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Le désamour des apprenants et la résistance des praticiens

Dans le document Du littéraire (Page 131-134)

Tayeb Bouguerra

2.2 Le désamour des apprenants et la résistance des praticiens

Aux attaques virulentes des tenants du communicatif (inauthenticité et ctivisation5) s'ajoutent les griefs des praticiens. Pour expliquer la place réduite qu'ils accordent à la littérature, bon nombre d'enseignants

avancent deux arguments majeurs : les di cultésinhérentesau littéraire6

et son caractère peu motivant. Les explications se fondent tout à la fois sur les obstacles (pour les élèves, disent-ils) que constituent les charges connotatives et symboliques, le poids du contexte socioculturel, la spéci -cité de la langue littéraire et les besoins personnels des apprenants. Il est vrai que les di cultés du littéraire sont autrement plus tenaces que celles

qui travaillent le document authentique, quoi qu'en dise L. Porcher7:

(les documents authentiques) sont très vite périmés, et cette péremption rapide induit aisément de fausses représentations sur les pratiques

cultu-1. Particulièrement appréciés parce qu'« ils correspondent à une forme de communica-tion et [qu'ils constituent à ce titre] une pratique discursive parmi d'autres », H. Boyer, M. Butzbach, M. Pendanx(1990:34),Nouvelle introduction à la didactique du FLE,Paris, Clé international.

2. Le Monde de l'éducationjuillet-août2006, no349« Penser les savoirs duxxiesiècle ».

3. BarbierJ.-M. (1996) (éd)Savoirs théoriques et savoirs d'action, Paris, PUF.

4. P. Perrenoud (2001) « Compétences, langage et communication », in L. Collès, J.-L. Dufays, G. Fabry, C. Maeder(dir) (2001).

5. « Objets ctivisés » et « activités de ctivisation » caractérisent la communication litté-raire et son mode de réception ; voir S.-J. Schmidt(1977) « La communication littéraire », Actes du Colloque du Centre de Recherches Linguistiques et Sémiologiques de Lyon, Stra-tégies discursives,20-22mai1977, p.19-31.

6. J. Peytard(1988:12) signale trois types de « di cultés majeures qu'un apprenant non francophone peut rencontrer » : « di cultés à se situer dans l'institution française », « di cultés à situer le texte dans l'intertexte », « di cultés à pénétrer les réseaux connota-tifs ».

7. L. Porcher(1988:97) « Programmes, progrès, progression, projets dans l'enseigne-ment /apprentissage d'une culture étrangère »Études de Linguistique Appliquée, no69.

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relles dont ils sont censés être représentatifs. Ils traduisent un état momen-tané, un instant, mais leur durée de validité est si brève qu'ils n'autorisent aucune conclusion able.

Mais il est aussi vrai que de nombreux enseignants peu formés à la didactique des textes littéraires rencontrent d'énormes di cultés dans le traitement des dimensions symboliques, biographiques, contextuelles ou théoriques. Aussi préfèrent-ils travailler sur des supports marqués par une référentialité immédiate se prêtant aux entrées à l'aide de questions exploratoires (qui, quoi, où, quand), à la saisie aisée de la thématique

traitée et de la problématique abordée1. Et persuadés que «la découverte

d'une langue authentique [...] ne puisse se faire autrement que par le recours à des documents eux-mêmes authentiques2[...] », c'est souvent sans regret aucun que bon nombre d'enseignants se détournent du littéraire. Pour notre part, nous avons pu noter que peu de praticiens de FLE à l'étran-ger (les non natifs notamment) recouraient au support littéraire. Une enquête menée depuis de longues années auprès d'enseignants étrangers de FLE a permis d'obtenir les résultats suivants : à la question « Utilisez vous le texte littéraire dans votre enseignement ? », la majorité des per-sonnes interrogées répondent par la négative arguant de la résistance des apprenants. Et d'ajouter : « les élèves préfèrent la chanson, le cinéma, la presse, la bande dessinée, les documents authentiques parce qu'ils sont plus motivants et davantage en relation directe avec l'actualité, leurs pré-occupations et avec leur environnement socioculturel. »

Comme on le voit, les discours de légitimation (essentiellement de type esthétique, civilisationnel ou pédagogico-linguistique) de la

littéra-ture en FLE et autres arguments avancés par les défenseurs du littéraire3

pèsent de peu de poids face aux arguments de l'authentique, du

vraisem-blable, du fonctionnel et du communicatif4. Parmi les nombreux essais

de légitimation du texte littéraire en classe de langue, la thèse défendue

par H. Besse (1989 : 7), thèse qui prend appui sur des considérations

socioculturelles, mérite d'être interrogée à la lumière des considérations qui précèdent :

1. Sur ce mode de questionnement, cf. A. Pelfrène, R. Strick« Méthodes de langue et texte littéraire une dimension négligée : l'approche sémiotique », in J. Peytardet al.(1982:

35).

2. DalgalianG., Lieutaud S., WeissS. (1989:55)Pour un nouvel enseignement des langues et une nouvelle formation des enseignants, Paris, Clé international.

3. Voir, par exemple, J. Peytard(1982,1988) et H. Besse(1982,1988et1991).

4. Sur les propositions d'approches communicatives du texte littéraire voir E. Papoet D. Bourgain(1989), M.-C. Albertet M. Souchon(2000).

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Parce qu'en lui la langue est travaillée plus que dans tout autre texte, parce que sa facture lui assure une relative autonomie par rapport à ses condi-tions de production et de réception, parce qu'il est l'un des lieux où s'éla-borent et se transmettent les mythes et les rites dans lesquels une société se reconnaît et se distingue des autres, le texte littéraire nous paraît parti-culièrement approprié à la classe de français langue étrangère.

Aussi paradoxal que cela paraisse, les fervents amoureux de la littéra-ture auront, par le respect quasi sacral qu'ils vouent au texte littéraire, contribué (souvent à leur insu) à sa marginalisation. Au nom du res-pect de « l'intégrité » du corpus, les textes littéraires ne sauraient, sous

peine desouillureou deperversion, avoir droit de cité en classe de langue.

D. Coste (1982:65) explique ainsi cette attitude fondée sur le respect et

la « sacralisation » du littéraire :

« Les grands textes doivent être respectés », disait Sainte-Beuve. Pour ces derniers « [...] faire un travail d'apprentissage de la langue sur, à travers ou à partir des morceaux de littérature, c'est souiller ces derniers, les rabaisser à un usage subalterne, les pervertir et les trahir. »

Quelques années plus tard, revenant sur l'importance de la sacralisa-tion et son rôle dans la marginalisasacralisa-tion du littéraire en classe de langue,

S. Moirand et J. Peytard (1992:58) illustrent comme suit les approches

« contemplatives » auxquelles elles ont pu donner lieu :

Tendance à sacraliser le texte littéraire auquel on ne touche, si l'on peut dire, qu'avec recul : repos de l'apprenti, on le lui o re à lire, à humer, à goûter, à communier avec ; le texte littéraire ne se discute pas, il se savoure pas ingestion mystico-pédagogique ; le texte littéraire repose aux arcanes de son temple : contemplation recommandée.

La diversité des résistances ne tardera pas à susciter chez les

méthodo-logues contemporains une véritablemé anceà l'endroit du texte littéraire.

Comme l'écrit D. Coste (1982:70), alors que la tradition classique avait

imposé le texte littéraire comme corpus privilégié, les méthodologues modernes, qui estiment qu'« on n'a pas besoin du texte et on n'a pas à

en connaître », se « mé ent » du texte littéraire et «tiennent les documents

littéraires à distance respectueuse du processus d'apprentissage de la langue1». Et, parce qu'il faut bien diversi er les supports, le texte littéraire devint,

comme l'écrit H. Besse (1982:14) un «modèle privilégié pour enseigner

sys-tématiquement la langue étrangère», un «prétexte à exercices divers de voca-bulaire et de syntaxe». Textes ltres, ou ltrés, les textes littéraires dans

1. D. Coste(1982:63).

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la méthodologie du FLE sont présentés, nous dit D. Coste (1982 :68)

comme :

un matériel complémentaire, un ensemble d'adjuvants pédagogiques péri-phériques, le gros et le moteur du travail d'apprentissage de la langue étrangère étant sensé se faire, répétons-le, en d'autres lieux.

Et quand les méthodologues contemporains ne recommandent pas ouvertement le bannissement du littéraire, ils s'accordent sur sa limita-tion et prônent « une ascèse seulement peuplée de textes “fabriqués”

à des ns pédagogiques » (D. Coste 1982 : 35). Comme en français

langue étrangère, « l'entrée en littérature » en langue maternelle implique également un véritable rite initiatique, une véritable propédeutique

qu'énoncent en termes deparadoxeJ. Peytard et S. Moirand (1992:57) :

Car il y a quelque paradoxe : d'une part, dans l'enseignement du fran-çais langue maternelle, entrer en littérature ne se fait qu'après les par-cours sinueux des pratiques d'exercices de rédaction (la « composition française ») et commencer à lire les grands classiques n'advient qu'au col-lège, puis au lycée qui initie à la dissertation (corrélée à l'explication de texte). La littérature est ce qui s'apprend lorsqu'on commence à oublier les apprentissages de la langue.

Aux désamours et résistances de toutes sortes viendra bientôt s'ajou-ter la question méthodologique du « comment ? », question d'autant plus importante que les usages et pratiques scolaires du littéraire ne sont pas complètement étrangers aux di cultés éprouvées par les enseignants et

à l'indi érence, voire au dégoût des apprenants1.

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