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SUBJECTIVITE ET DEICTIQUES SPATIAUX DANS L’ECRITURE DE L’URGENCE

3.4.1. Identité-ipséité, entre témoignage et engagement

3.4.1.1. ICI pour un sujet-ipse : l’engagement

Afin de sous-tendre nos suppositions et de mettre en avant la caractéristique de l’ipséité dans l’acte énonciatif, nous allons examiner quelques séquences extraites des trois récits. Les extraits (6), (7) et(8) sont pris de Les Hirondelles de Kaboul où le narrateur-énonciateur dresse un tableau sur la situation sociale, psychologique et économique de ses personnages, Afghans en général et ceux de Kaboul en particulier :

(6) Mais chaque chose a une fin, et le jour aussi. La nuit est là;

les gens rentrent chez eux, les sans-abri rejoignent leur terrier, et les sbires, souvent, tirent sans sommations sur les ombres suspects. Il faut bien qu’il rentre, lui aussi, qu’il retrouve son épouse dans l’état où il l’a laissée, c’est-à-dire souffrante et désemparée. Il emprunte une rue hérissée de tas d’éboulis, s’arrête à hauteur d’une ruine, pose le bras contre l’unique mur debout et reste ainsi, le menton sur l’épaule, passablement campé sur ses mollets. Ici et là dans l’obscurité où de rares lumignons se déhanchent sans entrain, il entend pleurer les nourrissons. (Khadra, 2002: 40,41).

Ou encore :

(7) Plus bas, beaucoup, plus bas, là où se noie le talweg dans

les eaux fallacieuses du mirage, une escouade de chameaux remonte le talus. Plus bas encore, debout au cœur d’un cimetière, Mohsen Ramat contemple la montagne que parcourt le scintillement d’un gros 4×4. Chaque matin, Il vient par ici contempler les cimes taciturnes, sans toutefois oser les escalader. (Khadra, 2002 :86).

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Ce qui nous semble s’illustrer aussi dans cet exrtait :

(8) Il court se blottir contre elle. Pareil à un enfant rendu à sa

mère.

-Oh, Zunaira , Zunaira, que serai-je devenu sans toi ? -La question ne se pose plus.-

-J’ai eu si peur.

- C’est à cause du noire qui sévit ici.

-Je n’ai pas allumé exprès. Et je ne tiens pas à le faire. Ton visage m’éclairerait mieux que mille chandeliers. Enlève ta cagoule, s’il te plait, et laisse-moi te rêver. (Khadra, 2002: 144).

Dans ces trois extraits le narrateur commence par présenter les lieux de l’histoire, la ville de Kaboul. Il présente d’ores et déjà, le contexte dans lequel se déroulent les faits, celui de la guerre, et décrit les émotions et les perspectives des habitants, aussi les affres qu’ils vivent au quotidien. Une population dépossédée car les faits et déplacements des citoyens sont administrés par les Taliban, au point où ces derniers leur imposent de gagner les mosquées des heures durant, et de se plier aux prêches relatifs aux doctrines et aux incitations à la violence contre tout âme et surtout contre l’occident. Il raconte de manière à décrire distinctement la vie de chacun des personnages et dont les points de vue sur la situation divergent, mais implicitement et par sa minutie, il tente de les associer.

Comme nous l’avons signalé plus haut, la notion d’origo, centre de vision, est considérée comme un postulat essentiel pour l’épistémologie linguistique. En effet, toute organisation déictique possède une modalité de centre de perspective, un point zéro, une origo relative au sujet et sa position construisant à son tour une nouvelle organisation, un micro-système.

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Dans Les Hirondelles de Kaboul nous réalisons que tous les personnages comptent dans cette narration, qu’il n’y a pas de personnage principal. Il raconte par la voix d’un narrateur omniscient (troisième personne) tout en décrivant la vie des différents personnages. Atiq Shaukat moudjahid vaillant par le passé, avant l’éclatement de la guerre, mais aussitôt transformé en geôlier dans Kaboul l’infestée.

L’homme est à plaindre, car, contraint à vivre avec sa femme souffrante depuis longtemps, Mussarat qu’il n’a jamais aimée. Mohsen Ramat, personnage qui vit son mal en patience auprès de son épouse Zunaira qu’il aime tant. Retrouvé au chômage, il passe son temps à batte la compagne. Il aspire seulement à une vie moderne et paisible. Quant à Zunaira Ramat, une ancienne avocate militante des droits de la femme, d’une grande beauté, se trouve contrainte de fuir Kaboul à cause du tchadri qu’elle s’emmitoufler et de l’asservissement qu’elle vit au quotidien.

Dans les trois extraits, il s’agit de séquences narratives où le narrateur est aussi sujet énonciateur. L’on retrouve dès l’abord, de l’empathie (identification), processus qui permet au lecteur de concevoir les visions des personnages.

Les occurrences des déictiques spatiaux ici et là ne sont pas perçues à travers l’espace effectif de la narration mais plutôt par l’origo des personnages : « Ici et là dans l’obscurité », « Il vient par ici contempler les cimes taciturnes, .. », « C’est à cause du noire qui sévit ici. ». Cependant, il est à souligner qu’une narration empathique ne se construit pas par la deixis spatiale en ici, sinon, uniquement dans le cas de l’insistance. C’est plutôt celle de là qui doit prédominer. Pour nous expliquer ce cas de figure Barbéris souligne que :

(…) un problème de méthode se présente. Un adverbe là, dans une narration à la 3ème personne, peut être la transposition d’un

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ici. Mais, puisqu’il est possible de rencontrer aussi là en discours et en oratio recta (e. g. dans la phrase de discours je suis là), en tant que position déictique en idem, ce peut être un là importé du discours dans le récit. Il est donc possible que là exprime le point de vue du personnage à l’intérieur de la narration, et soit l’expression de sa subjectivité. (Barbéris:

2009a).

C’est dûment ce que l’on constate dans ce premier récit de la trilogie. L’espace décrit est défini par rapport à l’énonciateur. Mais l’entrée en scène du co-énonciateur traduite par la focalisation: d’abord, par le modal « il faut », ensuite par l’embrayeur de justification (explication) et d’intervention « c’est-à-dire », transpose le point de vue vers ce dernier et conduit l’énonciateur à redéfinir le même lieu en fonction de son co-énonciateur sans qu’il y ait de déplacement spatial. En effet, ce qui a changé ici, c’est la relation de l’énonciateur à son (ses) protagoniste (s), l’occurrence de là ne dissocie pas autant le premier, ne l’annonce pas comme étant séparé, mais implique les deux, c’est-à-dire, « à l’endroit où on est », il en résulte une sorte de coopération.

Examinons maintenant des extraits de L’Attentat: deuxième récit de la trilogie :

(9)…Il n’y pas de honte à pleurer mon grand. Les larmes sont

ce que nous avons de plus noble. » Comme je refusais de lâcher la main de grand-père, il s’était accroupi, devant moi et m’avait pris dans ses bras. « Ça ne sert à rien de rester ici. Les morts sont morts et finis, quelque part ils ont purgé leurs peines. Quant aux vivants, ce ne sont que des fantômes en avance sur leur heure… (Khadra, 2005 :7,8)

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(10) Les grosses villes m’ont toujours inspiré une profonde

méfiance. Mais les volte-face de Beyrouth me filent le tournis. Ici plus on croit poser le doigt sur quelque chose et moins on est sûr de savoir quoi au juste. Beyrouth est une affaire bâclée; son martyre est feint, ses larmes sont de crocodile- je la hais de toute mes forces… (Khadra, 2006: 5).

Force est de constater dans tous ces exemples que l’adverbe Ici est toujours déictique, il retrouve son repère dans la situation d’énonciation. Il sert à agencer un espace plus dynamique (déplacement) et plus concis (indice de points de repère),

Dans des approches sémantique et pragmatique sur ces adverbes déictiques, dont celle de Togeby (cité par Smith), adhérant à l’idée que ici et là entretiennent un rapport d’hyponymie1, ce linguiste note que l’opposition entre

ici, un terme marqué, qui signifie la proximité avec insistance et là, un terme

non-marqué, qui signale un positionnement neutre. (Smith: 1995), c’est ce que illustrent les exemples (9) et (10).

Les énonciateurs signalent respectivement par là, la tombée de la nuit qui est visible aussi bien dans la sphère de l’énonciateur je que dans celle de son (ses) co-énonciateur (s), et par ici, une obstination à exprimer son positionnement dans cette même sphère. Il vient mettre en évidence une représentation d’espace circoncis et axé sur l’énonciateur. C’est ce que l’on constate aussi dans (11) :

1Un des trois points de vue expliqués par John Charles Smith sur les relations (antonymie, synonymie, homonymie) entre ici et là, il s’agit d’une opposition qui serait inclusive plutôt qu’exclusive, les deux adverbes seraient dans une relation d’hyponymie, ils considèrent que ici est essentiellement hyponyme de là.

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(11) Je repousse les draps pour me mettre sur mon séant. Mon

sang bat sourdement contre mes tempes. Je dois puiser au plus profond de moi pour discipliner mon souffle.

-Oui, Naweed ?...

-Je t’appelle de l’hôpital, on a besoin de toi, ici. (Khadra, 2005:

28,29).

On constate dans cet extrait qu’il ya lieu d’insistance sur la description du lieu où se trouve le je et de la morosité qui règne dans les hauteurs (à proximité du lieu où se trouve je) de la même sphère.

Ainsi, nous admettons que le premier adverbe suscite plus d’urgence que le second, Là, semble beaucoup moins formel par rapport à ici de telle manière que sa description sémantique devient identique à celle de ici, sauf qu’il manque le trait de proximité (+ proche), c’est-à-dire que ici serait pris comme un hyponyme de là. C’est l’extension de ici qui devient global et enfile l’extension de là.

Ici, ne joue presque pas de rôle à renseigner, son effet informationnel est

presque inexistant, une tautologie, selon les termes de Smith (Smith, 1995 : 46). Les exemples (12) et (13) le montrent sciemment :

(12) Tu planes. Tu es un extraterrestre. Tu vis dans les limbes, à

traquer les houris et les licornes. Le monde d’ici, tu ne veux plus en entendre parler. Tu attends juste le moment de franchir le pas. (Khadra, 2005 : 108).

Ainsi que :

(13) Tant que tu es avec moi, tu ne risques rien. C’est mon

secteur, ici. Dans un an ou deux, c’est moi qui le commanderais. (Khadra, 2005: 234)

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Le déictique Ici, est dans la plupart des cas, employé dans des séquences associées à l’impatience, soit à l’exaspération. Toutes les illustrations citées, supposent que, ici est lié à des circonstances où l’énonciateur est engagé dans l’énoncé.

Comme dans l’exemple (9) où le sujet présente des évidences, des faits réels.

Ici, revoie à Beyrouth, une ville qui connait la violence depuis des décennies

et où est arrivé le narrateur/énonciateur depuis trois semaines, plus d’un an après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. Ici, est utilisé dans une situation où le locuteur manifeste de l’urgence, de l’incertitude, de la méfiance et de la colère, bref, la crise. Il l’utilise dans le but de s’annoncer à son interlocuteur.

Dans (13), l’énonciateur par l’emploi de ici, réfère à la ville de Janin, capitale du gouvernorat de Janin ou Jénine en Ci-Jordanie, où est installé un camp de réfugiés palestiniens après la guerre israélo-arabe de 1948. Une attaque a été enregistrée contre ce camp, que les israéliens jugeaient comme le fief des promoteurs d'attentats-suicides qu’on nommait kamikazes.

Le projet israélien, dans cette action, était de rechercher des acteurs de ce qu’ils nommaient aussi organisations terroristes, surtout après l'attentat du 27 mars 2002 à l'hôtel Park de Netanya. L’énonciateur dans cette séquence est Abu Damar un personnage autoproclamé comme envoyé par Khalil le cousin de Amin (personnage principal du récit et mari de la kamikaze ayant réalisé l’attentat à Tel-Aviv), pour l’entrainer chez les architectes de l’attaque comme il enquêtais lui-même sur le Kamikaze supposé être sa femme, il tente de le rassurer en passant par ces lieux à haut risque, et donc il tente de lui signifier par l’emploi du déictique ici que ce territoire est sous son contrôle et que prochainement il en sera le commandant. Jean Paul Sartre souligne dans ce contexte qui s’applique parfaitement à l’écriture de l’urgence et notamment sur la part de l’engagement que:

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L’écrivain engagé sait que la parole est action : il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer. Il a abandonné le rêve impossible de faire une peinture impartiale de la société et de la condition humaine.

(J-P Sartre, 1948: 27, 30).

Ainsi, il s’agit d’agir, et c’est en parlant que le sujet je révèle un fait, une situation dans le but même de la changer, il la révèle à lui-même et aux autres pour le renouveau.

Donc en s’engageant dans son dire (énonciation), il s’engage davantage dans le monde. C’est le soi-même comme un autre1. Plus qu’une essence qui détermine l’être (sujet), le Moi; c’est de la réflexivité de soi dont il est question. Cette référentialité du sujet à lui-même par le déictique ici, lui permet de se construire une identité et d’exister par « un être » non fondamental mais corrélatif, relationnel. C’est ce qui nous revoie à la notion d’ « ipséité » posée par Heidegger et Ricœur.

L’identité selon ce dernier, est à appréhender comme un sentiment de subjectivité et une saisie de soi préréflexive ipséité tout d’abord. Ce qui admet d’un côté qu’elle est suscitée par le protagoniste, et d’un autre, elle s’inscrit intrinsèquement dans le rapport à l’Autre, donc elle ne peut pas se dénouer des liens d’altérité. Sachant que la notion d’identité ne peut se dissocier de celle d’altérité.

1 Expression empruntée à Paul Ricœur, relative à son questionnement sur la temporalité du soi dans son triptyque Temps et récit, soi-même comme un autre, Paris, Seul, 1990.

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