à leur origine, les échos, car ils impliquent une médiation, et un double parcours, une double distance à franchir pour parvenir jusqu'à nous. La di culté est encore accrue du fait qu'il n'y a pas un écho, mais plusieurs. De surcroît venant de loin (« loin ») et

qui se mêlent. La di culté d'entendre ce qui nous vient de «natura» est

donc triple : à cause de l'origine («de loin»), de la distance («longs») et

de la multiplicité emmêlée («se confondent»). Cette complexité n'en

com-pose pas moins une unité, la multiplicité des choses relève de l'UN : à travers les échos venant de loin et restant emmêlés, se perçoit qu'à fond

d'inconnu («ténébreuse») et d'abîme («profonde»), le monde est UN. Mais

cet UN ne saurait se mesurer. L'unité en est Vaste comme la nuit et comme la clarté.

«Vaste» dit à la fois le vide et le sans-bords — «apeiron» qui fut dit dans un lointain jadis, substance d'où sont issues et qui constitue les choses auxquelles confère forme et, du coup, existence, la limite qui bord à bord les distingue et les dé nit, les situant dans leur être et dans leur nitude. C'est pourquoi cela est « comme » : pour en gurer l'unité, la parole doit trouver non pas une, mais deux comparaisons (« comme [...] et comme »)

— antithétiques de surcroît : «nuit» et «clarté».

Car en soi cela n'est rien de nommable : sans limite, inconnu, mais de même substance que les choses connues, limitées qu'on en dira, il faut le comparer à du limité, à du connu issu de lui. Mais le connu qui vient à la parole pour que, par le détour de sa médiation, soit dit cet inconnu, c'est

FRANC DUCROS

— dans la parole de Baudelaire — une totalité, en l'occurrence spatio-temporelle qui inclut et englobe — comprend — toutes ses possibles dif-férences, toutes ses virtuelles occurrences saisies par les extrêmes limites

entre lesquelles toutes, éventuelles, s'avèreront : «nuit» ET «clarté», dont

l'articulation en co-présence et co-action, fut pour Héraclite la véritable

unité. Comme au vers précédent le percevait Baudelaire : «ténébreuse et

profonde», à fond d'abîme où rien ne se distingue, chaos du fond, une [...] unité.

Or le propre de la confusion issue de l'abîme unique, est de se di éren-cier en événements :

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Exhalés ou émanés des choses elles-mêmes, et pour cela comparables

à des «échos», ces événements se composent en harmonie de «

correspon-dances».

Ce sont ces correspondances que vont illustrer les tercets : elles ne consistent plus en ces rapports au principe abyssal, commune substance d'où elles sont issues et qui les suscite, que disait le second quatrain, mais — grâce à ce principe — en rapports qu'entretiennent les choses entre elles.

Des émanations énumérées («parfums», «couleurs», «sons»), le poème

ne va reprendre que les parfums, mais va les parler — pour illustrer les rapports — par les termes propres aux autres émanations, et aux autres sens par lesquels nous les percevons. Comme, de Baudelaire le retiendra Mallarmé, et comme Baudelaire lui-même n'a pas cessé de l'illustrer, c'est dans la « sensation » que réside la source de la spiritualité. Le rapport physique aux choses est la condition de l'essor de l'esprit.

La série des comparaisons, articulant sur «comme» repris trois fois,

trois adjectifs («frais», «doux», «verts») où, par rapport à «parfums»,

joue la synesthésie et trois substantifs («chairs d'enfant», «hautbois»,

«prairies»), établit un multiple réseau de ressemblances qui impose la notion d'unité à travers la diversité — de commune substance générant les di érences par quoi les choses qui naissent se composent.

Par contre, l'autre extrême des «parfums» sera quali é par trois

adjectifs qui ne distinguent plus, comme faisaient les trois précédents, car n'étant plus séparés mais juxtaposés et coordonnés, ils disent un mélange, une confusion :

Et d'autres corrompus, riches et triomphants.

BAUDELAIRE, CORRESPONDANCES

Ce mélange est celui de la corruption, qui est la manifestation non plus de la naissance des choses, mais du retour des choses vives à la mort. Or,

comme le célèbreUne charogne, cette mort est en fait multiplication et

intensi cation de la vie se libérant en tant qu'énergie de la forme qui se défait :

Tout cela descendait, montait comme une vague, Ou s'élançait en pétillant,

On eût dit que le corps, en é d'un sou e vague, Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique Comme l'eau courante et le vent

Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van.

C'est en raison de cette exaltation que «corrompus» se glose par

«riches» et «triomphants», qui à ce point sont à entendre comme

épi-thètes quali catives de «corrompus». L'énergie incluse à la forme défaite,

en se libérant dans la corruption, se donne comme «expansion». Et cette

expansion est celle des «choses in nies».

Les choses, par dé nition, sont nies. Si le poème risque le syntagme

en oxymoron : «choses in nies», c'est que, par l'énergie de la corruption

qui le multiplie, le ni des choses singulières est traversé par l'in ni du principe universel, dont l'odeur est la manifestation perceptible par les sens. Le poème à son terme e ectue, à travers les choses nies, un retour — qui est retournement — vers le chaos d'où s'élèvent les choses : abîme antérieur à toute origine, d'où se génère la multiple vie.

Or, ces «choses in nies», traversées et portées par l'in ni du principe,

chantent les transports de l'esprit et des sens.

Ce qui nous vient des choses « transporte », c'est-à-dire transmute notre être dans sa double dimension sensuelle et spirituelle.

Dans le document Du littéraire (Page 120-126)