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L A MESURE DE L ’ UTILITÉ SOCIALE DES INVESTISSEMENTS PUBLICS EN QUESTION

De l’expérience à la prospective Luc Baumstark

1. L A MESURE DE L ’ UTILITÉ SOCIALE DES INVESTISSEMENTS PUBLICS EN QUESTION

Le calcul économique est présenté dans la théorie économique comme un outil d’aide à la décision qui permet de rationaliser les dépenses publiques et de garantir une allocation optimale des ressour- ces : dit autrement, et de manière un peu plus provocante, un tel exercice est censé dire l’intérêt général et défendre le « bien public » face au poids des intérêts particuliers et des groupes de pression. Au cours des années 60, dans la mouvance d’une « planification régéné- rée », le calcul économique considéré comme le symbole de l’effort de rationalisation de la dépense publique, était même devenu une réfé- rence incontournable. Or, en pratique, il s’avère qu’on observe des écarts importants entre les résultats de l’évaluation des projets, lorsqu’elle est entreprise, et les attentes des décideurs publics et, plus généralement encore, les attentes de la société. Les spécialistes et promoteurs de cet outil font lucidement ce constat.

« On aurait pu s’attendre à ce que le calcul économique, symbole de

l’effort de rationalisation des choix, soit progressivement généralisé dans l’administration et l’entreprise et que son influence sur les décisions aille croissant. Trente ans après, force est de reconnaître qu’il n’en est rien : à une période faste a succédé une ère de déclin. De plus en plus de décisions échappent à son évaluation, et lorsqu’il est mis en œuvre, ses

recommandations sont peu suivies d’effet5. »

En 2005, le dernier rapport de l’administration sur ce sujet, le rapport de la commission présidée par Daniel Lebègue6qui réévalue le

taux d’actualisation, fait à son tour ce même constat et l’absence des

5. B. Walliser, E. Quinet, « Splendeur et misère du calcul économique », Le Monde, 18 décem- bre 1990

6. Le rapport Lebègue resitue la question du taux d’actualisation dans le cadre plus général de l’utilisation du calcul économique qu’il souhaite voir se développer. Les principales conclusions sur ce point sont :

- mieux maîtriser et mieux comprendre le calcul économique (formation, diffusion de la culture du calcul économique) ;

- étendre la pratique du calcul économique à tous les secteurs d’activités (transport, énergie, mais aussi santé, défense, recherche, etc.) ;

- recommander ce type d’évaluation aux collectivités territoriales (Région) ; - se donner les moyens de l’enrichissement du calcul économique (recherche) ;

- renforcer ou créer les dispositifs de contre-expertise (évaluation des études, renforcement des évaluations ex post) ;

- pratiquer un calcul économique concerté (règles claires à établir secteur par secteur : rôle du Plan ; concertation européenne.

suites attendues pour y remédier (Etchegoyen, 2006) montre que le signal n’a pas été entendu7.

Le calcul économique suscite peu d’intérêt, ou lorsqu’il est évoqué, il se trouve au contraire très fortement contesté8sur le fond, mais

aussi, et souvent, dans les modalités pratiques de mise en œuvre. C’est ce qui a conduit dans les évaluations, dans le meilleur des cas, à s’orienter vers d’autres outils jugés plus efficaces.

Sans être exhaustif on peut rassembler les principales critiques autour de quatre points assez différents :

– Un calcul technocratique qui prétend dire l’intérêt général

Le calcul économique est très souvent considéré par ces opposants, comme technocratique et pseudo-scientifique : les résultats ne sont guère compréhensibles que par des techniciens chevronnés ; les calculs agrégés et peu lisibles et finalement peu transparents reposent sur des conventions qui sont souvent arbitraires et discutables. On lui repro- che dès lors de pouvoir être manipulé et finalement de confisquer le débat. Pour beaucoup enfin, ces valeurs sont des valeurs de conve- nance qui présentent une part d’arbitraire souvent importante. Il y aurait même une imposture à considérer qu’elles sont des approxima- tions de valeurs de référence qu’on chercherait à approcher9.

Ces calculs sont critiqués en raison même de l’objectif que poursui- vent ceux qui les font et qui entendent infléchir les politiques suivies dans le sens de ce qu’ils considèrent comme rationnel. La mesure de la rentabilité, « le taux de rentabilité interne du projet », qui résume l’analyse et les calculs, est souvent ressentie comme un couperet incon- tournable et déterministe prétendant se substituer à la décision politi- que10.

7. On trouvera dans son ouvrage (Etchegoyen, 2005) Votre devoir est de vous taire, un chapitre sur le taux d’actualisation et le calcul économique dans lequel il relate et commente ce travail (p. 228-233).

8. Il existe une littérature critique abondante sur le calcul économique et la place toute relative qu’il occupe dans l’évaluation des projets d’investissements publics. On trouvera à titre d’illustra- tion un bon résumé de ces critiques dans Bernard Roy, Sébatien Damart (Roy et Damart, 2001). Cet article n’est pas sans intérêt puisque l’auteur réagit particulièrement aux propositions faites dans le rapport du Commissariat Général du Plan de 2001 qui sera présenté plus bas. On se reportera aussi à la réflexion critique constructive que propose Olivier Godard (Godard, 2004) sur le rôle et les limites de l’analyse économique dans les évaluations économiques. On s’aperçoit que les critiques faites au calcul économique, comme outil d’évaluation, sont bien souvent les mêmes que celles qu’on fait plus généralement à l’analyse économique. Un des enjeux est donc bien la place de l’économiste dans le débat public.

9. « L’analyse coût avantage… ne peut fournir un point de départ objectif scientifiquement mis en évidence à partir duquel il faudrait justifier le fait de s’en écarter… n’est-ce pas utopique d’espérer mettre en évidence une solution voisine d’un optimum afin d’arrêter la décision en justifiant la façon dont elle s’écarte de ce prétendu optimum ? », op. cit., Bernard Roy, p.14

10. La méthodologie traditionnelle conduit en effet à ramener un projet d’investissement à un taux de rentabilité sensé intégrer l’ensemble des avantages et inconvénients du projet. Selon cette

– Un calcul qui réduit l’utilité sociale à la seule sphère marchande Par ailleurs, cet outil, notamment parce qu’il est basé sur une moné- tarisation systématique des avantages et des inconvénients pour les- quels il n’existe pas de contrepartie monétaire immédiate (externalités négatives ou positives), parce qu’il ne considère que l’aspect économi- que des choses et ignore l’ensemble de la politique dans lequel tel investissement est considéré, paraît également trop partiel, incapable de saisir les véritables enjeux des politiques publiques mises en œuvre, et notamment mal armé pour intégrer des considérations redistributi- ves et d’équité ou les considérations d’aménagement du territoire. L’outil, bien adapté à la sphère marchande, semble incapable d’articu- ler des systèmes de références et des rationalités très éclatés et incom- mensurables, aussi bien politiques, éthiques et écologiques qu’écono- miques. Et même dans le cas où certaines de ces externalités peuvent être monétarisées plus facilement, leurs réels effets restent souvent mal appréciés y compris du seul fait de l’insuffisance des connaissances scientifiques (impact de la pollution sur la santé humaine, relations entre le niveau de CO2et le changement climatique, etc).

– Un calcul univoque qui fige le débat dans un processus de décision de plus en plus éclaté

Ce réductionnisme, pourtant incontournable du double point de vue scientifique et opératoire, semble ensuite contradictoire avec le souci actuel d’établir de véritables dialogues entre les décideurs, de plus en plus nombreux, et les citoyens11. L’outil apparaît peu adapté à

la réalité des processus de décision en vigueur dans lesquels la place de l’État central est contestée, contestation que la décentralisation des responsabilités et des financements d’une grande part des investisse- ments publics accentue très fortement. Supposer en effet, comme c’est le cas dans ce cadre théorique, l’existence d’un décideur, – qualifié dans la théorie des choix publics de dictateur bienveillant et omnis- cient – placé au-dessus de la mêlée, agissant souverainement au mieux des intérêts bien compris de la collectivité, apparaît insoutenable dans la société actuelle dans laquelle les rapports d’autorité se dissolvent et

règle un investissement qui présente un taux de rentabilité interne supérieur au taux d’actualisa- tion de la collectivité est un investissement profitable, susceptible de créer de la richesse, et qui, sous réserve de disposer des fonds pour le faire, devrait donc être réalisé. On trouvera une présentation complète de ce type d’approche dans un manuel classique comme celui de : Babusiaux D., Décisions d’investissement et calcul économique dans l’entreprise, Economica, 1990.

11. Les exigences de concertation se font de plus en plus forte en raison des fréquentes oppositions du citoyen aux décisions publiques. La concertation est inscrite dans le domaine législatif (LOTI, 1982 ; Circulaire Bianco, 1992 ; Loi Barnier, 1995, etc. ) même si elle reste dans la pratique encore assez modeste.

les niveaux de décision se multiplient et où la concertation devient le maître mot d’une action réussie. L’approche mono critère basée sur une monétarisation systématique des avantages et des inconvénients ne semble pas adaptée pour permettre un véritable dialogue entre les décideurs au moment des choix.

– Un calcul qui n’a pas les moyens de ses ambitions

L’outil apparaît enfin trop décalé par rapport à l’expertise disponi- ble et se trouve donc finalement impraticable. Les calculs, souvent coûteux et complexes à mettre en œuvre, posent un véritable problème de capacité d’expertise pour celui qui établit le calcul (données dispo- nibles, formation nécessaire, coûts des études...). On conçoit que cet outil puisse être utilisé par les administrations centrales disposant de personnels nombreux et formés, les choses apparaissent plus délicates pour les collectivités territoriales dont le rôle dans les investissements publics s’accroît de plus en plus. Cette situation critique se renforce d’autant plus que l’on enrichit, que l’on complexifie, par ailleurs le calcul économique pour être davantage en phase avec les préoccupa- tions de la société.

Malgré ces critiques très vives, le Commissariat Général du Plan, sollicité à de nombreuses reprises sur ce sujet, a toujours maintenu, sans aucune ambiguïté, la référence au calcul économique traditionnel alors que beaucoup abandonnait cette référence pour s’orienter vers d’autres outils d’évaluation notamment multicritères. Il rappelle que ce calcul n’est pas exclusif d’autres approches, notamment pour les éléments qu’il prend mal en compte, mais qu’il doit être entrepris.

« L’intérêt de faire du bilan socio-économique, non le critère mais le

noyau de l’estimation de la valeur d’un projet, c’est de permettre une analyse des raisons pour lesquelles on est conduit à s’écarter de la solution à laquelle ce seul bilan aurait conduit, et de pouvoir ainsi chiffrer le surcoût de la décision12. »

Dans ce cadre les valeurs susceptibles de prendre en compte l’utilité sociale dans les calculs apparaît essentielle. Ne pas chiffrer, c’est ris- quer de prendre des décisions absurdes ou inéquitables : cela revient à accepter que ces effets comptent pour zéro dans les calculs. C’est aussi empêcher les hommes politiques de connaître le coût de choix qu’ils

12. Rapport Boiteux (2001), Transports : choix des investissements et coûts des nuisances, p.16. Marcel Boiteux consacre un paragraphe de son avant propos sur ce sujet. Le rapport Lebègue (op. cit.) y revient également à de nombreuses reprises : « À ces divers titres, le calcul économique apparaît donc, au regard des préoccupations d’efficacité et de bon usage des fonds publics, comme un instrument essentiel de cohérence à utiliser par les administrations tant pour l’ordonnancement de leurs activités internes que dans leurs relations avec les autres administrations ou encore avec les collectivités territoriales », p. 20.

opèrent au nom des convictions qui les ont fait élire. Tout chiffrer, c’est s’exposer tout autant à prendre des mesures perçues comme injustes ou immorales. C’est dans cette tension qu’il faut apprécier le processus de production de ces valeurs de référence.

2. LE SENS POLITIQUE D’UNE ÉLABORATION CONCERTÉE