Avec Apollinaire, dans « la petite auto » Figures du temps, figures du sujet
1.4 Les chiffres : un cryptage du message poétique
Apollinaire se plaît à user de dénombrements et de chi res dans ses poèmes : les heures ou les dates sont souvent mentionnées (ici même, pre-mier vers) ; les héros d'une histoire (ou d'autres entités) sont volontiers dénombrés, avec une insistance qui ne peut résulter du hasard. Les cal-ligrammes exploitent aussi les écrits comportant des mentions chi rées ou des sigles — autres signes cryptés (lettres et cartes postales). On peut citer, outre « La petite auto » : « Lettre-Océan », « Lundi rue Christine »,
« À Nîmes », « Exercice1», et « Il y a ».
Dans ce poème, la graphie des chi res se présente alternativement :
– en chi res arabes, dans la date au vers 1 (31, 1914), puis dans le
calligramme (nos3phares, et3fois nous nous arrêtâmes),
– en lettres, au vers4(avec son chau eur nous étions trois2), dans le
cal-ligramme (une heure), et à la n (tous deux).
Nous ne ferons pas une exégèse approfondie de la dimension cryp-tique des chi res, dont nous n'avons pas cherché à percer tous les secrets — on ne peut être assuré d'ailleurs que le poète ait voulu inscrire à
chaque fois dans les chi res un sens précis3. Ici encore, on est tenté
d'évoquer lesemblemata, qui peuvent tourner au rébus, à un « montage »
de mots et d'images di ciles à interpréter. On peut également
suppo-1. Le symbolisme des chi res dans un autre poème deCalligrammes, « Exercice », est abordé dans Barbéris (1995/1998).
2. Vers isolé par un blanc — manifestation de l'importance de cette précision.
3. Autre raison de cette prudence : l'interprétation symbolique conduit rapidement à l'illimitation du sens. Il n'est qu'à consulter un dictionnaire des symboles pour constater la prolifération des possibles.
JEANNE-MARIE BARBÉRIS
ser des références à la cabbale, au pythagorisme — des traditions où le symbolisme des chi res et/ou la signi cation par l'image se conjuguent à la dimension ésotérique. Nous sommes donc placés devant un texte qui s'adresse à des initiés, et qui se présente, de plus, comme le récit d'une initiation.
La présence des chi res, quelle que soit leur interprétation, est en soi un message : « il y a un sens caché, il faut se livrer à une exégèse. » Le sens réside donc en partie dans la présence des chi res, qui peuvent demeu-rer, pour le poète lui-même, une énigme non déchi rée, une « formule » cabalistique symbolisant l'inconnu. L'avenir n'est-il pas pour l'homme le chi re éternel ?
Comme dans l'interaction texte-image, le texte est opaci é par sa dimension chi rée, la matérialité signi ante est mise au premier plan, et ouvre vers une signi ance mal contrôlée.
Le dénombrement des actants de l'histoire mérite un commentaire.
Ils sont trois au début (Avec notre chau eur nous étions trois), puis deux
(Et, bien qu'étant tous deux des hommes mûrs... mon camarade et moi...). Ces chi res sont toujours en toutes lettres (identi és comme des mots, des adjectifs numéraux), contrairement aux autres dénombrements présents dans le texte.
Pour mieux comprendre la signi cation du nombre des actants, il
convient de rapprocher les chi res deux et trois d'autres aspects du
poème, y compris dans sa dimension iconique. On note la récurrence du
chi re3, dans le message verbal du calligramme (3phares,3fois).
Parallè-lement, dans le dessin, on note des séries de trois :
– on voit trois silhouettes de passagers (trois formes triangulaires) esquissées sur l'auto ;
– on compte trois cercles, et ce à deux reprises. Ce sont : les trois /o/
— lettres ou cercles1? — au sommet des trois triangles gurant les
passagers, et aussi, l'addition des deux roues de l'auto et du volant.
– La valorisation du chi re3dans le dessin est en corrélation avec le
rythme ternaire constitué par les trois phrases nominales apparais-sant dans les trois triangles.
Commençons par le cercle. En matière de symboles, cette gure repré-sente fréquemment le temps qui passe ( gure de la roue). En cela, il est rejoint par l'image du chariot — ou du moderne chariot : l'auto, sym-bole du changement, du passage d'un état dans un autre (déplacement), et aussi symbole de la nouveauté. Ainsi, il semble que le poète entende
1. Cercles qui gurent alors la tête de chacun des trois passagers.
AVEC APOLLINAIRE, DANS « LA PETITE AUTO »...
représenter, au début du poème et jusqu'au calligramme inclus, la trans-formation en cours des sujets de l'initiation.
Pour rendre compte de la signi cation du3, il nous est utile de
rappro-cher le poème d'un autre texte d'Apollinaire,Couleur du temps, courte
œuvre théâtrale peu connue, qui fut portée à la scène après sa mort. Les trois héros de l'histoire cherchent à fuir l'engagement dans la guerre, et utilisent pour s'assurer une fuite plus rapide... un avion. Mais leur fuite sera sans issue, et l'aventure se terminera par la mort dans les glaces
polaires. L'un des trois personnages est Nyctor1le poète.
PourquoiCouleur du temps? C'est que les trois héros représentent
res-pectivement le passé, le présent et l'avenir2. L'avenir doit s'incarner dans
le personnage du poète Nyctor. Mais, vouloir assurer la pérennité de la création artistique en sauvant à tout prix la personne du poète, conduit à une impasse. Et l'avenir, loin d'être préservé, est trahi. La leçon de
l'his-toire est donc assez claire. La mise en intrigue deCouleur du temps
repré-sente le « double négatif » de la propre histoire d'Apollinaire, de son engagement conscient dans la guerre. Par ailleurs, les gures du temps propres à « La petite auto » réapparaissent dans l'œuvre théâtrale : chi re trois des héros, rôle central d'un moyen de transport rapide, thème du voyage. Mais dans la version théâtrale, le voyage est seulement une fuite sans conclusion glorieuse pour le héros. Parallèlement, on constate que letrois( guration du temps), ne se transforme pas en deux.
Comment comprendre ledeuxdans la conclusion de « La petite auto » ?
Après l'initiation, symbolisée par le voyage en auto, et la mutation com-plète qui en résulte (la nouvelle naissance), c'est le départ des deux héros
vers leurs aventures. On aura noté le rapprochement de tous deux avec
mon camarade et moi. Ce chi re « carré » semble vouloir signi er l'hétairie, la camaraderie virile de ceux qui vont au combat. Deux, c'est le chi re du compagnonnage dans le combat, l'idée du combat côte à côte.
Pour le versEt trois fois nous nous arrêtâmes..., à la n du calligramme,
il est possible de voir une autre signi cation au chi re3, outre le
sym-bolisme du temps. Les trois arrêts des voyageurs en vue de changer un pneu qui a crevé font songer aux étapes d'une progression di cile vers l'initiation, voire aux stations d'un chemin de croix, et aux trois chutes de Jésus en route vers le supplice. La mort du Christ est suivie d'une
résur-1. Le nom propre évoque paronymiquementVictor, le vainqueur. Mais la graphie associe Nyctor à l'étymon,νÔξ,νυκτìσ, « la nuit ». Nyctor est la version nocturne, négative, du poète. Il est « celui qui n'accède pas au jour ». En revanche, le poème à l'étude décrit une initiation résultant du passage de la nuit au jour, comme nous le verrons en2.
2. Comme en attestent les propos de Nyctor (Apollinaire,Œuvres poétiques, Pléiade, p.922-923).
JEANNE-MARIE BARBÉRIS
rection. Or, toute initiation est une mort à l'ancienne vie, et une renais-sance. Une dimension sacri cielle se dessine ainsi : ceux qui répondent à l'appel de mobilisation sont prêts à faire le sacri ce de leur vie.
2 Le voyage comme initiation
Aller d'un lieu à un autre — de Deauville à Paris — signi e aussi pas-ser d'une époque à une autre. Le texte pose en équivalence ces deux par-cours :
ESPACE TEMPS SPATIALISÉ v.2 Je partis de Deauville v.5 Nous dîmes adieu à toute une époque v.34 nous arrivâmes à Paris v. 37-38 la petite auto nous avait conduits
dans une époque/Nouvelle
Dire adieu à SN1 et conduire dans SN2assimilent respectivement SN1 (toute une époque) et SN2(époque nouvelle) à des entités spatialisées : un groupe d'êtres humains que l'on quitte et à qui l'on « dit adieu » (pour
SN1), un lieu auquel une auto peut conduire (pour SN2).
Soulignons que ledépart a une double visée: départ vers Paris, et départ
vers la guerre, vers l'avenir qui attend les sujets. Le deuxième aspect du départ est présenté comme un déplacement sans but xé. Par deux fois, le verbe s'en aller marque un mouvement repéré sur son point-origine
(et non sur une destination, comme le verbe aller) :Je m'en allais portant
en moi toutes ces armées qui se battaient(v.12),et ceux qui s'en allaient mourir / Saluaient encore une fois la vie colorée (v.17-18). On sait ce qu'on laisse (cf.Nous dîmes adieu à toute une époque, et les évocations du monde ancien
dans le texte du calligramme), on ne sait pas vers quoi on va. Carl'époque
/ Nouvelleoù parviennent les deux amis, dans la conclusion du poème, ne fait que commencer.
Nous aborderons successivement deux aspects du voyage initiatique : le voyage comme franchissement d'une limite, et la signi cation du moyen de transport : la « petite auto ».