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Sur une interprétation économique de la courbe débit-temps

Marc Gaudry

Annexe 2. Sur une interprétation économique de la courbe débit-temps

Routes et fonctions de production. Notre point de vue, exprimé

pour en tirer des implications de politique économique, est qu’il faut comprendre chaque lien a d’un réseau comme une fonction de produc- tion de déplacements Qaqui utilise comme intrants les (véhicules)-

distance Daet les (véhicules)-temps Ta.

Paradoxalement, ces inputs caractérisent aussi l’unité d’output parce qu’ils définissent le vecteur des composants physiques constitu- tifs du bien qanommé « déplacement par a » : ce bien n’a pas d’autre

consistance empirique76que celle des caractéristiques mesurables du

vecteur.

Et si c’est en effet un vecteur de caractéristiques physiques par

déplacement qui est produit par cette sorte d’usine qu’est toute infras-

tructure77 correctement définie (avec sa technique de production,

comme on l’a expliqué à la Figure 1), alors chaque déplacement indivi- duel qaproduit sur le lien a est complètement défini par son vecteur

d’éléments mesurés en dimensions physiques :

qa≡[da, ta], (2.1)

où dadésigne la longueur constante78du lien a, ta= ta(va) désigne la

courbe de débit-temps de parcours qui est fonction de va, le débit

d’usage va= va(Qa) sur ce lien79. Ce débit vaest exprimé par exemple

en véhicules par heure et, dans le cas simple du lien unique discuté ici, réfère de facto à la quantité de déplacements produite Qaelle-même

parce que l’itinéraire et le lien sont confondus.

La conséquence de la double face de la distance et du temps, à la fois intrants et extrants, est que deux déplacements de même longueur

d effectués à des vitesses différentes, i.e. qui ne prennent pas le même

temps sur a, ne forment que deux des biens distincts appartenant à

l’ensemble {B} que peut produire l’usine a à partir de véhicules- intrants :

{qa1≡{[da, ta1], ..., qa2≡[da, ta2], ..., qab≡[da, tab], ..., qaB≡[da, taB]}, (2.2)

ensemble de toutes les combinaisons accessibles sur et au-dessus de la courbe ta = ta (va) qui est bien la seule combinaison précisément

définie par le temps minimal requis80par le flux de débit v

a.

76. Les « lignes de désir » des années 1960 sont en fait les matrices O-D. 77. Nous négligeons le coût du véhicule, tenu pour nul.

78. La formulation est plus générale dans l’étude citée parce que le déplacement y peut exiger un parcours produit sur plusieurs liens connexes reliant une paire O-D.

79. Il s’agit naturellement du débit maximal pour les niveaux donnés des inputs.

80. On peut bien sûr choisir une vitesse inférieure à la vitesse maximum réalisable, comme le font les entreprises de transport en commun.

Fonctions de production et courbes de débit-temps. Il y a deux

façons d’obtenir les courbes débit-temps tq(va) à partir de la fonction

de production.

i) Une projection physique. La première consiste à transformer la fonction de production à deux arguments en ignorant la distance. Cette projection particulière de la fonction permet de définir pour l’autre dimension un temps moyen et un temps marginal par unité produite, comme à la Figure 11.

Un problème d’interprétation se pose alors parce que l’abscisse désigne bien le taux d’output de déplacements, mais l’ordonnée ne fait que montrer la variation minimale de leur qualité talorsque ce taux

croît : naturellement, la qualité de tadiminue, comme s’étiole avec la

foule la qualité « réelle » du bain en piscine publique.

Mais une projection de la fonction de production conserve ses dimensions de nature physique. En conséquence, si l’on propose qu’une taxe égale à la distance entre les deux courbes au point q2de la

Figure 11 soit imposée pour déplacer, verticalement et d’une hauteur égale à cette distance, la courbe dite de « temps ressenti ou perçu » tq

(va) jusqu’au point précis d’intersection indiqué par la courbe en poin-

tillés, on demande quelque chose qui n’a pas de sens. On confond deux

univers de dimensions différentes : il faudrait une taxe définie et payée

en temps.

Une telle proposition surprend par ailleurs le lecteur : car la réaction normale à la baisse de la qualité du produit dégradé « output d’équili- bre » qa*≡[d, ta*] devrait être de susciter une proposition de baisse de

son prix plutôt que celle d’une hausse par une taxe. Dans le même ordre d’idées, qui songerait à gérer une piscine en haussant le tarif payé

Figure 11

par tous à chaque fois qu’arrive un nouveau baigneur ? Qui songerait à imposer à tous ceux qui sont déjà dans la queue d’un guichet bancaire automatisé un tarif variable, qui augmenterait bien sûr chaque fois que la queue s’allonge, et payé à leur arrivée au guichet ?

Ce qui se passe réellement sur le marché est plutôt un ajustement de la nature du vecteur produit et l’élaboration d’une tarification en conséquence. Chaque banque (ou piscine privée) définit une certaine qualité de service (une distribution de probabilités) et fixe un tarif par niveau de service. Sur un marché concurrentiel de biens à qualité variable et dépendante de l’usage81, les tarifs les plus élevés correspon-

dent normalement à des espérances d’utilité des services plus élevées (à des équivalent-certains plus élevés). Si on paie plus cher, on obtient par exemple une queue en moyenne plus courte ou moins incertaine ; le vecteur de niveaux de service acheté est payé en argent à chaque transaction au guichet.

Alors, si une taxe « optimale » en argent n’a pas grand sens sur une fonction de production, une taxe en nature lui serait-elle préférable ? Peut-on atteindre le résultat visé par la taxe, par exemple par l’ajout de chicanes, rehaussements et rétrécissements à une rue, pour obtenir le niveau et la vitesse qui seraient optimaux en l’absence de ces mesures d’apaisement ? Malheureusement, ces mesures déplacent le niveau de la fonction de production vers le haut contrairement à une taxe en argent qui cherche en principe à déplacer non pas la fonction elle- même mais seulement sa valeur perçue.

Une chicane modifie la fonction de production et réduit l’output tout en engageant des ressources réelles pour atteindre son but. Une chicane n’est pas une prébende : elle diminue la composante tempo- relle de l’output produit au nouvel équilibre présumé et exige pour son implantation la saisie de ressources réelles : une double perte de res- sources, indépendamment des transferts impliqués. Une chicane fait de la redistribution entre Pierre et Paul tout en les appauvrissant82.

Si les relations de demande et de capacité sont exprimées en unités physiques, la taxe n’a pas de sens. Peut-on alors passer en unités économiques ?

ii) Une projection économique. Après un rappel de l’objectif d’effi- cience visé, examinons successivement les fonctions de demande et de coût, puisqu’il faut des unités communes.

81. La piscine, le guichet bancaire et la route ne sont en rien des biens publics au sens de Samuelson. Ce sont des biens rivaux à qualité variable et dont la consommation d’une unité supplémentaire impose un coût mesurable.

82. Ce qui est compatible avec une amélioration absolue de la situation de l’un ou de l’autre au détriment du premier.

C’est dans un contexte d’omniscience particulier que les économis- tes83 insistent envers et contre tous pour recommander la taxe ver-

tueuse qui comblera l’écart, naturellement connu de manière exacte à tout moment pour l’ensemble des liens du réseau, entre le coût (moyen) privé valorisé supposé et le coût (marginal) social évident par unité. La belle taxe déplacera enfin la courbe de coût perçu parallèle- ment vers le haut jusqu’au nirvana de l’optimum social.

La relation de coût. On rencontre de nombreuses variantes de la

courbe débit-temps transformée en courbe de débit-coût du temps par

déplacement, expression qui s’abrège par « débit-coût temps ».

La dérivation la plus simple à partir de la fonction de production suppose que le prix de la distance est nul et fixe à 1 le prix de référence du temps pour garder intacte l’échelle de l’ordonnée de la Figure 11, rebaptisée « coût du temps par véhicule ». Dans ce résultat, le coût moyen du temps par véhicule augmente toujours au-delà du même point H de congestion naissante, parce que le composant temps du vecteur (2.1) change suite aux modifications de la nature physique du déplacement.

Ce résultat pose à notre avis un problème non pas tant à cause de la hausse du coût considéré comme tel mais parce que l’output croissant qui provoque cette hausse n’est pas de qualité constante. Le résultat exprime donc en fait un coût par unité ajusté pour la qualité (conges- tion) changeante, et qui devrait être désigné par c* pour le distinguer du coût à qualité constante c.

Explicitons un ajustement pour la qualité par un exemple simple84

de forme multiplicative85:

c* = cta

a (2.3)

où taapproxime ici la courbure de la fonction dans le domaine situé

au-delà du point de congestion H. Par voie de conséquence, le coût marginal est aussi un coût marginal ajusté pour la qualité, si cette notion a un sens. Comment donc interpréter cette fonction de coût (2.3) alors que les fonctions de coût classiques en microéconomie supposent que la qualité du bien produit est constante ?

83. Et pas des moindres puisque la liste inclut le canadien William Vickrey qui a contribué à en établir l’argumentaire.

84. Le lecteur intéressé trouvera l’exemple plus général construit avec deux caractéristiques de temps, mais le même genre de fonction multiplicative, dans le rapport COST 318 ou dans Gaudry (1998).

85. Nous ne cherchons pas à reproduire la forme exacte des fonctions de congestion, mais à illustrer le problème.

Pour comprendre qu’une fonction de coût ajustée pour la qualité pose une question de fond, imaginons la courbe de coût moyen de production d’un bien ordinaire, la saucisse, dont la qualité tsse modi-

fierait à mesure qu’augmenterait le débit de l’usine. Si l’abscisse est définie en kilogrammes de viande, la courbe de coût de production devient intéressante. On pourrait en dire ceci : à bas débit (près de l’origine), la viande produite86 n’est en fait que de la saucisse de

Toulouse qui, à débit moyen, se transforme en saucisse de Strasbourg

pour enfin devenir, dans les hauts débits, du Weisswurst. On voit alors mal comment définir une courbe de coût unique pour cette viande de qualité variable en fonction de la quantité produite, pour ne rien dire de la courbe d’offre. C’est pourtant le sens de la courbe de coût temps obtenue par un procédé analogue : si l’input temps est homogène, l’output déplacement ne l’est pas.

La courbe de coût ajustée pour la qualité peut-elle alors être utile ? La minimisation du coût temps du transport a un sens assez clair pour une firme qui, dotée d’un contrôle centralisé de sa flotte de véhicules, dispose de l’usage exclusif du réseau. Connaissant les prix de ses inputs propres, elle peut en principe minimiser son coût total de transport : (a) soit par une affectation des véhicules optimale au sens système, ce qui lui permettra de calculer par lien une taxe virtuelle87implicite ; (b)

soit en transformant cette taxe virtuelle en péage réel imposé à ses véhicules, récupéré par elle comme autorité organisatrice, et en suppri- mant le contrôle centralisé de ses chauffeurs.

Mais le problème se complique pour les usagers de la voiture parti- culière pour lesquels, contrairement aux taxis et aux transports de fret, les prix de référence des inputs sont davantage des valeurs d’option qu’autre chose, ce qui fait de la courbe de coût temps moyen par véhicule une construction sensible aux valorisations préconisées. Mais admettons qu’il existe pour ce marché des valeurs empiriques applica- bles au conducteur représentatif de l’offre de conduite pour toute88

paire origine-destination. Le fait demeure que la courbe de coût temps

ainsi dérivée correspondra toujours à une quantité dont la qualité est mouvante.

86. À l’évidence une théorie mortadelle digne de Freakonomics (Levitt & Dugner, 2005) et qui répond à la question : « Pourquoi les automobilistes détestent-ils la tarification routière au coût marginal social ? »

87. Qui définit une sorte de prix d’ordre (shadow price) de l’usage du lien.

88. Ce qui est manifestement faux dans la vraie vie. Pour une part, c’est justement parce qu’ils ont des valeurs du temps différentes que les consommateurs choisissent des moments et des modes de transport variés.

Si donc on s’acharne à vouloir une taxe, il faudra que la courbe de demande DD soit aussi exprimée dans des unités conformes à celles de la courbe de coût. À la Figure 11, elle n’est pas ajustée pour la qualité et l’y mettre n’est pas simple.

La relation de demande. La courbe de demande déjà illustrée est la

dérivée partielle de la fonction de demande du bien par rapport au composant temps de trajet : elle décrit comment le nombre de déplace- ments demandé varie lorsque la qualité du service baisse, à longueur et prix par lien donnés. Sa localisation et sa forme dépendent de coeffi- cients tirés de la fonction estimée, par exemple ceux de (C) pour le cas multiplicatif présenté en (2.5).

Pour l’exprimer dans les mêmes unités que la courbe de coût com- pensé pour la qualité, il faudra partir de la forme estimée et trouver sa nouvelle position sur le graphe quand on l’exprime en prix compensé pour la qualité.

Supposons alors, conformément à (2.3), que la quantité ajustée pour la qualité s’écrive :

q* = qt–

a (2.4)

et que la fonction de demande exprimée en unités compensées pour la qualité soit de forme multiplicative et s’écrive (A) en (2.5). Comme la forme estimée (C) est obtenue après substitution en (B) du prix com- pensé par sa valeur (2.4), il nous faut reparamétrer la courbe de demande empirique (C) en termes des paramètres de (2.4). Cela est réalisable dans notre exemple simple dont les opérations :

(2.5)

impliquent qu’il est possible d’exprimer (C) ou sa dérivée partielle en valeurs ajustées car, en (C), a1= – c1/2b1.

Il n’est donc pas trivial, même dans un cas multiplicatif simple, de relocaliser la courbe de demande DD en fonction du prix compensé. Cet exercice terminé, on pourra établir une taxe dans la nouvelle

version de la Figure 11 dont l’ordonnée montrera des coûts et des prix compensés.

Si on accepte notre interprétation de la fonction de production présentée plus haut, les propositions des économistes impliqueraient donc de tenter l’égalisation d’un coût et d’un prix ajustés pour la

qualité et dont le niveau d’équilibre est établi par une courbe de

demande aux unités conformes à celle des fonctions de coût. Il est possible que leurs propositions s’accompagnent d’un manuel pratique utilisable pour des fonctions de demande et d’ajustement qualité plus générales que la forme multiplicative si particulière, mais alors ce tour de force est mal connu.

Politique de tarification routière. On peut alors comprendre la

méfiance de l’électeur médian. Coincé entre les fonctions de produc- tion exprimées en unités physiques (où la taxe n’a pas de sens) et les fonctions de coût exprimées en unités ajustées pour la qualité (où la taxe par lien, utilisé par un public O-D aux valeurs du temps plurielles, n’est guère calculable), peut-être a-t-il l’intuition, reflétée dans le dis- cours politique, qu’il y a quelque part un problème de définition du bien.

On le comprendrait de ne pas être encore très ouvert à une discus- sion sur le « coût marginal » ou le « coût social » de son déplacement, discussion qui lui semble inachevée si la courbe débit-temps sur laquelle repose l’argumentaire n’est pas vraiment une courbe d’offre pour un bien homogène de qualité constante. Aussi préfère-t-il parfois aux péages optimaux recherchés des péages approximatifs qui reflè- tent très grossièrement les variations normales de la valeur des res- sources dans le temps, comme le fait d’ailleurs toute tarification de pointe.

Son interrogation sur la nature des unités des services de transport a des liens de parenté avec l’objet de la querelle, qui a duré de 1891 jusqu’en 1920 et au-delà, entre F. W. Taussing et A. C. Pigou sur la nature de l’output en transport.

Nous pensons qu’il y a quelque chose de la nature vectorielle des services de transport et de l’hétérogénéité des valeurs du temps des usagers qui exige encore d’être pris en compte dans cette littérature sur la courbe de débit-temps et les équilibres de production ou de consommation recherchés.