Tayeb Bouguerra
2.3 Des usages réduits aux effets réservoir et communion
Laissant dans l'ombre les phénomènes de littérarité2, les conceptions
et usages du texte littéraire dans l'enseignement de la langue maternelle,
comme de la langue étrangère, dénoncés par J. Peytard (1988) perdurent.
Considéré comme support prétexte à l'apprentissage des savoirs verbaux,
1. Voir sur cette question J.-C. Chabanne(2002) « Les évolutions récentes du français à l'école primaire : quels enjeux pour la formation, quel chantiers pour la recherche, en particulier de la littérature ? » in P. Demougin et J.-F. Massol (coord)37-54.
2. R. Jakobson(1963:218) : la « littérarité » ou « poéticité » est entendue comme « visée du message pour son propre compte » ; La littérarité, caractéristique de ce qui est « litté-raire », se repère à l'aspect formel, au « côté palpable des signes » : (rimes, rythme, images, allitérations, symboles, anagrammes, contrepèterie...) caractérisent la poésie comme « frus-tration » comme « attente déçue ».
TAYEB BOUGUERRA
le texte littéraire est « traité à l'égal des documents non littéraires
authen-tiques » (J. Peytard1988:14). Deux pratiques majeures fondées sur deux
approches à la fois di érentes et complémentaires du texte littéraire et de ses e ets « réservoir » et « communion » ont longtemps caractérisé les usages de la littérature en classe de langue.
L'e etréservoirmanifeste la conception du texte comme stock
linguis-tique, comme « fournisseur de mots et de phrases, pour une exploitation
du lexique et de la syntaxe » (J. Peytard1988:14). Cette approche que de
nombreux ouvrages récents reconduisent1repose sur la conception du
texte comme modèle langagier à mettre au service du développement de
la compétence linguistique. Confondanttextesetdocuments2, bon nombre
de pratiques didactiques, nous dit (J. Peytard1988:14) réduisent le
sup-port littéraire à uncorpusproposé à la découverte du sens niant ainsi sa
spéci cité, la littérarité :
Par extraction échantillonné, le texte littéraire est sollicité, a n de soute-nir une analyse de la langue. Ce faisant tout caractère propre du texte littéraire est gommé. Toute « littérarité » est occultée.
Fondé sur un rapport jouissif au texte, sur l'illusion de l'émerveille-ment de la lecture, l'e et « communion » perdure en milieu universitaire notamment. Menée souvent sans préparation aucune, sans outils théo-riques et repères méthodologiques, la démarche induite par l'e et com-munion invite à savourer le plaisir du texte et convie au « repos des ensei-gnants et des apprenants ». Sur cette conception « reposante » du texte
J. Peytard (1988:14) écrit :
Le texte littéraire comme objet du repos des enseignants et des appre-nants. Alors le « plaisir du texte » se réalise. L'apprenant se laisse porter par, prendre, pénétrer par l'écriture. Il s'abandonne, il communie. Cette attitude faite de contemplation et de communion sera vivement
stigmatisée par L. Porcher (1982: 96) qui rappelle que la lecture n'est
pas «pure communion les yeux dans les yeux», entre un individu «naturel»
et un objet «transparent» et immédiatement accessible. Aussi
importe-t-il, pour en nir avec la lecture communion, de faire prendre conscience
1. Par exemple,Littérature en dialogues(G. Baraona 2005), ouLittérature progressive du français(N. Blondeauet al.2004),op. cit.
2. J. Peytard(1982:26) appelle document poétique « un document dans lequel la fonc-tion poétique serait dominante par rapport aux autres foncfonc-tions, en particulier la foncfonc-tion référentielle ». Pour S. Moirandet J. Peytard(1992:61) « le Texte littéraire a vocation connotative ; le Document a vocation dénotative ; l'un s'oriente vers le dispositif et les jeux du langage, l'autre vers un objet référentiel ».
LITTÉRATURE ET DIDACTIQUE : UNE HISTOIRE D’AMOURS ET DE DÉSAMOURS
que le « rapport immédiat » au texte est un « rapport médiatisé », acquis,
socialisé ; et l'auteur (1982:97) d'appeler à :
rompre avec cet enseignement conçu comme une transmission réglée, un partage e ectué selon des moyens rationnels, et non pas une communion spontanée.
Les pratiques et usages caractérisés par l'e et communion (disserta-tion littéraire, explica(disserta-tion de texte, commentaire composé) exerceront une in uence considérable sur la didactique du français langue étran-gère et seconde. Sur la question de cette prégnance méthodologique
S. Moirand et J. Peytard (1992:58) écrivent :
C'est, en e et, cette dominance légitimée de l'enseignement du français aux natifs qui a déterminé et détermine fondamentalement l'enseigne-ment du français aux étrangers.
Les résistances diverses, les fréquentes remises en question, les modes de traitement didactique ne laissent pas de susciter chez les enseignants, apprenants et méthodologues un véritable malaise. Et si dans les années
1995, on pouvait soutenir que «Ce malaise face au texte littéraire s'explique
— ou s'exprime — aussi, en partie, par le statut de ce dernier dans les certi ca-tions proposées en français langue étrangère1...» qu'en est-il aujourd'hui, à l'heure de l'harmonisation (uniformisation ?) des méthodologies
d'ensei-gnement et d'apprentissage vulgarisées par leCadre Européen Commun de
Référence pour les langues2.
3 Le retour du littéraire ? Tendances et déplacements
Aujourd'hui, « grandeur, décadence et renouveau3», banalisation,
sacralisation, éviction et retour à la mode constituent le lot du littéraire.
Après L. Porcher4qui a rme que « la littérature, où que ce soit en
didac-tique, reprend une place importante », M. Naturel (1995:3) salue en ces
termes le retour de la littérature en didactique du FLE :
La littérature revient à la mode, en e et, dans la didactique du français langue étrangère. On la cite, on s'y réfère, on la vénère... après l'avoir si
1. M. Naturel(1995:3).
2. Conseil de l'Europe (Conseil de la Coopération culturelle, Comité de l'éducation « Apprentissage des langues et citoyenneté européenne », Division des langues vivantes de Strasbourg),Un Cadre européen commun de référence pour les langues : Apprendre, Enseigner, Évaluer, Paris, Conseil de l'Europe / Les Éditions Didier,2001.
3. Voir M. Naturel(1995:17-20).
TAYEB BOUGUERRA
longtemps bannie, accusée de tous les maux, le plus grave étant qu'elle ne permettait pas d'apprendre à communiquer.
Cependant, force est de constater que leretour du littéraire, annoncé
à intervalles réguliers, tarde à se concrétiser. Dans la méthodologie du
FLE des années1990, la vogue du littéraire cible des publics ayant une
bonne maîtrise du français. DansLe nouveau sans frontières41, méthode
postulant un public d'étudiants avancés, le texte littéraire est mis au ser-vice du développement de compétences socioculturelles et de techniques
d'expression telles que l'analyseet lecommentaire. Les auteurs choisis sont
représentatifs d'un siècle, d'un genre littéraire, (Chateaubriand, Balzac, Gracq, Gide, Nerval, Proust, Chedid, Zola, Sarraute, Pennac, etc.) ou de
la francophonie (Ben Jelloun, Senghor). DansLibre-Échange32, le retour
du littéraire se traduit essentiellement par le nombre important de
sup-ports présentés (40textes) et par l'exploitation centrée sur l'aspect
civili-sationnel et linguistique. Le choix des textes est motivé par des
considé-rations thématiques (le rêve des français,l'aventure, l'amour, la solitude, les
français et l'argent, ...). Les activités proposées (repérage,analyse,expression écrite et orale) se focalisent essentiellement sur la compréhension ; le
sup-port littéraire, quand il n'a pas une vertu purement « décorative3», est
exploité dans une perspective communicative (parler de ses goûts, don-ner son point de vue, conseiller un ami...).
Aujourd'hui, les quelques méthodes et manuels récents consacrés à la problématique du littéraire ciblent des publics avancés et intermédiaires.
Visant des publics DELF B2, DALF C1,Campus4, méthode élaborée en
2005par J. Courtillon et C. Guyot-Clément4, présente dans l'unité8
inti-tulée «Le plaisir du texte» une série de supports (entretiens avec des
écri-vains contemporains, témoignages, relations entre écriécri-vains et lecteurs). L'objectif visé est de sensibiliser à la condition de l'écriture et à l'appren-tissage du débat autour de la condition de l'écrivain d'aujourd'hui. L'ex-ploitation proposée se focalise essentiellement sur la compréhension, le
repérage lexical et la mise en place d'activités dites d'expressionécrite et
orale; nous avons pu noter que l'activitédébatne faisait l'objet d'aucune
préparation spéci que et que lalittéraritéest abordée à partir de la seule
« paraphrase de la métaphore ».
1. GirardetJ. (1993)Le nouveau sans frontières4. Arts-Culture-Litterature, Paris, Clé inter-national.
2. J. Courtillon et G.D. de Salins (1993), Paris, Clé international.
3. Par exemple, le poème de VerlaineMon rêve familiern'est accompagné d'aucun ques-tionnaire.
4. J. Courtillon, C. Guyot-Clément, (2005)Campus. Méthode de français4, Paris, Clé international
LITTÉRATURE ET DIDACTIQUE : UNE HISTOIRE D’AMOURS ET DE DÉSAMOURS
Deux ouvrages récents innovent à la fois par leur objet « littérature » (explicité par le titre) et par les publics postulés (débutants et
intermé-diaires). Littérature progressive du français pour les niveaux débutant et
intermédiaire1propose des extraits littéraires depuis lexviesiècle suivis
d'activités de « découverte » et d'« exploration ». L'originalité de
Littéra-ture en dialogue pour le niveau intermédiaire(G. Baraona2005) réside dans
la présentation de textes littéraires enregistrés sur CD2. Cependant, ce
type de démarche, qui reconduit un mode de traitement du littéraire à l'imitation du document authentique (questions centrées sur la com-préhension, l'explication, la dimension socioculturelle, l'expression écrite et orale), s'il présente l'intérêt de la sensibilisation à la littérature n'en occulte pas moins ses dimensions esthétiques.
On notera que ce retour du littéraire ne s'accompagne pas de nouveaux discours méthodologiques ou de nouvelles approches didactiques : le traitement des corpus présentés s'inscrit dans la tradition de l'explica-tion et se focalise sur le développement de la compétence linguistique (grammaire, conjugaison). Le recours aux corpus littéraires participe beaucoup plus du souci de diversi cation des supports que d'une véri-table approche du fait littéraire et de la littérarité. Le choix des textes poétiques (placés en n d'ouvrage dans bon nombre de manuels étran-gers) souvent non accompagnés de questionnaire d'exploitation est à cet égard éminemment révélateur des conceptions des méthodologues : tout se passe comme si après avoir passé l'obstacle des « savoirs sérieux » (grammaire, conjugaison, lexique...) le recours au texte littéraire o rait,
comme l'écrivent M.-C. Albert et M. Souchon (2000:9) « un moyen bien
venu d'évasion et de distraction » et unerécompensebien méritée :
C'est ainsi que l'accès libre et autonome à la littérature étrangère devient en quelque sorte le couronnement (ou la récompense) suprême de l'ap-prentissage.
Le Cadre Européen Commun de Référence pour les langues met, certes, l'accent sur l'importance d'une « utilisation esthétique ou poétique de
la langue » (Conseil de l'Europe 2001 : 47). Cependant, si le texte
lit-téraire est bien identi é dans le paradigme des « genres et types de
textes » (p.76), les échelles proposées ne l'intègrent que sous forme
allu-sive (« textes abstraits ») tandis que les hypothèses de traitement sont
1. N. Blondeauet alii, (2004)Littérature progressive du français, Niveau débutant et inter-médiaire, Paris, Clé international.
2. G. Baraona (2005) Littérature en dialogues, Niveau intermédiaire, Saint-Amand, Clé international.
TAYEB BOUGUERRA
réduites aux activités de médiation et plus particulièrement à la «
traduc-tion » (2001:71). Nous sommes loin des propositions de S. Moirand et
de J. Peytard (1992:59) visant à :
donner à la littérature un statut privilégié et de la placer au long — du début jusqu'à la n — du cours de langue française, à chaque leçon sur celle-ci, pour y apercevoir le fonctionnement de la langue.
Ce sera précisément contre ce type de démarche qui évacue à la fois le fonctionnement du texte, la spéci cité du discours littéraire et la subjecti-vité de l'apprenant que les nouvelles tendances en didactique du texte lit-téraire se fondront pour opposer un certain nombre de refus et proposer de nouvelles approches centrées sur le développement des compétences communicatives.