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La subjectivité liseuse et les nouvelles postures lecturales

Dans le document Du littéraire (Page 144-150)

Tayeb Bouguerra

3.3 La subjectivité liseuse et les nouvelles postures lecturales

Longtemps brimée et jugulée par des procédures scolaires tout entières tournées vers le texte et l'auteur, la subjectivité de l'apprenant, a désor-mais droit de cité. Posée comme constitutive du processus de lecture

mobilisant les deux plansintellectuel(lieu du rationnel) eta ectif(images

mentales, processus de représentation, mémoire personnelle...), la

sub-jectivité du lecteur accède à la reconnaissance didactique. V. Jouve (2004:

108) propose de distinguer lasubjectivité nécessaire(inhérente à l'acte de

lire, elle sollicite essentiellement les processus logiques) et lasubjectivité

accidentelle(niveau a ectif où se jouent les processus d'identi cation et de projection du lecteur). Si la subjectivité nécessaire permet de lever les

ambiguïtés que constituent, selon J.-L. Dufays (1994) les « lieux

d'incer-titude, de complexité2», lasubjectivité accidentelle,«pas forcément voulue

par le scripteur», loin des «directives émotionnelles du texte» caractérise «la dimension subjective de la compréhension» (B. Jouve2004:109). Dans le lan-gage des évaluateurs, la subjectivité accidentelle s'apparente à la variable

dite dechoc positif qui pose que le lecteur sélectionne, ordonne et

réorga-nise les données textuelles en fonction de ses attentes et besoins. C'est

en ces termes que G. Langlade (2004:81) stigmatise le traitement de la

subjectivité dans les pratiques scolaires

L'exclusion ou tout au moins, la marginalisation de la subjectivté du teur est couramment a chée comme une condition de réussite de la lec-ture scolaire et universitaire. Ainsi pour présents et actifs qu'ils soient dans toute expérience de lecture littéraire un tant soit peu attentive à elle-même, les troubles, les émotions, les rêveries, les associations d'idées, voire les rapprochements impromptus, qui puisent leurs racines dans la personnalité profonde, l'histoire personnelle, les souvenirs littéraires ou d'instincts de vie de l'individu qui lit sont considérés comme des élé-ments parasites qui faussent, brouillent et embrouillent la réception d'une œuvre, ou pire, qui font basculer celle-ci hors de la littérature.

1. Cf. LeFrancais dans le monde, nospécial,Littérature et enseignement, la perspective du lecteur, numéro coordonné par F. Ploquin et D. Bertrand, février-mars1988.

2. Cf. J.-L. Dufays(1994)Stéréotypes et lecture, Liège, Mardaga ; selon l'auteur les élé-ments porteurs d'ambivalence sont au nombre de quatre : « l'ambiguïté, le résidu, le blanc et la contradiction », p.156-157.

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Lectures pour laculture, lescompétenceset leplaisir(J.-L. Dufays1996b),

les lectures littéraires reposent sur de nouvelles conceptions du texte

considéré à la suite d'Umberto Eco (1985 : 63) comme « un tissu

d'es-paces blancs, d'interstices à remplir ». Le texte n'est plus appréhendé comme réceptacle à un sens préexistant que l'analyse doit mettre au jour à l'aide d'outils puisés dans le champ des sciences du langage, mais

comme espace « ouvert sur autre chose » (P. Ricœur1986) espace nourri

de l'inter-subjectivité lecteur-auteur. Dans cette perspective, G. Langlade

(2004:86) écrit :

C'est dire que le texte vit de ses retentissements avec les souvenirs, les images mentales, les représentations intimes de soi, des autres, du monde du lecteur.

Dans la mouvance de « l'irruption de lasubjectivité liseuse» (G.

Lan-glade2004:82) de nouvellespostures lecturales(D. Bucheton1998et2002)

se dessinent. À la suite de M. Picard (1986:237-266) laperspective du

lec-teurse traduit essentiellement par l'a nement du pro l du lecteur

carac-térisé par les trois instances duliseur(instance sensorielle) dulu(instance

psychoa ective caractérisée par la projection a ective et émotionnelle

et la participation) et dulectant (instance intellective en proie à la

dis-tanciation). Ces trois aspects d'un même processus se retrouveront chez

V. Jouve (1992) dans la triadelectant,lisantetluet tout récemment dans

la distinction des pro ls de lecteurs1proposée par B. Gervais (2004) : «le

museur» ou « âneur», «le scribe» et «l'interprète».

Fondées sur les droits du lecteur2, vs droits du texte, les lectures

lit-téraires interrogent les pratiques et postures des « lecteurs experts et

convers » (M. Burgos 1992), s'e orcent de réhabiliter les lectures

cou-rantes, ou privées (D. Bucheton 19983). À la place « hégémonique » de «grand lecteur» s'oppose désormais, « celle plus résiduelle » du «lecteur

1. B. Gervais(2004:98-99) : « Quand nous lisons, quand nous écrivons, le musement sur-git quand nous ne portons plus attention à l'activité en cours, aux mots que nous lisons ou écrivons, ces marques présentes sur une page ou un écran, pour vagabonder l'aire ouverte par leur sens et leurs possibilités de signi cation ». Lescribeest celui qui retranscrit ce qui a été pensé par le âneur ou établit le « brouillon » qui sera organisé par l'interprète. L'interprèteest « le censeur, il coupe, segmente, e ace, corrige, réorganise et rend cohérent cette totalité informe qu'est le résultat premier du travail du scribe » ; l'interprète est le « garant des conventions littéraires et culturelles ».

2. D. Pennac,Comme un roman(Gallimard1992) énumère parmi les droits du lecteur : « le droit de ne pas lire, le droit de sauter des pages, le droit de ne pas nir le livre, le droit de relire, de lire n'importe quoi, le droit au bovarysme (maladie textuellement transmissible), le droit de grappiller, de lire à haute voix, de nous taire. »

3. BuchetonD. (1998) « Les postures du lecteur », inLectures privée et lecture scolaire, la question de la littérature à l'école, (P. Demougin, J.-F. Massol, coord), C.R.D.P. Grenoble.

LITTÉRATURE ET DIDACTIQUE : UNE HISTOIRE D’AMOURS ET DE DÉSAMOURS

ordinaire» (A. Jorro1999:119). Les postures enseignantes sont également interrogées et recon gurées : au rôle du maître tout puissant, détenteur

de savoir et de vérité, succèdent de nouveaux rôles de passeurs

pas-seur de textes, de cultures, de savoirs, semeur de questions, observateur attentif à l'écoute des réactions et émotions des élèves... » (D. Bucheton

(2002:71)).

Le transfert des lectures littéraires sur le terrain de la didactique du F.L.M. se traduira par de nouvelles attitudes face à au texte et de nom-breux bouleversements méthodologiques. Plaidoyer pour la réhabilita-tion de la subjectivité de l'apprenant, rejet des lectures savantes, pas-sage de la lecture-compréhension à la lecture-interprétation et nouveau mode de questionnement pédagogique constituent les lignes force des nouvelles tendances qui se dessinent en didactique du texte littéraire.

4 Conclusion : rétablir l’harmonie dans le couple

Dans les nouveaux modes de transmission des connaissances, la lit-térature n'occupe plus la place privilégiée qu'elle avait jadis mais son importance n'en demeure pas moins considérable. « Supplément d'âme » ou vecteur de savoirs et de valeurs, le littéraire reste un instrument irrem-plaçable de connaissance de soi et de l'autre. Il reste à trouver les voies et moyens susceptibles de favoriser sa motivation à l'apprentissage en évitant de tomber dans les travers de l'ornemental et du distractif, de la

banalisation et de la sacralisation. Une démarche résolument

communica-tivequi n'hésiterait pas à articuler le littéraire au paralittéraire, à exhiber

la place et le rôle de la littérature dans la compréhension des modes de

communication au quotidien, à assumerlittéraritéetinterculturalitéo

ri-rait les meilleures chances de favoriserle retour du littéraire. Une approche

centrée à la fois sur lesdroits du lecteurmais aussi sur lesdevoirs de

l'ap-prenant, une didactique qui articuleraitsubjectivité,plaisir du texteet acqui-sitions plurielles(langagières, discursives, civilisationnelles et socioprag-matiques) rétablirait à coup sûr l'harmonie dans le couple littérature et enseignement. Il y va de l'avenir du littéraire en didactique des langues-cultures.

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Appels poétiques et réceptivité esthétique

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