Tayeb Bouguerra
3.3 La subjectivité liseuse et les nouvelles postures lecturales
Longtemps brimée et jugulée par des procédures scolaires tout entières tournées vers le texte et l'auteur, la subjectivité de l'apprenant, a désor-mais droit de cité. Posée comme constitutive du processus de lecture
mobilisant les deux plansintellectuel(lieu du rationnel) eta ectif(images
mentales, processus de représentation, mémoire personnelle...), la
sub-jectivité du lecteur accède à la reconnaissance didactique. V. Jouve (2004:
108) propose de distinguer lasubjectivité nécessaire(inhérente à l'acte de
lire, elle sollicite essentiellement les processus logiques) et lasubjectivité
accidentelle(niveau a ectif où se jouent les processus d'identi cation et de projection du lecteur). Si la subjectivité nécessaire permet de lever les
ambiguïtés que constituent, selon J.-L. Dufays (1994) les « lieux
d'incer-titude, de complexité2», lasubjectivité accidentelle,«pas forcément voulue
par le scripteur», loin des «directives émotionnelles du texte» caractérise «la dimension subjective de la compréhension» (B. Jouve2004:109). Dans le lan-gage des évaluateurs, la subjectivité accidentelle s'apparente à la variable
dite dechoc positif qui pose que le lecteur sélectionne, ordonne et
réorga-nise les données textuelles en fonction de ses attentes et besoins. C'est
en ces termes que G. Langlade (2004:81) stigmatise le traitement de la
subjectivité dans les pratiques scolaires
L'exclusion ou tout au moins, la marginalisation de la subjectivté du teur est couramment a chée comme une condition de réussite de la lec-ture scolaire et universitaire. Ainsi pour présents et actifs qu'ils soient dans toute expérience de lecture littéraire un tant soit peu attentive à elle-même, les troubles, les émotions, les rêveries, les associations d'idées, voire les rapprochements impromptus, qui puisent leurs racines dans la personnalité profonde, l'histoire personnelle, les souvenirs littéraires ou d'instincts de vie de l'individu qui lit sont considérés comme des élé-ments parasites qui faussent, brouillent et embrouillent la réception d'une œuvre, ou pire, qui font basculer celle-ci hors de la littérature.
1. Cf. LeFrancais dans le monde, nospécial,Littérature et enseignement, la perspective du lecteur, numéro coordonné par F. Ploquin et D. Bertrand, février-mars1988.
2. Cf. J.-L. Dufays(1994)Stéréotypes et lecture, Liège, Mardaga ; selon l'auteur les élé-ments porteurs d'ambivalence sont au nombre de quatre : « l'ambiguïté, le résidu, le blanc et la contradiction », p.156-157.
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Lectures pour laculture, lescompétenceset leplaisir(J.-L. Dufays1996b),
les lectures littéraires reposent sur de nouvelles conceptions du texte
considéré à la suite d'Umberto Eco (1985 : 63) comme « un tissu
d'es-paces blancs, d'interstices à remplir ». Le texte n'est plus appréhendé comme réceptacle à un sens préexistant que l'analyse doit mettre au jour à l'aide d'outils puisés dans le champ des sciences du langage, mais
comme espace « ouvert sur autre chose » (P. Ricœur1986) espace nourri
de l'inter-subjectivité lecteur-auteur. Dans cette perspective, G. Langlade
(2004:86) écrit :
C'est dire que le texte vit de ses retentissements avec les souvenirs, les images mentales, les représentations intimes de soi, des autres, du monde du lecteur.
Dans la mouvance de « l'irruption de lasubjectivité liseuse» (G.
Lan-glade2004:82) de nouvellespostures lecturales(D. Bucheton1998et2002)
se dessinent. À la suite de M. Picard (1986:237-266) laperspective du
lec-teurse traduit essentiellement par l'a nement du pro l du lecteur
carac-térisé par les trois instances duliseur(instance sensorielle) dulu(instance
psychoa ective caractérisée par la projection a ective et émotionnelle
et la participation) et dulectant (instance intellective en proie à la
dis-tanciation). Ces trois aspects d'un même processus se retrouveront chez
V. Jouve (1992) dans la triadelectant,lisantetluet tout récemment dans
la distinction des pro ls de lecteurs1proposée par B. Gervais (2004) : «le
museur» ou « âneur», «le scribe» et «l'interprète».
Fondées sur les droits du lecteur2, vs droits du texte, les lectures
lit-téraires interrogent les pratiques et postures des « lecteurs experts et
convers » (M. Burgos 1992), s'e orcent de réhabiliter les lectures
cou-rantes, ou privées (D. Bucheton 19983). À la place « hégémonique » de «grand lecteur» s'oppose désormais, « celle plus résiduelle » du «lecteur
1. B. Gervais(2004:98-99) : « Quand nous lisons, quand nous écrivons, le musement sur-git quand nous ne portons plus attention à l'activité en cours, aux mots que nous lisons ou écrivons, ces marques présentes sur une page ou un écran, pour vagabonder l'aire ouverte par leur sens et leurs possibilités de signi cation ». Lescribeest celui qui retranscrit ce qui a été pensé par le âneur ou établit le « brouillon » qui sera organisé par l'interprète. L'interprèteest « le censeur, il coupe, segmente, e ace, corrige, réorganise et rend cohérent cette totalité informe qu'est le résultat premier du travail du scribe » ; l'interprète est le « garant des conventions littéraires et culturelles ».
2. D. Pennac,Comme un roman(Gallimard1992) énumère parmi les droits du lecteur : « le droit de ne pas lire, le droit de sauter des pages, le droit de ne pas nir le livre, le droit de relire, de lire n'importe quoi, le droit au bovarysme (maladie textuellement transmissible), le droit de grappiller, de lire à haute voix, de nous taire. »
3. BuchetonD. (1998) « Les postures du lecteur », inLectures privée et lecture scolaire, la question de la littérature à l'école, (P. Demougin, J.-F. Massol, coord), C.R.D.P. Grenoble.
LITTÉRATURE ET DIDACTIQUE : UNE HISTOIRE D’AMOURS ET DE DÉSAMOURS
ordinaire» (A. Jorro1999:119). Les postures enseignantes sont également interrogées et recon gurées : au rôle du maître tout puissant, détenteur
de savoir et de vérité, succèdent de nouveaux rôles de passeurs («
pas-seur de textes, de cultures, de savoirs, semeur de questions, observateur attentif à l'écoute des réactions et émotions des élèves... » (D. Bucheton
(2002:71)).
Le transfert des lectures littéraires sur le terrain de la didactique du F.L.M. se traduira par de nouvelles attitudes face à au texte et de nom-breux bouleversements méthodologiques. Plaidoyer pour la réhabilita-tion de la subjectivité de l'apprenant, rejet des lectures savantes, pas-sage de la lecture-compréhension à la lecture-interprétation et nouveau mode de questionnement pédagogique constituent les lignes force des nouvelles tendances qui se dessinent en didactique du texte littéraire.
4 Conclusion : rétablir l’harmonie dans le couple
Dans les nouveaux modes de transmission des connaissances, la lit-térature n'occupe plus la place privilégiée qu'elle avait jadis mais son importance n'en demeure pas moins considérable. « Supplément d'âme » ou vecteur de savoirs et de valeurs, le littéraire reste un instrument irrem-plaçable de connaissance de soi et de l'autre. Il reste à trouver les voies et moyens susceptibles de favoriser sa motivation à l'apprentissage en évitant de tomber dans les travers de l'ornemental et du distractif, de la
banalisation et de la sacralisation. Une démarche résolument
communica-tivequi n'hésiterait pas à articuler le littéraire au paralittéraire, à exhiber
la place et le rôle de la littérature dans la compréhension des modes de
communication au quotidien, à assumerlittéraritéetinterculturalitéo
ri-rait les meilleures chances de favoriserle retour du littéraire. Une approche
centrée à la fois sur lesdroits du lecteurmais aussi sur lesdevoirs de
l'ap-prenant, une didactique qui articuleraitsubjectivité,plaisir du texteet acqui-sitions plurielles(langagières, discursives, civilisationnelles et socioprag-matiques) rétablirait à coup sûr l'harmonie dans le couple littérature et enseignement. Il y va de l'avenir du littéraire en didactique des langues-cultures.
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