Avec Apollinaire, dans « la petite auto » Figures du temps, figures du sujet
2.2 Praxis culturelles et techniques, idéologies
La petite auto recèle dans son image (verbale et calligrammatique) la modernité chère à Apollinaire : symbole des nouvelles techniques, elle évoque à travers elles l'accélération du temps. Le pouvoir de transpor-ter ses passagers dans une autre époque, dont elle semble dotée miracu-leusement, est liée à cette insertion de l'objet technique dans la culture et l'idéologie de la France au tournant du siècle : admiration pour les sciences et l'invention scienti que, début du culte de la vitesse, change-ment de temporalité dans la vie quotidienne.
La forme du praxèmeautomérite commentaire. Pour le lecteur actuel,
cette forme abrégée d'automobileappartient à un système bien institué (et
forme une série à côté de mots commestylo, métro, vélo). En revanche, à
l'époque d'écriture du poème, la forme tronquée est un mot tout neuf, allant avec un objet technique également tout nouveau.
AVEC APOLLINAIRE, DANS « LA PETITE AUTO »...
On peut à ce point de vue rapprocherLa petite autod'autres poèmes
d'Apollinaire. « L'Avion1», où il est question de deux nominations
concurrentes, avion et aéroplane, « Avant le cinéma2», qui décline les
trois variantesciné, cinéma, et cinématographe. Ces textes manifestent un
vif attrait pour les nouvelles techniques et parallèlement, la sensibilité du poète aux mots nouveaux qui les disent. Celui-ci marque son goût pour
les mots brefs et légers (l'avi-on, prononcé avec diérèse, dans le poème
« L'Avion »), ou pour les abréviations. Ces « condensés » permettent d'ins-crire dans la performance linguistique l'accélération du temps, due aux
nouveaux moyens de transport (auto, avion), ou à la saisie de l'image
ani-mée par le cinéma (ciné, cinéma).
On remarquera que le poème à l'étude, outre l'auto, mentionne le train,
à travers lesartères ferroviairesdu vers 17, et l'aéroplane est évoqué aux
vers21-24par le combat aérien. Le réseau de praxèmes catégorisant les
realiadu siècle naissant fait émerger le sentiment de la modernité. Il sol-licite les compétences croisées de l'auteur et des lecteurs contemporains. Pour une appréhension juste de ces aspects, les lecteurs actuels, et l'ana-lyste de discours, doivent recourir à une vue historicisée du lien subjectif entre les mots et les énonciateurs qui les profèrent. Nous verrons cepen-dant à quel point cet aspect « actuel » du texte s'articule, sans coupure,
avec une pensée mythique et intemporelle (sections3et4).
L'adjectifNouvelle, postposé au nom3, et objet d'un rejet spectaculaire
au vers38, souligne la rupture que constitue le changement (il n'y a pas
transition, mais mutation) — répondant en écho àêtres neufs(v.25), et
uni-vers nouveau(v.26).Toute une époque(v.5) est en train de disparaître, avec ses anciennes techniques, que rappellent les maréchaux ferrants, dans le texte du calligramme. Les maréchaux ferrants, associés à la pratique de ferrer les chevaux, rappellent l'ancien rythme de locomotion, confronté au nouveau, que représente la petite auto. Les pneus, qui crèvent parfois
(3 foisdans le poème), doivent être remplacés, comme les fers des
che-vaux. Participent aussi du monde ancien les images d'Epinal des jolies villes traversées, « peintes » par leurs épithètes de nature d'une unique
couleur : bleue (LISIEUXla très bleue) ou or (versaillesd'or), comme dans
les blasons de la vieille France.
1. Poèmes retrouvés, éd. de la Pléiade, p.728-729.
2. Il y a, éd. de la Pléiade, p.362.
3. Postposé, l'adjectif nouveau signi e « qui apparaît pour la première fois » : vin veau, mot nouveau : la modernité se gre e sur la rupture que constitue ce type de « veauté ». Antéposé, nouveau signi e « qui est depuis peu de temps ce qu'il est » : les nou-veaux riches, le nouveau ministre. Ces dé nitions sont du petit Robert.
JEANNE-MARIE BARBÉRIS
On note ici un dialogue intéressant entre dessin et texte. Les deux
topo-nymesLisieuxetVersaillessont inscrits dans les deux roues de l'auto :vers
LISIEUX la très bleue / ou bien / versaillesd'or1. Dans la deuxième occur-rence, la découpe des mots liée aux exigences du dessin permet de jouer sur un double emploi des quatre lettres vers : on croit d'abord lire la
reprise de la préposition vers, utilisée précédemment dans le SP vers
LISIEUX, mais on découvre ensuite que ces lettres composent le début
du nomVersailles. Le découpage incertain des mots, la mise en valeur du
signi ant, ouvre à une production de sens incontrôlée.
Àépoque / Nouvelle, nouvelles pratiques sociales, nouvelles idéologies.
Dans ses visions prophétiques des vers25-31, le poète a tiré de manière
juste l'horoscope du xxe siècle naissant. Pour ce faire, il a privilégié
une gure, celle de l'allégorie, associée à l'hyperbole (dimension « gigan-tesque » des images). Développement du commerce et société de
consom-mation sont portées par l'allégorie du marchand d'une opulence inouïe,
société de la culture de masse et essor des idéologies, par l'allégorie des
bergers gigantesquesmenant leursgrands troupeauxqu'ils nourrissent de
paroles2. Ce sont pour nous lecteurs des réalités accomplies. Mais pour
le poète, ce ne sont pas encore desrealiadu monde qui l'entoure (même
si les prémices en sont présentes), mais des prophéties du futur. Ce dont
nous allons reparler en3.
3 Plans d’énonciation et construction du texte
On rencontre dans cette narration une forme autobiographique fré-quente, jouant à la fois de l'investissement subjectif (à travers les marques de personne JE et NOUS) et de la mise à distance du récit (à travers les datations et la temporalité historique du passé simple). L'observation du rapport personnes ou non-personnes / temps verbaux permet de dégager quelques éléments dominants de l'organisation textuelle.
1. Une découpe de cet ensemble constituerait déjà une interprétation : nous avons donc laissé les lettres accolées, respectant l'hésitation créée par leur distribution dans le dessin.
2. L'allégorie possède en elle-même un sens littéral complet, et son sens guré constitue un deuxième niveau de lecture. Elle repose fréquemment (comme ici) sur une personni ca-tion. Elle peut receler une énigme, puisque le deuxième sens à trouver n'est pas donné d'em-blée. Seul le comparant apparaît dans ce passage, le comparé étant à deviner sous la des-cription proposée du marchand et du berger. Les allégories que nous pointons s'insèrent elles-mêmes dans la description plus vaste constituée par les vers6à31. Cet ensemble peut lui-même être considéré comme une vaste séquence textuelle de type allégorique, dans laquelle s'enchâssent les gures allégoriques plus locales qui viennent d'être identi ées.
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