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SUJET ET TEMPS D’ENONCIATION DANS L’ECRITURE DE L’URGENCE

L’INTERSUBJECTIVITE A TRAVERS L’ESPACE DANS L’ECRITURE DE L’URGENCE

6.2. Les formes temporelles et leur dimension dialogique en discours

6.2.1.1. L’imparfait dans le discours

L’imparfait constitue un tiroir qui connait un usage fréquent dans le

discours rapporté, aussi bien direct qu’indirect. Il indique dans l’extrait infra relevant du discours indirect, le point de vue d’un centre de perspective « décalé », il se situe dans la réalité passée du narrateur-énonciateur E1, mais qui coïncide avec celle des autres énonciateurs explicitement présents:

(52) D’après Kim, la direction de la Santé a reçu énormément

de courrier de la part de mes anciens patients et de leurs proches qui estiment que j’étais aussi victime que ceux qui avaient péri dans le restaurant soufflé par mon épouse. (Khadra,

2005: 111).

Ici l’imparfait « j’étais aussi victime » est explicitement dialogique car l’énonciation prise en charge par E1 (le narrateur) se superpose en premier lieu

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avec celle du personnage Kim, formulée par la locution prépositionnelle

d’après, c’est-à-dire selon les propos de Kim, et en second lieu, avec celle des

anciens patients de Amine, leur médecin et personnage principal de l’histoire dans L’attentat, E1. Ils expriment leur affection et sympathie à son égard, linguistiquement par le verbe estimer « Ils estiment que j’étais aussi victime ». Présence d’une superposition de plusieurs voix, d’où la médiation énonciative. C’est une énonciation enchâssante et enchâssée, secondaire de e1 (englobant les propos de Kim, des anciens patients et de leurs proches) en distinction avec celle de E1, énonciateur central, donc un triple enchâssement.

Cette production langagière qui allie le fait à l’affect, l’objectif au subjectif, ne tient pas à la traduction des sentiments personnels des patients et de leurs proches envers E1, mais émane d’un croisement entre le moi, le monde et le dire, de même que l’émotion dont prend conscience E2, le co-énonciateur, à la réception. C’est, en effet, là où réside précisément, l’effet d’intersubjectivité. C’est un usage particulièrement expressif de l’imparfait. Comme dans l’extrait (52), mais où le dialogisme s’opère de manière implicite :

(52) Il gonfla les joues et libéra un soupir incoercible. Sa main

droite revint sur la table, s’empara d’une cuillère et commença à touiller la soupe froide au fond de l’assiette. Omar devinait ce que j’avais derrière la tête. Les paysans qui rappliquaient des quatre points du bled pour renforcer les rangs de fidayin étaient légion. Tous les matins, des autocars en déversaient par contingents sur les gares routières. Les motivations étaient plurielles, mais l’objectif était le même. Ils crevaient les yeux. (Khadra, 2006: 190).

La voix de E1 se confond avec celle du personnage Omar, donc un dédoublement énonciatif. Il s’agit là aussi, du discours rapporté indirect où l’on entend deux voix. Celle de E1 et celle du personnage e1. Un partage

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d’émotion de pensées et surtout de connaissances « Omar devinait ce que j’avais derrière la tête ». Ce qui s’inscrit dans ce que les linguistes nomment,

Grammaire cognitive1ou linguistique cognitive.

L’imparfait ici, a une valeur durative, cette durativité est continue (dans certains cas elle peut être discontinue), car marquée par l’expression tous les

matins, un acte itératif, renouvelé, c’est-à-dire que tous les matins depuis le

déclenchement de la guerre de l’Irak, les rangs des fidayin se renforçaient par les paysans de tout le pays. C’est un fait qui se perpétue dans le passé, aussi bien de E1 que dans celui de e1 (actant). C’est un imparfait descriptif, il reconstitue des regards et des perceptions, qui habituellement fondent le principe de la description et s’inscrit, pour ainsi dire, entre les trois paramètres temporels; l’antériorité, la simultanéité et la postériorité. La perception, est, en effet, rendue dilatée, atemporelle, et même, présente.

C’est dans cette mesure, en tant qu’interaction de deux discours, que se dégage le dialogisme sur le plan de l’énoncé via l’hétérogénéité énonciative. Ainsi, l’énoncé tend à faire entendre, outre la voix de E1, une ou plusieurs voix qui le feuillètent énonciativement selon les termes de Bres. (Bres, 2001: 83), feuilletage justifié par l’hétérogénéité des sources d’énonciation.

L’imparfait peut s’associer également au discours direct pour s’inscrire dans le processus dialogique et intersubjectif, tel que nous le démontrons dans les extraits qui suivent :

(53) Omar était un malaise itinérant. Au village, les jeunes

n’appréciaient ni la crudité de ses propos ni ses allusions mal saines; on le fuyait comme la peste. Son passage dans l’armée l’avait dévoyé. Parti servir dans les rangs d’un bataillon en qualité de cuistot, cinq ans plus tôt, il était revenu au village au lendemain du siège de Bagdad par les troupes américaines, incapable d’expliquer ce qui s’était passé. (Khadra, 2006: 47).

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La Grammaire cognitive se définit en tant que théorie détaillée, complète et logique de la structure du langage, elle est aussi naturelle intuitivement, concevable sur le plan psychologique, et dans le domaine empirique elle est vraisemblable.

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Dans (53), il ne s’agit pas de parole d’autrui, ni de paroles antérieures, le seul énonciateur formel est E1, narrateur et personnage, il n’y a pas présence explicite d’autres énonciateurs (e1, e2, etc.), d’autres voix dans le texte comme dans (52), mais un co-énonciateur E2 implicite dans le discours qui est le lecteur.

L’usage de l’imparfait vise ici à retracer des ressentis, des émotions (les jeunes qui dédaignaient Omar, et la crainte qu’ils éprouvaient à son égard à cause de son dévoiement dû à son admission dans l’armée) qui durent dans l’instant présent « Omar était un malaise itinérant », d’où l’action inaccomplie, extérieure aux deux bornes; postérieure à la borne initiale et antérieure à la borne terminale du procès être. E1 laisse transparaître un souvenir personnel à travers un agencement énonciatif qui implique indirectement E2.

L’emploi du pronom indéfini on qui anonymise le sujet à un moment donné, fonctionne comme substitut de tous les pronoms, il équivaut aussi bien le « je », le « tu », le « il » et le « nous », et, pris comme indéfini générique, il justifie ce co-engagement, car il inclue en même temps l’énonciateur E1, les énonciateurs-personnages de l’histoire, et l’énonciateur E2. C’est comme si ce dernier était partie prenante de l’énonciation et lui permet, par conséquent, d’adhérer aux faits. L’imparfait dans ce cas d’usage, ponctue l’effet de présence et participe à la réactivation de l’émotion.

La description renvoie, certes, à un événement particulier, à un souvenir intérieur, mais sa force de représentation par E1, est telle qu’elle détourne ce moment du domaine du passé pour le ranimer et faire revivre le même affect par E2. Donc cet usage des formes temporelles de l’imparfait dans les descriptions au le passé, notamment pour réitérer les sentiments et les émotions, tend au prolongement dans l’actuel, dans la mémoire de l’autre, dans le but d’un engagement bilatéral. Il appelle E2 à y adhérer. Cette manifestation dialogique et intersubjective par le discours direct est très

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récurrente dans l’écriture Khadrienne, qui se veut une écriture réaliste. Un témoignage d’une époque, une écriture d’un monde réel. La description par l’imparfait, acquiert une force informative, interlocutive, symbolique, tout comme le montre dûment l’extrait (54).

(54) En vérité, si nos rapports s’envenimaient, c’était à cause

des nouvelles qui nous parvenaient de Fellouja, Bagdad, Mousoul, Bassorah tandis que nous évoluions à des années-lumière du drame qui dépeuplait notre pays. Depuis le déclenchement des hostilités, malgré les centaines d’attentats et les contingents de morts, pas un hélicoptère n’avait, jusque-là, survolé notre secteur; pas une patrouille n’avait profané la paix de notre village. Et ce sentiment qui nous excluait quelque part de l’Histoire se muait, de silence en expectative, en un véritable cas de conscience. Si les vieux semblaient s’en accommoder, les jeunes de Kafr Karam le vivaient très mal. (Khadra, 2006: 54,

55).

Dans ce passage, les temps sont au passé; imparfait et PQP, mais le spectacle des hommes représenté par E1 (ici les habitants de Kafr Karam), semble s’inscrire dans le moment présent: « tandis que nous évoluions à des années-lumière du drame qui dépeuplait notre pays…. Ce sentiment qui nous excluait quelque part de l’Histoire se muait… ».

Ce prolongement de l’instant dans le passé, supposé comme le contexte des faits décrits, vient, de surcroît, au croisement du spectacle pour concourir à l’événement lui-même et prend le statut de participant central dans le rapport dialogique entre E1et E2 qui ne peut être que l’Homme, le monde. Le mouvement de l’émotion acquiert un aspect de répercussion universelle à travers une description exaltée. Les formes temporelles de l’imparfait

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deviennent ainsi, le transmetteur d’une vision du monde qui pointe la violence, c’est un dynamisme universel.

La construction temporelle donc, dans l’écriture de Khadra, n’est pas arbitraire, elle prend part à une vision intersubjective afin de susciter les perceptions et les émotions chez E2, (le lecteur). L’imparfait présente, ou, ne présente, que des emplois dialogiques en discours dans l’écriture de l’urgence chez Khadra. L’instruction aspectuelle (-incidence), c’est-à-dire la partie non assertée du temps interne du procès, l’intervalle entre le point de référence situé dans le temps passé et la borne terminale, peut sous l’effet du co(n) texte donner lieu au développement d’un continuum entre E1, e1 et E2 implicite. L’imparfait n’est pas la seule forme temporelle qui prend part à cette

dimension dialogique et intersubjective dans la trilogie, le présent, lui aussi, est choisi dans le discours comme stratégie énonciativement dialogique.