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D ’ UNE NOUVELLE GRAMMAIRE DU CALCUL ÉCONOMIQUE

De l’expérience à la prospective Luc Baumstark

D ’ UNE NOUVELLE GRAMMAIRE DU CALCUL ÉCONOMIQUE

La description du mécanisme qui a présidé à l’élaboration de ces références fait apparaître plusieurs éléments fondamentaux.

– La construction d’un langage commun

La production de ce système de prix relatif permet de traduire en langage commun des préoccupations très diverses, de confronter les discours tenus et les argumentaires aux raretés du monde dans lequel nous vivons et obligent à s’interroger sur les arbitrages que fait la collectivité. C’est dans les processus longs et complexes qui mènent aux grandes décisions que le calcul économique s’insère comme un éducateur du jugement. Le calcul économique est ainsi présenté comme facilitant la discussion en groupe. Le calcul économique oblige à parler le même langage et contraint à présenter les arguments dans un cadre logique et normalisé. Dans ce processus, les valeurs tutélaires qui ont été fixées sont objectives au sens où elles ne sont pas construi- tes consciemment par les groupes de personnes concernés par le projet dont on évalue l’intérêt. Ces valeurs donnent un cadre reconnu par l’ensemble des parties pour les débats et les échanges.

Ces valeurs ne sont pas pour autant reconnues comme telles. Pour l’être, elles doivent passer par un processus de production très particu- lier qu’il convient d’analyser.

– Un processus de production en concertation24

Les travaux menés par les groupes de travail ont permis de passer sur chacun des points importants de l’évaluation d’une multiplicité de points de vue à un seul. C’est l’objectif fondamental qui est recherché par un travail dont la nature collective est décisive. Ce processus de

24. Dans une situation d’aide à la décision, le mot concertation s’applique à un type de conception du dialogue entre acteurs (et/ou groupes) qui vise à progresser vers une compréhension claire et commune des positions de chacun des acteurs (et/ou groupes) sur la question posée, l’objectif de ce dialogue ou de cette réflexion devant être de conduire une décision et/ou de choisir une façon de formuler et de résoudre un problème spécifique autant que possible d’une manière consensuelle, Roy, in Gal, 1999, p. 1-6, Gal T., Stewart T.J., Hanne T. (eds), 1999, Multicriteria decision making – Advances in MCDM models, algorithms, theory, and applications, Kluwer Academic Publishers, Boston.

convergence qui n’est pas simple à obtenir demande du temps : per- mettre à chaque membre du groupe de s’approprier la connaissance suffisante sur des sujets qu’il ne maîtrise pas forcément au départ et qui sont souvent polémiques pour pouvoir véritablement entrer par la suite dans un jeu de réflexion collective. Le processus de travail doit permettre de rassembler les informations souvent éparses, de focaliser l’attention et le débat sur les principaux enjeux en faisant la part des choses entre ce qui est essentiel et ce qui reste secondaire, entre ce qui fait l’objet d’un consensus et ce qui est moins robuste et plus discuta- ble, puis, ce qui constitue l’objectif essentiel de la démarche, de tran- cher. Ce processus de discussion25permet ainsi de passer de préoccu-

pations souvent générales à une règle opératoire, ou à une valeur monétaire, directement utilisable dans les évaluations socio- économiques menées de manière totalement décentralisée. Plusieurs phases de maturation sont à distinguer.

Dans une première phase, les synthèses réalisées par les équipes de préparation ont permis d’avoir une réflexion plus générale sur les méthodologies réalisées en France à l’étranger et sur leurs résultats. Elles ont également fait apparaître les inévitables limites de ces exerci- ces qui tiennent aussi bien à la complexité des phénomènes observés, aux multiples composantes de la nuisance étudiée (économique, phy- siologique, psychologique, sanitaire), qu’à l’hétérogénéité des unités et des modalités de mesure, aux incertitudes des relations causales, à la variabilité des impacts en fonction des situations géographiques ou topographiques, à la dispersion des appréciations individuelles et col- lectives des nuisances en fonction des conditions de vie des intéressés, de leurs revenus, de leurs caractéristiques sociales ou individuelles.

Le travail de convergence passe alors à une deuxième phase de concertation et de négociations plus difficiles. Comment passer d’un état de l’art plus ou moins décisif selon les thèmes à des valeurs précises. Les méthodes qui permettent de produire des valeurs moné- taires diffèrent d’une externalité à une autre en raison des spécificités de chacune d’entre elles : on conçoit qu’on ne monétarise pas de la même manière la tonne de carbone dans 20 ans, qu’un gain de temps ou l’impact sur la mortalité d’une augmentation d’un certain niveau des particules dans l’atmosphère. Les méthodes diffèrent et chacune d’entre elles ont des inconvénients et des avantages. Certains protoco-

25. Ce travail est considérable. Pour le rapport Boiteux de 2001 c’est plus d’une centaine de personnalités d’horizons divers qui ont été rassemblées, des milliers de mails échangés, deux années de travail, de nombreuses réunions plénières, des sous groupes de travail, des auditions d’experts, sans compter toutes les réunions informelles et les concertations au sein même des institutions partie-prenantes du processus.

les d’enquêtes sont très développés, d’autres beaucoup moins. Bien évidemment les valeurs sont très variées et la synthèse paraît difficile. Là où les enjeux sont importants, les négociations deviennent difficiles, les uns et les autres étant tentés de refuser l’utilisation de telle ou telle étude jugée insuffisante, trop partielle.

La valeur retenue in fine est, par définition, un compromis entre des approches qui peuvent être très différentes (études particulières, dire d’experts, etc.). Ces valeurs mêlent tout à la fois des éléments scientifi- ques mais aussi d’autres considérations. La décision peut parfois être directement tirée d’une étude particulière, mais elle peut tout aussi bien, et c’est souvent le cas, résulter d’un simple calcul de moyenne entre les extrêmes d’une fourchette voire d’un vote entre plusieurs options. L’enjeu de ce processus est donc bien de produire un compro- mis qui doit nécessairement être obtenu alors que certains points restent et resteront dans l’obscurité.

– Un processus de production dynamique : des valeurs à titre conser- vatoire

Dans ce processus de production, les membres de ces groupes ont dû à chaque fois se déterminer sur la base de données et d’études, qui restaient insuffisantes. Une fois les arguments présentés, les connais- sances disponibles exposées, il fallait trancher. Marcel Boiteux a syn- thétisé cette situation par une formule très évocatrice : « il faut se jeter à l’eau ». Ce processus de concertation a pu ainsi se terminer par un vote lorsque le consensus tardait à se faire ce qui a fait réagir assez violemment certains scientifiques qui ne comprenait pas qu’on puisse mettre leurs travaux aux enchères en modulant plus ou moins des résultats et en les simplifiant à l’extrême.

Décider, dans l’incertitude, dans le compromis… Il s’agit là d’un impératif. Si en raison de ces quelques incertitudes on renonce à ces calculs, certaines nuisances, la valeur de certains effets, continueront d’être écartés des bilans, et seront donc comptées pour zéro. Et là où certains groupes d’intérêts y trouveront avantage, rien ne les empê- chera de continuer à introduire dans leurs calculs des valeurs très élevées alors qu’on se contentera ailleurs de valeurs beaucoup plus faibles. Cette situation a conduit à proposer des valeurs à titre conser- vatoire sous contrainte que les pouvoirs publics engagent dans des délais assez brefs un ensemble de travaux pour conforter ou, le cas échéant, modifier les premiers compromis de ce rapport26.

26. On notera par exemple que le rapport Boiteux (2001) prend soin de récapituler dans le dernier chapitre (et non dans une annexe) l’ensemble des études et recherches qui semblait

Ce processus apparaît vertueux. Les membres du groupe ne préten- daient pas construire de nouvelles valeurs scientifiques, ni même saisir une vérité qui reste insaisissable, mais afficher une valeur de référence la plus consensuelle possible au regard des connaissances disponibles. Dans ce processus de négociation qui s’instaurait, chacun était invité à objectiver sa contestation.

La qualité de ce compromis, et donc son acceptabilité sociale, réside aussi dans la possibilité de le contester. Pour que cette contesta- tion puisse être crédible il est nécessaire de prévoir de manière claire l’organisation de révisions régulières. Ceci suppose donc une perma- nence de l’institution qui les produit. Il est souvent rappelé dans les rapports du Plan que ces chiffrages n’ont pas vocation à s’éterniser. La construction de ces prix non marchands doit donc être appréciée, à l’image de la formation des prix sur les marchés, comme une étape d’un processus d’erreurs et de corrections successives. Chaque étape est franchie en fonction de l’état des connaissances et des prises de conscience de la collectivité. La qualité de ces valeurs tutélaires dépend donc de la dynamique dans laquelle s’inscrit leur production. Un premier prix a été fixé. Il doit s’imposer à tous. Mais la contestation reste ouverte. Il s’agit là d’un processus positif, fécond qui invite au débat.

– Une valorisation au plus près des préférences des individus

On trouve dans les différents rapports du Plan l’expression de « valeur tutélaire ». Mais alors que cette notion s’appliquait dans le passé à une valorisation que l’État, dans sa sagesse, promulguait pour le bien de ses administrés sans avoir nécessairement à épouser leur point de vue, il s’agit ici d’une valeur que les groupes de travail se sont efforcés de fixer en analysant le comportement des gens (valeurs révé- lées) ou leurs réponses à des enquêtes (valeurs déclarées). On retrouve ici un problème très classique en économie publique sur la fonction d’utilité collective. Les arguments de cette fonction s’appuient-ils sur les seules fonctions de satisfaction ou intègre-elle des considérations qui transcendent les individus eux mêmes. Les derniers travaux ont pris l’option, chaque fois que cela était possible, de fonder le processus de production de ces valeurs sur la base des observations des compor-

nécessaire d’entreprendre pour fonder davantage les décisions qui avaient été prises : « Le groupe a fréquemment conclu que l’état des données existantes sur les différents effets externes du transport, particulièrement en milieu urbain, ne suffisait pas pour établir solidement un barème de valeurs à retenir dans les évaluations socio-économiques. Chaque fois que cela a été possible, le groupe a proposé des valeurs a priori. Mais, ces valeurs ont été prises à titre conservatoire et il importe que les pouvoirs publics engagent dans des délais assez brefs un ensemble de travaux pour conforter ou, le cas échéant, modifier ces premiers compromis. »

tements pour faire en sorte que les valeurs de référence ne soient pas en totale déconnexion avec ce que révèlent les comportements des agents économiques.

Ces études, qui ont joué un grand rôle pour la définition de certai- nes valeurs, conduisent à des ordres de grandeur ou à des fourchettes, mais pas à des valeurs précises. L’État intervient alors pour en norma- liser les résultats et pour faire en sorte que tous les intéressés utilisent dans les évaluations, jusqu’à nouvel ordre, la même valeur. Ledit État ne cherche donc pas à se placer au-dessus de ce que révèle l’étude des comportements et des opinions des gens, il normalise les résultats de ces analyses. De ce fait ces valeurs ne tirent pas leur légitimité du caractère scientifique qu’on peut leur donner, même si les résultats de nombreux travaux et recherches ont été nécessaires pour les produire, mais plutôt de la procédure de concertation à laquelle se sont associés les mondes académique et administratif. Ces valeurs font donc autorité mais ne sont pas arbitraires.

Cette approche se heurte à certaines limites qui obligent de compo- ser avec cette règle. On peut en effet considérer que dans bien des cas les agents économiques ont une appréciation erronée, insuffisante, des effets externes qu’on cherche à intégrer dans les calculs et que de ce fait, il est nécessaire de les corriger. C’est par exemple une des justifi- cations qui a incité le groupe de travail à ne pas fonder strictement le nouveau taux d’actualisation sur les taux d’intérêts réels de long terme, même si la décision finale a intégré cette information.

– L’institutionnalisation du consensus

La reconnaissance de ces valeurs et finalement leur utilité dans le processus d’arbitrage dépend en grande partie de la légitimité de l’ins- titution qui a porté ce travail, des personnalités qui se sont impliquées à des titres divers dans la réflexion collective, de la diversité des mem- bres du groupe. Il paraît difficile d’imaginer réaliser un tel processus de concertation et de compromis à une échelle plus vaste.

Malgré tout, l’élaboration des valeurs monétaires se heurte en per- manence à la question de la légitimité de celui qui les produit. Certains ont pu ainsi estimer que le Commissariat Général du Plan était un camp retranché de technocrates défendant une orthodoxie économi- que décalée par rapport aux enjeux de la société. D’autres estiment au contraire qu’il est un creuset dans lequel s’élaborent de manière concertée, à échelle réduite, les valeurs qui seront intégrées par la suite dans les calculs publics permettant d’apprécier l’utilité sociale des investissements. Il est toutefois significatif d’observer la rapidité avec laquelle ces valeurs ont fait référence dans de très nombreux travaux y